La pression du monde financier sur le monde politique n'est pas quelque chose que l'Union européenne aurait mis au goût du jour. A travers deux exemples, on peut mieux voir la façon dont les choses se passent.
L'exemple belge du gouvernement Poullet-Vandervelde (1925-1926)
C'est le premier gouvernent réunissant les catholiques et les socialistes dans l'histoire du pays. Ce gouvernement penche à gauche étant donné l'influence des démocrates-chrétiens dans le Parti catholique notamment côté flamand. Le gouvernement Poullet-Vandervelde prête serment devant le roi le 17 juin 1925. Il fait connaître sa politique financière en octobre 1925. La politique des gouvernements précédents a augmenté la dette publique en raison d'ambitieuses politiques de relance et de reconstruction. Le franc est constamment dévalué depuis la fin de la guerre. Le ministre des finances est un technicien Albert-Edouard Janssen.
Il veut stabiliser le franc d'autant plus que le gouvernement auquel il appartient estime qu'une politique sociale est impossible sans franc stable. Il désire emprunter des dollars pour rembourser la dette publique et, pour équilibrer le budget de l'Etat, il lèvera de nouveaux impôts. La hausse de la fiscalité doit rapporter 600 millions. Aussitôt les conservateurs catholiques dont Renkin et Jaspar puis Maurice Houtart élèvent de sérieuses objections contre la politique projetée. Emmanuel Gerard écrit : « Suite à cela, les banquiers étrangers censés assurer l'important projet de stabilisation hésitent bien évidemment à franchir le pas. L'opposition de la presse et de certains cercles catholiques, dont les liens avec le monde financier sont bien connus, est donc dès le début coresponsable de l'échec futur de l'assainissement monétaire. » (E.Gerard, La démocratie rêvée bridée et bafouée, in Nouvelle histoire de Belgique, tome II 1905-1950, Complexe, Bruxelles, 2006, p. 105.). Au parlement la droite s'oppose à la hausse des impôts et refuse également d'augmenter le minimum exonéré, mesure favorable aux petits revenus : « Le principe consistant à utiliser l'impôt comme moyen de redistribution est loin encore de faire l'unanimité. » (Ibidem p.105 : mais la question se pose de savoir si cette unanimité est acquise aujourd'hui NDLR) De même la loi sur les loyers est considérée comme attentant au droit de propriété, le Fonds national de crise est lui jugé créer des chômeurs professionnels. Malgré cela, l'assainissement financier est approuvé massivement au parlement. Mais plus tard la situation se détériore. Le principal problème est celui de l'énorme dette flottante qui a motivé la politique d'emprunt aux banques étrangères. L'opposition des banquiers belges dans ce domaine amène le consortium des banques étrangères à imposer des conditions plus dures et notamment la commercialisation des chemins de fer belges (nous dirions : privatisation), ce à quoi s'opposent les socialistes. Ainsi que l'exigence que les banques belges consolident les bons du Trésor. Le président de la Banque de Bruxelles, la deuxième banque du pays, sénateur libéral, entame une croisade contre le gouvernement et souhaite : « un équilibre budgétaire solide et durable, l'égalité de tous les citoyens devant la loi fiscale, de profondes économies dans les dépenses publiques, le respect des idées d'autorité et de propriété... » (cité, ibidem, pp. 107-108). Une campagne plus large comportant un conglomérat d'organisations patronales, d'associations d'ingénieurs, d'agents de change va mettre sur pied une Ligue d'intérêt public pour la défense des porteurs de fonds de l'Etat belge.
