Panne de leadership

Paul Gérin-Lajoie déplore l'absence d'un projet de société québécois

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Vers une crise annoncée - Québec 2008 - dossier linguistique - canadianisation outrancière - déconstruction du "modèle québécois"

Premier titulaire du ministère de l'Éducation du Québec, père de la doctrine qui inspire toujours la conduite des relations internationales québécoises, ancien président de l'Agence canadienne de développement international (ACDI), président de la fondation qui porte son nom et qui favorise le développement de l'éducation dans le tiers-monde, Paul Gérin-Lajoie suit encore de près les débats publics en éducation. D'ailleurs, il s'exprimait récemment sur la pertinence des commissions scolaires. Rencontre avec le révolutionnaire tranquille qui a mis au monde le système d'éducation québécois.
Figure de proue de la Révolution tranquille, Paul Gérin-Lajoie constate que de grandes réformes comme celles que le Québec a connues dans les années 1960 ne seraient plus possibles aujourd'hui. L'opinion publique est maintenant plus morcelée, on ne prend plus le temps de laisser «mûrir les idées», fait-il observer.
«On a pu aller plus vite [dans l'implantation des réformes] parce que les idées étaient mûries», souligne celui qui a mis au monde le ministère de l'Éducation en 1964 et jeté les bases du système d'éducation moderne, implanté en moins d'une décennie. Les idées de la Révolution tranquille qui ont commencé à circuler dès l'après-guerre, grâce à des leaders d'opinion comme le père Georges-Henri Lévesque, étaient à point lorsque l'heure de leur mise en oeuvre a sonné, avec l'élection du gouvernement de Jean Lesage en 1960.
Cet état d'esprit collectif ne trouve pas son équivalent dans le Québec du troisième millénaire. «Il n'y a pas de gens pour provoquer la cohérence dans l'opinion publique. La cohérence, c'est rare qu'elle vienne seule. Dans les pays en voie de développement, où il y a la guerre ou des événements majeurs comme cela, il peut y avoir une cohérence qui se forme toute seule. Mais dans des pays riches comme le nôtre [...], c'est beaucoup plus difficile d'avoir une certaine cohérence», fait remarquer M. Gérin-Lajoie.
La raison de cette dispersion de l'opinion publique? Le «manque de leadership», avance le père du système moderne d'éducation, qui vise non seulement les politiciens, mais aussi les universitaires. «On a de petits leaderships individuels, par quartier, pour ainsi dire. Mais on n'a pas de leadership global comme on en a eu par le passé», dit-il, déplorant l'absence de projet de société. «Enfin, les péquistes en ont un, mais parfois on se le demande même», laisse tomber l'ex-politicien, encore prompt à décocher une flèche partisane.
Il illustre l'éparpillement de la société québécoise par la multiplication des groupes communautaires de toutes sortes. «On est intéressé à la mère et à l'enfant autant qu'à l'environnement. Pourquoi est-ce qu'il faut des groupements séparés dans chacun des cas? [...] Quand on pense à tous les groupements communautaires qui ont chacun leur objectif, mis ensemble et ordonnés, intégrés, cela ferait un fichu beau projet de société», affirme celui qui a conservé une vision systémique de la société.
Fier de l'accessibilité
S'il s'est illustré dans le domaine des relations internationales en énonçant la doctrine voulant que le Québec puisse intervenir sur la scène mondiale dans les domaines relevant de ses compétences, ainsi que dans le secteur du développement international, notamment en présidant l'ACDI pendant sept ans, c'est avant tout son passage au ministère de la Jeunesse puis au tout nouveau ministère de l'Éducation qui a marqué sa carrière.
La plus grande fierté de ce révolutionnaire tranquille a été «de permettre à tous les enfants du Québec, du nord au sud, de l'est à l'ouest, sur les îles comme sur la terre ferme, d'accéder à l'école primaire, secondaire, et même au cégep. Aux îles de la Madeleine, ils ont accès à un cégep, c'est quelque chose d'extraordinaire.»
Ce principe est demeuré une des pierres d'assise du système d'éducation, nullement entaché, à ses yeux, par les récentes augmentations des droits de scolarité. «Le système de bourses compense largement. On vit dans une société nord-américaine, et non en Europe, où l'université est gratuite», fait valoir celui qui a bénéficié de la prestigieuse bourse Rhodes pour effectuer un doctorat en droit constitutionnel à l'Université Oxford.
Ses convictions en faveur de l'accessibilité à l'éducation s'inscrivent dans la lignée de sa grand-mère, la célèbre féministe Marie Lacoste-Gérin-Lajoie, qui revendiquait une éducation classique pour sa fille, ce qui était à l'époque réservé aux garçons. L'effet de la démocratisation de l'éducation sur l'émancipation des femmes constitue pour lui une des grandes avancées de la Révolution tranquille. «Cela a changé le Québec. Il y a maintenant la moitié de femmes dans les facultés de médecine, par exemples», rappelle-t-il avec enthousiasme, saluant au passage la parité de l'actuel Conseil des ministres.
Une légère déception assombrit néanmoins cette fierté. Le premier titulaire du ministère de l'Éducation a le sentiment que les livres d'histoire ne reconnaissent pas à sa juste valeur l'importance qu'a eue le système d'éducation dans le développement du Québec. La cause qu'il a défendue a parfois été un peu éclipsée par la nationalisation de l'hydroélectricité et le charisme de celui qui l'a pilotée, René Lévesque. «Il jouait beaucoup sur les sentiments, alors que, moi, j'étais beaucoup plus rationnel», constate l'octogénaire, sans trop s'étendre sur le sujet.
Son engagement s'inscrit dans la durée. L'homme de 88 ans, au dos voûté et à l'abondante chevelure d'un blanc lumineux, ne connaît pas la retraite. Plusieurs jours par semaine, il se rend aux bureaux de la Fondation Paul-Gérin-Lajoie dont il préside encore le conseil d'administration.
L'organisme, fondé en 1977 par certains de ses proches collaborateurs, contribue au développement de l'éducation, principalement en Afrique francophone et en Haïti. «Je vise à aider les gens du tiers-monde à faire leur propre révolution tranquille en éducation, en commençant par emmener tous les enfants à l'école, avec des professeurs convenablement formés», explique-t-il, précisant que la fondation privilégie un maillage de l'expertise locale et québécoise et non la prise en charge des écoles par des professionnels québécois.
Au crépuscule de sa vie, l'ancien homme politique reconnaît toutefois que certaines de ses ambitions pour le Québec ne seront jamais satisfaites. Comme celle de voir le Québec intervenir de plein droit sur la scène internationale : «Cela demanderait un amendement à la Constitution, un chambardement complet, un vrai statut particulier pour le Québec. Ce n'est pas réaliste de mon vivant», croit l'homme qui se réjouit néanmoins que l'actuel gouvernement fédéral ait consenti à intégrer un représentant québécois au sein de la délégation canadienne à l'UNESCO. «On dira que ce n'est pas gros, mais c'est comme en éducation : chaque enfant qu'on forme, c'est un analphabète de moins», conclut ce pilier de la Révolution tranquille.


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