Mon père et la mémoire en allée
C’était il y a quelques mois, par un dimanche matin. Je revenais d’une réunion d’une section locale de la Société Saint-Jean-Baptiste, où j’agissais comme président d’élection. C’était à Saint-Eustache et il faisait particulièrement beau. Comme à chaque week-end, ou peu s’en faut, je comptais rendre visite à ma mère au Centre hospitalier de soins de longue durée et, par le fait même, piquer un brin de jasette avec mon père qui, lui, va la voir tous les jours depuis bientôt dix ans, soit depuis ce jour maudit où ma mère fut victime d’un AVC qui la mit complètement K.-O.
Dans le hall d’entrée du CHSLD, quel ne fut pas mon étonnement d’apercevoir mon père dans un piètre état. On m’apprenait qu’il venait dans l’heure de se fracturer une cheville pas très loin de là et qu’on attendait après l’ambulance. Mon père n’avait pas trop l’air de s’en faire, même s’il ressentait une vive douleur et que sa cheville était de la taille d’un ballon de football. Comment avait-il fait son compte? Il me raconta qu’il avait voulu sauter la chaîne de trottoir, mais, le connaissant, j’avais pour ainsi dire éprouvé un doute. En fait, cela faisait bien la cinquième fois qu’on le ramassait par terre depuis l’été dernier. Et chaque fois on le retrouvait dans un état confus, ne sachant trop ce qui avait bien pu lui arriver. Ma sœur m’a raconté qu’une fois, il s’était arrêté net devant le centre, figé, telle une statue de sel, à regarder l’édifice sans trop savoir où il était.
Octogénaire, mon père a toujours eu une santé de fer et peu d’occasions au cours de sa vie de fréquenter les médecins, mais là, il faut croire que l’âge le rattrape. Il finit toujours d'ailleurs par nous rattraper. En outre, bien des choses ont changé chez lui. Sa mémoire a pris toute une débarque ces dernières années. En un quart d’heure, il peut me demander trois fois où j’habite, si c’est à Montréal ou sur la Rive-Sud, alors que je demeure sur la Rive-Nord depuis quinze ans. Il ne sait plus trop combien j’ai d’enfants au juste, ni si je travaille au même endroit. Bref, il en perd des bouts un peu plus chaque jour. Et il se répète de plus en plus comme dans l’histoire de Pète et Répète. Aussi, il mélange les époques, reprend des histoires ou se remémore des souvenirs en y ajoutant des éléments inédits, etc. Il manifeste peu d’intérêt et encore moins de curiosité pour ce qui se passe au-delà de son petit monde. Même le décès de son frère cadet, il y a trois mois, n’a pas semblé l’affecter, pas plus qu’il n’avait estimé nécessaire de se rendre au salon funéraire, l’air de dire qu’il ne pouvait rien faire de toute façon. C’était quand même son frère!
Vous ne serez donc pas étonnés qu’on lui ait diagnostiqué la maladie d’Alzheimer, mais à un stade où il était encore possible d’entrevoir quelques années sans devoir être placé. Sauf que là, avec ces chutes carabinées sur le trottoir, il semblait avoir atteint son quota.
Je l’accompagnai à l’hôpital de Saint-Eustache, où il dut attendre quelque trois heures avant d’être vu (l’arrivée en ambulance lui ayant épargné quelque huit heures supplémentaires d’attente). Entre-temps, mon fils et ma conjointe étaient venus nous rejoindre à l’hôpital. En apercevant Sébastien, qu’il a vu grandir et avec qui il a si souvent parlé et s'est si souvent trimbalé, il m’a demandé s’il s’agissait de mon fils ou de mon petit-fils! Et il voulait aussi être rassuré sur son nom. « Voyons, papa, c’est Sébastien! » Et, sous-entendu, « ne me fais pas croire que tu ne t’en rappelles plus ». Il me fit alors ce commentaire : « Sache qu’à mon âge, je ne suis plus jeune-jeune. Il y a plein de choses que j’oublie. Mais toi, c’est Jean-Pierre… et je ne t’oublie pas. » Il y eut un long silence et il ajouta en pesant ses mots: « Faut pas que je t’oublie. »
Comme je semblais prendre à la légère ses propos, mon père me sermonna : « Ne rie pas dans ta barbe, c’est important ce que je te dis là, faut pas que je t’oublie. » Je le rassurai en lui jurant qu’il n’y avait pas de saint danger que cela se produise, qu’il se rappellerait toujours de moi et patati et patata. Mais je ne déchirerai pas ma chemise à carreaux là-dessus.