Cette campagne va de pair avec une dégringolade du franc grâce à une spéculation sur celui-ci financée par des bons du Trésor venus à échéance. La Banque nationale ne soutient plus le franc. Le franc tombe de 107 pour une livre sterling à 120 puis, en raison de la spéculation à 217 pour une livre sterling. Le 8 mai 1926, Poullet remet sa démission. Jaspar lui succède dans un gouvernement dans lequel Francqui (un homme de confiance du roi, un «technicien»... mais surtout un grand patron) est l'homme fort. Le gouvernement impose au Parlement des pouvoirs spéciaux car le franc a à nouveau dégringolé et la livre sterling vaut à nouveau 217 francs. « Francqui parvient à consolider la dette flottante par la conversion obligatoire des bons du Trésor en actions de la nouvelle Société des chemins de fer belges, à laquelle l'Etat cède l'exploitation du réseau. Il obtient ensuite un prêt en dollars à long terme et stabilise le franc (...) Les socialistes, autrefois opposés à la commercialisation du rail, se sont rendus à l'inévitable... » (Ibidem, p. 110). Ou s'y sont résignés, nihil novi sub sole (rien de nouveau sous le soleil).
L'exemple français de novembre 1968
Le 30 juin 1968, après les événements de mai (large contestation des étudiants, longues grèves générales), le général de Gaulle obtient une majorité présidentielle impressionnante au Parlement le 30 juin. Le 10 juillet, Maurice Couve de Murville devient Premier ministre ce qui peut être considéré comme une façon de se séparer de Georges Pompidou, le premier ministre de mai 1968 qui, aux yeux de certains, est celui qui a résolu le problème de mai 68 et qui est considéré comme l'artisan de cette victoire électorale. Au début du mois d'août, le général de Gaulle fait parvenir une note d'orientation confidentielle à plusieurs membres de son gouvernement concernant les réformes qu'il envisage, notamment la participation dans les entreprises. Le 29 août, le journal Le Figaro divulgue cette note qu'un des ministres a donc révélée, brisant le secret qui lui était demandé. Le journal écrit : «On attend dans les milieux patronaux et à la Bourse, avec une impatience mêlée d'inquiétude des précisions sur ce que sera la "participation" dans les entreprises. » (cité par Anne et Pierre Rouanet Les trois derniers chagrins du général de Gaulle, Grasset/Le livre de poche, Paris, 1980, p. 258). Immédiatement la Bourse baisse et les milieux patronaux organisent une fuite des capitaux dès cette date.
Anne et Pierre Rouanet poursuivent : «L'ampleur de l'événement tient en lune ligne d'un bilan, celui de la Banque de France : la France va perdre la moitié ou presque (42% exactement), de ses réserves, en deux cascades étalées sur un mois et demi chacune : deuxième quinzaine de mai et juin jusqu'aux élections; puis octobre et les trois premières semaines de novembre. De Gaulle voit la France perdre dans cette hémorragie les moyens accumulés depuis dix ans pour accéder à l'indépendance monétaire. Le socle du progrès est saccagé. » (p.261). L'explication est la suivante : « Le gouvernement désireux de relance distribue des crédits, qui, au lieu de s'investir dans l'économie nationale, dans l'activité nationale, procurent au bénéficiaire des moyens de spéculer contre l'économie française. » (Ibidem, pp. 261-262). A l'automne 1968, la politique du gouvernement Couve de Murville tient en trois points : 1° crédits pratiquement sans intérêts aux entreprises exportatrices, 2° suppression du contrôle des changes, 3° projet budgétaire assorti d'un déficit si grand qu'il ne pourra qu'engendrer l'inflation et encourager par conséquent les spéculateurs sur le franc français (FF).
