Les États-Unis suscitent ad nauseam des théories du complot. «Tout ce que fait l'Amérique est susceptible d'alimenter l'idée d'une conspiration partout dans le monde, dit le professeur britannique Alastair Spark, spécialiste de la question. Mieux, l'Amérique se suspecte elle-même depuis toujours.»
La télé est le grand écran de projection de l'esprit du temps et du génie des lieux. Qui pourrait affirmer comprendre quoi que ce soit des États-Unis d'aujourd'hui sans connaître les Simpsons, Six Feet Under ou Seinfeld?
Le caractère de la superpuissance s'infiltre sournoisement partout, y compris dans les recoins les plus inusités de la télé. Par exemple dans l'interminable série 24 (devenue 24 heures chrono, à Télé-Québec), concentré pur jus des dilemmes et des dérives de l'Amérique post-11-Septembre, celle de la paranoïa généralisée.
Le feuilleton a été inauguré par le réseau Fox deux mois après la catastrophe, le 6 novembre 2001. Depuis, l'agent Jack Bauer lutte contre le terrorisme en soufflant le chaud et l'effroi. Il bataille contre les anciens chefs de guerre serbes. Il déjoue le terrorisme islamiste. Il s'attaque aux mafieux mexicains ou russes. Il combat les méchants dirigeants américains eux-mêmes, puisqu'ils pervertissent la présidence. Au passage, l'intrépide saga justifie la torture et caricature Amnistie internationale (rebaptisée Amnisty Global) en organisation de protection des pires crapules. Ayoye!
«24 est le parfait abrégé des théories du complot de notre époque, commente le professeur Alastair Spark, spécialiste de l'Amérique et du «complotisme». Cette série dit aux téléspectateurs: ne faites confiance à personne sauf à Jack Bauer. Elle dit: abandonnez toute espérance, sauf en cet homme. Et qui est-il? Un rebelle, un solitaire, un cow-boy du XXIe siècle qui ne respecte pas les règles parce que la fin justifie les moyens, parce qu'il doit déjouer tous les complots et dénicher les acteurs des grandes conspirations partout où ils se trouvent. L'Amérique de la série est infectée de complots et Jack Bauer devient le seul antidote pour la sauver.»
Découvrir les motifs cachés
Le professeur Spark enseigne les études américaines à l'Université de Winchester, en Grande-Bretagne. Savant atypique, il a écrit sur la lutte professionnelle comme sur la grande littérature de ce pays-continent. Il a aussi fondé le Centre for Conspiracy Culture, qui demeure, sauf erreur, le seul du genre au monde.
«J'ai commencé à m'intéresser à l'Amérique pendant la guerre du Vietnam et j'ai fini par l'étudier sous différentes facettes. Maintenant, je me concentre surtout sur les théories du complot, mais nos moyens sont assez limités. Un de mes étudiants travaille sur Internet et la diffusion de ces théories. En fait, il s'avère assez difficile de s'intéresser à ce sujet dans les cercles savants parce que les collègues en concluent rapidement que vous croyez à ce que vous étudiez.»
On peut pourtant très bien étudier le christianisme sans croire qu'un trentenaire charismatique est ressuscité après une crucifixion il y a 2000 ans. «Personnellement, je crois que Lee Harvey Oswald a assassiné le président Kennedy et que l'explication officielle des attentats du 11-Septembre est la bonne, etc. Les théories du complot proposent des histoires [stories] sur l'histoire [history]. Elles enjolivent le monde aussi. Au fond, il est plus satisfaisant de croire que la princesse Diana a été assassinée par des comploteurs plutôt que d'accepter le fait que son chauffeur était soûl et qu'elle aurait dû porter sa ceinture de sécurité.»
Une théorie du complot typique se présente sous l'hypothèse d'une manipulation des masses par un pouvoir secret, minoritaire, élitiste, souvent riche et puissant. Variante du mythe, elle propose un cadre d'explication fondé sur des préjugés (dont l'antisémitisme, évidemment) et une capacité fictionnelle pouvant tenir de l'hallucination interprétative. Comme le notait déjà le sociologue Vifredo Pareto il y a un siècle, ce delirium tremens découle aussi de la tendance à personnifier les abstractions, par exemple à se représenter la classe dirigeante comme une unité concrète et comploteuse, imposant sournoisement sa volonté unique.