Finalement, après une opération à la cheville, le médecin recommanda son admission au CHSLD – à un étage plus bas que ma mère, au bout d’un interminable couloir – et on a dû vider son logis qu’il occupait depuis une décennie déjà. Je vais toujours les visiter, lui et ma mère, à nouveau réunis, cette fois sous le même toit, à défaut d’être dans la même pièce. Ma mère complètement aphasique aurait peut-être bien des choses à me dire sur l’arrivée inattendue de mon père au même endroit qu’elle, mais il y a belle lurette qu’elle sait que la communication ne s’effectue plus comme avant, que je dois me forcer à deviner ce qu’elle voudrait tant me confier, comme si elle jouait le premier rôle dans le Scaphandre et le Papillon.
Cela fait aussi une couple de fois que mon père en me voyant se dit frappé par ma ressemblance troublante avec son propre père, donc mon grand-père. « Tu ressembles à mon père comme deux gouttes d’eau », qu’il me dit avec un large sourire, presque ému de retrouver son paternel après tant d’années. Pourtant, l’an dernier, j’avais cru me retrouver face à face avec mon propre père en m’apercevant dans le miroir de la salle de bains. Même regard, même front … son portrait tout craché. Bon sang que je m’étais trouvé vieux!
Dimanche, quand je suis passé le voir, il était dans une petite salle avec une quinzaine de résidents, dont les deux tiers reclus dans leur fauteuil roulant. Ils formaient un demi-cercle autour d’un chanteur de charme, qui avait dû être la vedette d’un piano-bar quelques années avant ma naissance, et qui s’accompagnait maintenant au piano synthétique, tentant de se rappeler quelques beaux airs anciens… dont on s’ennuie en ville. C’était du sous-Michel Louvain, du Pierre Lalonde de peine et de misère, du Willie Lamothe des pauvres, bref, c’était n’importe quoi. Qu’à cela ne tienne, l’assistance semblait apprécier, même que certains portaient des colliers hawaïens et que d’autres, comme mon père, battaient la cadence avec des maracas Fisher-Price qu’on leur avait distribués. Quand mon père m’aperçut, il me fit prestement signe de m’asseoir à ses côtés. Après le spectacle, je le pousserais jusqu’à la chambre de ma mère. C’était pathétique de les voir tous si heureux d’assister à ce spectacle pourtant si moche, avec un chanteur qui ne se rappelait même plus des paroles et qui, si ça se trouve, était peut-être déjà sur la liste d’attente pour une place en résidence.
…et je dois faire mon deuil des discussions politiques que j’avais avec mon père, quand on aimait tant s'obstiner sur qui devrait devenir le chef du Parti québécois. Je me demande même s’il a voté l’automne dernier, s’il s’en fait encore pour l’avenir du Québec, ou si tout cela s’éloigne de lui comme ces paysages qui défilent dans notre rétroviseur sitôt qu’on appuie sur le champignon.
Lundi, plutôt que de prendre le transport en commun, j’utilisai ma voiture pour me rendre au bureau. Notre-Dame était bloquée comme cela arrive souvent et, pour éviter le bouchon, j’empruntai des rues secondaires. J’étais en plein cœur d’Hochelaga-Maisonneuve, là où j’ai grandi jusqu’à l’Expo 67, quand tout était beau, comme dit une chanson de Beau Dommage. J’ai eu l’idée de faire un détour par ma rue, quelque quarante ans plus tard. Ce n’est plus tout à fait pareil. D’abord les arbres majestueux ont été rasés et laissent place à des arbres déjà assez grands mais qui ne sont plus, disons, d’origine, le Johnny’s Snack Bar, qui sentait si bon la patate frite, a été remplacé par Cœur d’Afrique, un resto offrant de la cuisine ivoirienne et congolaise (faudrait que j'y aille), la taverne Eastern's est devenue le Bar chez Françoise, qui fait plus classe… jusqu’au petit parc qui a vu ses balançoires, sa glissade et sa pataugeoire disparaître, écrasés par un condo géant. Devant le 1434 de la rue Valois, je n’ai pu m’empêcher de m’arrêter, d’examiner la fenêtre qui était celle de ma chambre. Si j’avais eu plus d’audace, j’aurais sonné et demandé à l’occupant de me laisser parcourir la maison de long en large.