Chacun donc « se rue sur son télex pour planquer cet argent hors de France jusqu'à ce que la dévaluation permette de palper la différence : une différence qu'on empochera pour soi tout seul, quitte à rembourser le prêt en francs diminués, c'est-à-dire à voler tous les autres Français. » (Ibidem, p.264)
« Les dirigeants des entreprises nationalisées ne veulent pas que leur établissement ait moins de part au pactole que les capitalistes privés. Chacun trouve son truc. Electricté de France achète d'avance du mazout qu'elle ne saurait loger. La Régie nationale Renault - qui ne peut rien faire sans la bénédiction de la Direction du Trésor - pousse ses ventes en Allemagne fédérale et laisse là-bas ses deutsche marks jusqu'au moment où, espère-t-elle, elle les échangera contre un plus grand nombre de francs dévalués. Les banques nationalisées autant que les banques privées indiquent à leurs clients toutes les ficelles auxquelles ils n'auraient pas encore songé : plus il y a de mouvements de capitaux, plus la banque palpe de commissions. » (Ibidem, p. 265)
John L. Hess écrit dans le New York Times :
« Il n'y a que la France pour se payer le luxe d'une « panique » monétaire avec vingt milliards de réserve, un gouvernement fort et aucune dette étrangère ! Il faudrait un Voltaire pour raconter comment la bourgeoisie française qui paie moins d'impôts que celle de n'importe quel autre grand pays crie le plus fort contre le fisc ; et comment , en dissimulant les bénéfices, elle a empêché la croissance du marché monétaire français, encouragé les gens à investir ailleurs et laissé le champ libre à des sociétés étrangères. » (De Gaulle avait-il raison ? Mame, Paris, 1969, p. 7.)
Témoignage de Bernard Tricot :
« De l'Elysée nous avons eu l'impression que derrière les mouvements de capitaux se dessinait un arrière-plan politique. J'ai eu l'occasion de dire cette impression à des memebres du patronat. Ils ont eu l'air un peu gêné. Nous savions de bonne source qu'ils faisaient des opérations de ce genre-là ; le général de Gaulle en était informé. »(Les trois derniers chagrins..., pp. 266-267).
Finalement, grâce aux conseils du ministre Jeanneney et de Raymond Barre, le général de Gaulle refuse de dévaluer le franc comme tout le monde s'y attendait. Et s'attache à ce que le budget de l'Etat comporte un déficit moindre que celui annoncé.
Les défenseurs du patronat selon Lacouture étaient au sein du Conseil des ministres, par exemple, Jacques Chirac, Alabin Chalandon et Raymond Marcellin...
Alors que de Gaulle défie le patronat qui attendait la dévaluation, en ne la faisant pas, son projet de référendum ne portera finalement pas sur cette participation qui a lancé la spéculation. Jean Lacouture examine plusieurs hypothèses pour retenir celle qui lui semble la bonne : il aurait fallu bien du temps pour introduire cette réforme. Elle impliquait que (de Gaulle cité par Lacouture),
« Dans une entreprise, la participation doit prendre trois formes distinctes. Pour ceux qui y travaillent, il faut d'abord qu'elle comporte l'intéressement matériel direct aux résultats obtenus, ensuite le fait d'être mis au courant de la marche de l'entreprise dont le sort de chacun déoend, et enfin la possibilité de faire connaître et de faire valoir leurs propositions pratiques. » (de Gaulle, conférence de presse du 9 septembre, cité par Jean Lacouture, de Gaulle, Tome III, Le souverain, Seuil, Paris, 196, p. 738).
Cela impliquait des élections au scrutin secret, un contrôle du fonctionnement qui aurait été confié à l'inspection du travail. Lacouture, inspiré par Jean-Marcel Jeanneney, pense :
« Sur un sujet aussi grave, touchant à la nature et à la structure de l'économie française, le gouvernement n'était pas en mesure avant de longs mois de proposer aux citoyens un texte suffisamment élaboré à la date où le général voulait tirer au clair ses relations avec le peuple français. » (Ibidem, p. 740)
Par conséquent de Gaulle abandonna le projet de référendum sur ce point et choisit de « poser la question de confiance » (au peuple français, directement par référendum) sur des points apparemment mineurs comme l'instauration des régions et la réforme du Sénat. Il perdra ce référendum, se retirera et finalement la dévaluation aura bien lieu sous G. Pompidou devenu président de la République.
