Noce albanaise, rue Sherbrooke Est

Chronique de Jean-Pierre Durand


Avant d’être rebaptisé Royal Versailles, l’établissement hôtelier portait le nom de Wandlyn Inn. C’est à cet endroit, situé à deux pas de l’hôpital psychiatrique Louis-H.-Lafontaine, dans l’Est de Montréal, que j’assistai à ma première, et dernière, noce albanaise.
Gaétan nous avait annoncé son mariage avec Caroline quelques semaines plus tôt, et voilà que le grand jour était arrivé. Ce mariage n’avait rien de bien malin. Gaétan venait d’engrosser par mégarde sa chétive Caroline, et celle-ci, ou plutôt les parents de celle-ci, ne pouvaient imaginer les conséquences du geste en dehors des liens sacrés du mariage. Mais, au grand dam des familles, le mariage consenti serait civil. Et pour cause, en épousant la doctrine marxiste-léniniste deux ans auparavant, Gaétan et Caroline avaient pour ainsi dire abjuré leur foi chrétienne. La religion est l’opium du peuple et Marx ne pouvait se tromper.
Tous les camarades qui peuplaient la cellule communiste du quartier étaient conviés à la noce. La cérémonie protocolaire au Palais de justice avait été réservée aux seuls membres des familles. Nous nous étions donc rendus pour l’heure prévue à l’hôtel. Nous étions huit ou neuf, endimanchés dans des costumes que nous n’avions pas coutume de porter. Pour ma part, ça tombait bien, je m’étais greyé d’un habit neuf au décès de Mao l’année d’avant (puisque j’avais eu l’insigne honneur de faire partie de la délégation du Parti à se rendre à l’ambassade de Chine pour y déposer une couronne).
Huit ou neuf grands jeunes hommes – mais pas l’ombre d’une fille, curieux ! – tous mis sur leur trente-six, pour l’arrivée de nos deux tourtereaux. Voilà qui eut l’heur de plaire à Gaétan qui n’en attendait pas moins de nous. Le salon de l’hôtel où nos agapes se tiendraient était aménagé de telle sorte que tous les invités prissent place et se fissent face (sortez de ce corps, camarade Jourdain !).
La famille de Caroline ne comptait cet après-midi-là que son père et sa mère, tous deux de Pointe-Saint-Charles, alors que celle de Gaétan était composée d’une vingtaine de Jarrets noirs. On était loin, côté assistance, des mariages italiens qui se déroulaient tout près, à Saint-Léonard. Ni les parents de Caroline, ni ceux de Gaétan ne se doutaient que leur progéniture avait adhéré au Parti marxiste-léniniste, tant celle-ci, un brin paranoïaque, était avare de confidences. L’eussent-ils su qu’ils auraient été moins estomaqués par le spectacle qui les attendait.
Si Gaétan avait tant insisté pour que ses camarades soient présents, c’est un peu pour se sentir en terrain familier, car sa vraie famille maintenant était le Parti. Quant à Caroline, qui avait joint le Parti davantage par amour pour Gaétan que pour la cause avec un grand C, elle savait à quoi s’en tenir : désormais, jusqu’à l’avènement de l’Homme nouveau, que nous apporterait à coup sûr le communisme, sa vie de couple serait partagée avec l’agenda du Parti, agenda qui ne laissait guère de place aux mamours, fussent-ils tout entier sous le sceau de la faucille et du marteau.
Le repas fut entamé sitôt que chaque convive reçut, qui sa cuisse, qui sa poitrine de poulet. Les familles méméraient déjà sur l’enfant à naître, s’exclamaient sur le beau petit couple nouvellement formé, leur posaient, comme à Jésus dans la chanson de Bécaud, leurs trente mille questions. Quant à nous – les « c’est un joli nom Camarade » - qui étions assis à la même table, nous devisions sur la situation mondiale comme si nous étions à une séance du G-7, sérieux comme des papes, si tant est que l’on puisse utiliser ce nom en ce qui nous concerne.
De temps à autre, certains invités jetaient un regard curieux en notre direction, se demandant sans doute qui diable pouvions-nous être, nous, jeunes hommes dans la vingtaine, sans aucune créature pour nous divertir, et discutant de sujets graves, comme la théorie des trois-mondes (que nous fustigions) ou le procès de la Bande des Quatre en Chine. Manifestement, notre comportement, peu enjoué pour une noce, trahissait un certain mystère et piquait la curiosité. Certains devaient s’imaginer que nous étions tous gays ou d’ex-amants de la mariée, allez donc savoir. Tout devait s’éclaircir quand le camarade Marco nous fit signe de nous lever et réclama de l’assistance un moment d’attention. Enfin, par ce stratagème, les Jarrets noirs aussi bien que les Pointe-Saint-Charlois sauraient dans quel guêpier ils s’étaient fourré.
Marco déclara solennellement que la cellule du Parti était heureuse de l’union de nos deux camarades. Du coup, on perçut dans l’assistance que les mots « cellule du Parti » et « nos deux camarades » avaient fait tilt. Les nouveaux mariés faisaient partie d’une organisation, d’aucuns diront d’une secte, dont ils n’avaient jamais entendu parler, ni même imaginé l’existence. Notre camarade poursuivit en offrant les vœux de la section montréalaise du Parti au nouveau couple et décréta que cette union serait une réussite qui rejaillirait sur la classe ouvrière. Il n’y allait pas avec le dos de la cuillère. Je me rappelle avoir vu alors la mère de la mariée porter la paume de sa main devant sa bouche, comme pour retenir un « mon doux Seigneur ! », un peu à la manière de maman Plouffe comprenant que son Guillaume tuait des hommes.