À l'expression consacrée «théorie du complot», le professeur Spark préfère dietrologia, le terme italien désignant l'art de découvrir des motifs cachés derrière les évidences. «Je m'intéresse moins aux théories du complot qu'à la théorie sur ces théories, dit-il. Peu importe que ces théories soient vraies ou fausses, elles sont intéressantes en elles-mêmes, comme symptômes. Dans ce sens, elles appartiennent à une grande famille de discours, comprenant aussi les blagues ou les fables, par lesquels les gens essaient de donner un peu de sens au monde.»
La divagation ne date pas d'aujourd'hui, ni ses néfastes conséquences. Déjà, en Europe au XIVe siècle, les thèses «conspirationnistes» pourfendaient d'un même trait les juifs et le roi musulman de Grenade pour la prolifération de la lèpre. Des centaines d'années et des révolutions scientifiques pus tard, en Libye, des infirmières bulgares ont risqué la mort par une grossière parodie de justice pour avoir supposément inoculé le virus du sida à des centaines d'enfants.
Quand l'imagination déborde
La chienlit paranoïaque foisonne sur tous les terreaux. Les attentats du 11 septembre 2001 ont déjà engendré des dizaines de divagations, dont celles dites du LIHOP («Let it happen on purpose») et du MIHOP («Make it happen on purpose»). Certaines élucubrations plus anodines peuvent même s'avérer divertissantes. Après tout, les idées «soucoupistes» ont alimenté les films E.T. comme la série X-Files.
«C'est une période faste», reconnaît le spécialiste, qui mentionne aussi la mort de la princesse Diana et l'assassinat du président Kennedy comme grands bassins de gestation des théories du complot. «Dans un sens, toute analyse politique tente d'expliquer le mensonge et les forces plus ou moins obscures gouvernant notre monde. Machiavel enseignait au prince comment comploter. Le marxisme a engendré des grands délires meurtriers. Maintenant, dans nos sociétés démocratiques, l'imagination déborde de partout.»
L'Amérique qui se suspecte
Avec des nuances régionales ou culturelles toutefois. Les États-Unis, le nouveau centre du monde, s'imposent aussi comme mère de toutes les «dietrologies». «Tout ce que fait l'Amérique est susceptible d'alimenter l'idée d'une conspiration partout dans le monde. Mieux, l'Amérique se suspecte elle-même depuis toujours.» La spirale infernale interprétative peut même féconder ses propres démons réels, comme l'a montré l'attentat d'Oklahoma City (168 morts et 800 blessés en 1995), un acte terroriste nourri des théories débiles du Patriot Movement. Parfois, tout le désert du Proche-Orient semble imbibé de faussetés et de niaiseries potentiellement meurtrières relayées par la rue comme par les écoles religieuses.
«La théorie du complot met en évidence une certaine dualité humaine, dit alors le professeur, en élargissant la perspective. D'abord, elle parle d'une certaine peur de l'autorité. La position classique dit qu'au fond, le gouvernement ne dirige pas vraiment, que des puissances obscures gouvernent. Ensuite, dans notre monde en perte de confiance vis-à-vis de lui-même, du futur et des grands principes, ces analyses proposent l'idée réconfortante que quelqu'un dirige, même si c'est une force obscure. Elles organisent ce qui paraît nébuleux et aléatoire. Elles redonnent un peu de sens à ce qui en manque.»
Tout peut être remis en cause
La vitesse de réaction et de diffusion l'étonne de plus en plus, Internet permettant de vaticiner à qui mieux mieux et de relier les intrigants entre eux. Près d'un Américain sur deux met en doute les thèses officielles sur les attentats de New York et Washington. Étrangement, ici comme ailleurs, les gens ne font plus confiance aux figures traditionnelles de l'autorité (scientifiques, juridiques, etc.), mais ils peuvent gober n'importe quelle niaiserie glanée sur un site obscur.
«On vit dans une culture de la conspiration parce que tout peut être remis en cause, l'importance du vin dans une saine alimentation comme la tendance des changements climatiques. L'incertitude engendre le soupçon. Le soupçon mène à la conspiration. Internet amplifie cet effet en permettant à chacun de jouer au détective, en allant d'un site à l'autre, avec le sentiment d'effectuer une démarche intellectuelle.»
Le professeur Spark cite finalement l'astronome Carl Sagan, qui vantait l'importance d'avoir l'esprit ouvert mais pas au point de laisser choir son cerveau. «Le problème réside moins dans le fait de croire que dans celui de croire n'importe quoi. En même temps, je veux le répéter, je ne suis pas certain que les gens croient aux théories du complot comme on le pense. On ne peut pas croire toutes ces choses, se lever le matin et continuer comme si de rien n'était. C'est souvent une sorte de divertissement sans conséquences. Il faut toutefois se garder une capacité de critiquer et de juger.»
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