Conclusion
L'Europe est nécessaire. Il est inimaginable à mon sens que l'on en revienne à l'Europe des indépendances nationales exclusives. Trop de liens ont été créés, non seulement entre les entreprises, les Etats mais aussi les populations. Celles-ci souhaitaient l'Europe dans les années 50 et 60 car elles y voyaient un moyen de se débarrasser du fléau de la guerre. Seulement, le projet européen a été confisqué par le capitalisme et le néolibéralisme et il est devenu un moyen de faire reculer partout l'Etat social et finalement la démocratie, comme on le voit en Italie actuellement gouvernée par un gouvernement qui ne comprend que des «techniciens» dont le principal (le Premier ministre) a été un collaborateur de la banque Goldman Sachs qui a aidé la Grèce à maquiller ses comptes pour rentrer dans l'Union européenne, attitude qui explique en grande partie la ruine de ce pays... C'est aussi le cas de Mario Draghi qui a succédé à Jean-Claude Trichet à la tête de la Banque centrale européenne.
Vers la grève générale
Je parle peu de la Wallonie pour le moment mais je ne l'oublie pas. Le gouvernement belge en formation doit faire 11 milliards d'€ d'économie et ces économies se feront entre autres sur le dos des salariés, des pensionnés et des chômeurs. Or la politique du gouvernement fédéral depuis une quinzaine d'années consiste en matière sociale à exonérer les patrons d'une partie de leurs cotisations sociales, plus d'un milliard d'€ par an (rien que pour la Wallonie). Or l'actuel gouvernement doit faire 11 milliards d'économies (certes le budget de l'Etat n'est pas la même chose que le budget de la Sécurité sociale, mais si les patrons ne payent pas, il faudra bien que quelqu'un paye pour maintenir la Sécurité sociale, soit les contribuables, soit l'Etat, c'est-à-dire de toute façon les contribuables). Personne ou presque ne parle de cette libéralité qui est quand même aussi une dépense de l'Etat, ou en tout cas de la société. Car une non-recette de l'Etat est une dépense. Une libéralité qui ne crée pratiquement pas d'emplois, diverses études l'ont montré. Et qui n'est pas la politique qu'il faut mener dans une région en difficulté comme l'est la Wallonie qui a besoin non pas de non-recettes de l'Etat mais de dépenses de celui-ci en vue de la relance.
Il est assez démagogique de présenter les choses en disant que c'est l'Etat belge qui doit subir l'austérité dans son train de vie, non les Belges. Alors que l'on sait que toute diminution des dépenses de l'Etat engendre de la misère et du chômage. Le plus fort des syndicats en Wallonie, la FGTB a déjà menacé de déclencher une grève générale si la politique d'austérité frappe trop les petits revenus. Comment lui donner tort? Nous subissons en Europe des crises à répétition depuis 1975. Avec des politiques d'austérité à la clé dont les initiateurs nous promettent qu'elle nous tireront du pétrin. mais depuis quarante ans, l'écart entre les revenus ne cesse de s'élargir et la richesse est concentrée en de moins en moins de mains (cet article est réactualisé). Ce qui est une menace évidente pour la démocratie mais aussi pour l'économie. Car l'économie qui se présente comme une science exacte n'en est en réalité pas une, mais se présente comme cela quand elle est au service de l'inhumain.
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2 commentaires
Archives de Vigile Répondre
20 novembre 2011Voir a ce sujet les reflections de l,exellent Economiste Francais, Jean-Claude Werrebrouck sur son Blogue
Archives de Vigile Répondre
20 novembre 2011Il est clair que les USA en faillite et leur dette supportee par la Chine et le Japon n,avait d,autres choix que d,essayer d,eliminer la seule devise pouvant concurencer le dollar Americain, soit l,Euro. Ils y arriverons bientot, comme de destabiliser l,economie Europeenne en envoyant Goldman Sachs fragiliser la banque Grecque. L,Allemagne ne pourra depanner les autres pays Europeens indefeniment, ses banques n,etant publiques qu,a 23% environ, le reste de son systeme bancaire etant prive.