Alors, poursuivit Marco, pour vous, camarades Caroline et Gaétan, et pour vous, chères familles, voici quelques chansons que nous vous offrons en guise de contribution à cette noce. Et nous commençâmes par interpréter le chant albanais « O Jeunesse, belle Jeunessse, grand est notre nombre », qui fut suivi par le « Chant du VIIe Congrès » (du Parti du travail d’Albanie), interprété en albanais à part ça, et, enfin, par la chanson des Partisans albanais (ou Shqiponjat partizane). Jamais à Pointe-Saint-Charles non plus qu’en Beauce n’avait été évoquée l’Albanie et, manifestement, les plus loquaces se disaient qu’il ne pouvait pourtant s’agir de la capitale de l’État de New York.
Devant leurs mines ébahies et, pour certains, déconfites, nous poursuivions notre tour de chant comme si nous étions rien de moins que le Chœur de l’Armée rouge. Et nous y mettions du cœur, à la grande joie, la joie incommensurable, serait-il plus juste de dire, de Gaétan qui battait la mesure et de Caroline qui suivait aussi le tempo, tout en scrutant du coin de l’œil la réaction de la parenté, qui devait se demander ce qui était arrivé à leurs enfants chéris.
Si notre répertoire était surtout albanais, nous comptions aussi quelques chansons à saveur locale, dont une sur le docteur Norman Bethune, une sur Trudeau « prince des laquais et pantin de l’impérialisme américain » et une autre qui relatait en ironisant l’accident dans lequel avait été impliqué René Lévesque et qui avait coûté la vie à un piéton.
Après chaque chanson, les convives applaudissaient mollement, ne sachant trop si par le fait même ils n’entérinaient pas notre démarche révolutionnaire, s’ils ne se faisaient pas complices de nos sombres desseins. Or, comme tout ce beau monde votait libéral, parti québécois ou créditiste, leur allégeance paraissait suspecte, d’où le malaise qui n’avait échappé ni aux uns ni aux autres. Pendant les quarante minutes que dura le concert de « Red » Star Académie, personne ne protesta, par respect pour les mariés et peut-être pour ne pas contrarier les Albanais qui devaient sommeiller et, pourquoi pas, comploter en chacun de nous.
L’apothéose arriva avec le dernier chant, celui de l’Internationale. Cette fois, nous avions pensé faire œuvre utile en distribuant les paroles de la chanson écrite par Eugène Pothier. Marco demanda à l’assistance de se lever et de nous accompagner pour la grande finale. Seule la grand-mère de Gaétan, à cause de ses varices, fut dispensée de se lever. S’il n’avait pas été déjà quatre heures, nul doute que dans les annales du Parti cette prestation collective aurait été le clou de la soirée, le clou que l’on rive bien sûr au tombeau du capitalisme. Bien entendu, pour entonner cet hymne, tous les camarades levèrent le poing et les familles parurent soulagées de ne pas avoir à le faire, puisque tous s’agrippaient à deux mains au texte photocopié.
Après ce spectacle, Gaétan décréta que la noce venait de se terminer, au grand soulagement des familles qui se demandaient si nous n’étions pas pour distribuer des kalachnikovs à chacun et commencer l’assaut final. Les adieux ne furent donc pas déchirants, tout le monde embrassa la mariée, belle comme un cœur, et serra la main de l’homme qui a vu l’homme qui a vu Marx, Engels, Lénine et Staline. Le départ pour la Beauce sonnait l’heure de la délivrance.
Une fois sur le trottoir, en face du centre commercial Place Versailles, c’est Gaétan qui donna les consignes aux camarades. Lui et les autres prendraient le métro pour aller préparer la salle (on tenait une réunion du Parti en soirée, à l’auditorium de l’école Louis-Riel, pour souligner l’Année Staline, et il fallait décorer la salle). Il me demanda de raccompagner Caroline à la maison et de venir les retrouver en soirée. Je lui suggérai de me rendre à sa place à l’école, puisque, après tout, il venait de se marier. Gaétan me fustigea du regard, ne voulant surtout pas que l’on puisse imaginer que son mariage – tout au plus un accommodement familial – ne devienne un frein pour notre combat révolutionnaire. C’est ainsi que je me résignai pour la cause à prendre un taxi avec la mariée.
Caroline semblait un peu dépitée par la tournure des choses, mais consentit (avait-elle le choix ?) à me suivre. Elle venait de se coiffer d’un petit foulard rouge qui lui allait bien et qui lui donnait l’air d’une jeune ouvrière tout droit sortie du conglomérat textile de Tirana, comme on en rencontre dans les romans d’Ismaïl Kadaré, et comme tout camarade souhaitait en rencontrer.
Elle attendit d’être chez elle – qui était aussi l’appart de Gaétan – avant de me confier qu’on y était peut-être allés un peu fort en soda avec toutes ces chansons albanaises. Je brodai sur le fait que l’Albanie était le phare du socialisme dans le monde, la glorieuse sentinelle dont il fallait défendre l’image comme la prunelle de nos yeux, la patrie du camarade Enver et autres lieux communs du genre. Alors, elle demanda : mais, en Albanie, camarade, dans les mariages, on ne doit tout de même pas chanter « la Bitte à Ti-Bi » ? Ce commentaire me fit rire et Caroline fut aussitôt soulagée que l’on se comprenne si bien. Nous rîmes comme deux malades, au point d’en avoir les larmes aux yeux. Bien entendu, nous ne raconterions à personne cet échange sacrilège.
Je dis aussi à Caroline que, pour ce que j’en savais, les Albanais, bien avant d’être communistes, étaient d’abord Albanais. Que leur nationalisme était légendaire et que le nôtre était de la petite bière d’épinette Marco à côté du leur. La camarade se leva, posa sa tasse de café, et mit un trente-trois tours de Claude Léveillée sur la chaîne stéréo. Il nous restait une heure à tuer avant de nous rendre à Louis-Riel où nous attendait « Staline ». Lui n’entendait jamais à rire…
Jean-Pierre Durand


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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    5 avril 2010

    Bonjour
    J'ai tellement rit de bon coeur ! J'ai moi aussi survécu au PCC ml (tiens donc ça ferait un bon groupe fb) et même si ça fait 25 ans que j'ai quitté le parti et le mari en même temps (un n'allant pas sans l'autre) on dirait vraiment qu'il est encore difficile d'en rire et d'en parler ouvertement, de se décoincer de ça. Or, c'est tout un pan de notre société actuelle qui a besoin de se laver de se passé rouge peu reluisant. Merci.

  • Archives de Vigile Répondre

    30 juin 2008

    Camarade Jean-Pierre,
    J'ose vous appeler "camarade", même si à l'époque j'étais un fieffé trotskyste contre-révolutionnaire, indépendantiste avant tout pour mettre à mal l'État canadien en exacerbant ses contradictions nationales. Carrément pour le faire péter, ce pays qui s'est construit en opprimant ses minorités. Avouez que c'est plutôt anti-stalinien comme stratégie (petit père des peuples, Staline? Ouf!). Qui a dit que luttes ouvrières et nationales n'étaient pas liées? Il y a des anciens staliniens dans Québec Solidaire (Ex: Françoise David), mais il y a toujours des troskards qui, eux, ne sont pas des ex...
    Vous étiez dans le tristement célèbre PCC-ML de Hardial Bains?
    Vous m'avez fait rigoler, et cela dans le bon sens du terme.
    Salutations militantes (et sincères). Un vieux stal repenti est une bénédiction pour l'humanité... et les peuples qui la compose. Hasta la victoria siempre!