Si les miracles existaient – mais j’en suis moins sûr depuis qu’une pub sur l’autobus prétend que Dieu n’existe probablement pas – je souhaiterais pouvoir revenir habiter avec mon père, ma mère et ma sœur au 1434 de la rue Valois, dans les mêmes conditions, avec les mêmes amis, sans rien changer à rien. Je décorerais ma chambre comme avant et j’installerais le globe terrestre que ma tante Monic m’avait donné en cadeau. Je ferais tourner sur le pick-up un 45-tours de Petula Clark (« Un jeune homme bien ») ou je chanterais à tue-tête : « Quand je l’ai vue, elle marchait seule dans la rue, chantant do wha diddy diddy dam di di dou… ». Puis là, un beau jour (il n’y avait que des beaux jours, de toute façon, rue Valois), je crierais à mes amis, les Lépine, les Pichette et les Laforest de se dépêcher, d’enfourcher nos bicycles et de monter la côte jusqu’à Sherbrooke. On nous avait dit qu’un illustre personnage passerait en limousine. Nous l’avons finalement vu et agité nos bras en l’air pour saluer ce géant en uniforme. Le soir, aux nouvelles de Télé-Métropole, on nous le remontrait. Cette fois, il était au balcon de l’hôtel de ville où il avait lancé un retentissant message d’espoir que jamais je n’oublierai. Qu’il ne faut pas que j’oublie, pas plus qu’un père ne doit oublier son fils.
Je sortis finalement de mon véhicule et m’approchai de la petite clôture en fer forgé, qui borne toujours le minuscule parterre devant le 1434, et qui est si peu haute qu’elle ne dissuade finalement que les nains de jardin d’entrer. La barrière était restée ouverte. Je la refermai délicatement, au ralenti, abaissai la clenche – comme mon père y tenait –et remontai dans la voiture pour poursuivre ma route...
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8 commentaires
Archives de Vigile Répondre
5 mai 2009Un texte touchant !
Marcel Haché Répondre
5 mai 2009Il m’arrive aussi, M. Durand, de passer quelques fois par Ma-Ho.
Je parcours en auto la rue Adam, d’ouest en est, je croise votre 1434, et m’arrête devant l’ancienne église St Mathias, devenue le Chic Resto-Pop. En diagonale du Resto, coin Orléans, les Glaneuses, devenues un temps le C.L.S.C., sont maintenant un Carrefour familial.
Les anciens lieux communautaires se sont donné de nouvelles missions. La solidarité a-t-elle gardé son élan d’antan ? Sais pas. Juste une petite crainte…
J’arrive enfin au 3966….Les choses ont un peu changé. L’état des lieux, je veux dire. Mes parents, la parenté, et tout un peuple de gens modestes, ceux des nombreux défilés de la Fête-Dieu, des drapeaux pontificaux aux balcons, tous ces gens et ces parents n’y sont plus.
Le quartier est toujours aussi modeste. Peut-être même un peu plus. Ni rebelle, ni soumis, le peuple québécois est toujours là. D’ailleurs, Il est plutôt partout, par là, le peuple québécois, Et c’est ben pour dire, d’anciennes écoles anglo sont devenues franco. Mais la mienne, au primaire, est devenue un condo.
Malgré tout et les années, le peuple québécois est bien plus fidèle qu’il n’y paraît. Cela s’y voit. Et ceux qui le peuvent, qui se souviennent du grand général, continuent toujours d’espérer. Cela se ressent.
« La vieillesse est un naufrage »
Archives de Vigile Répondre
3 mai 2009En lisant votre texte, monsieur Durand , je me suis rappelé un livre léger et beau de Christian Bobin qui nous parle de son père atteint de la maladie d'Alzheimer et qui «est depuis trois mois entré dans une maison dont il ne ne ressortira pas», y écrit-il.
Je suis allé relire ce bouquet de mots triés sur le volet qu'est «La présence pure.» Je me permets de vous confier deux courts extraits et de vous inviter à lire ce magnifique ouvrage de Christian Bobin:
«Ce qui est blessé en nous demande asile aux plus petites choses de la terre et le trouve.»
«J'écris dans l'espérance de découvrir quelques phrases, juste quelques phrases, seulement quelques phrases qui soient assez claires et honnêtes pour briller autant qu'une petite feuille d'arbre vernie par la lumière et brossée par le vent.»
Avec mes salutations. Bon courage!
Georges Le Gal Répondre
3 mai 2009Cher Jean-Pierre,
Moi qui te côtoie à chaque mois au Mouvement Montréal français, je constate à la lecture de ta chronique que je ne te connais pas beaucoup.
Je te remercie pour ce texte personnel et très touchant au sujet de tes parents vieillissants en perte d’autonomie et de ta famille.
J’en suis très, très ému!
Georges Le Gal
Archives de Vigile Répondre
3 mai 2009Monsieur Durand,
Touchée. Très touchée. et je dirai: "C'est la vie!" Non pas dans le sens banal dans lequel on peut parfois utiliser l'expression mais dans le sens de la notion du CERCLE dont se servent les Amérindiens pour comprendre et expliquer les phénomènes de nos vies. Tous les phénomènes au fond.
Je vous souhaite de recevoir des cadeaux inattendus de ce contact avec vos parents "retournés" disaient les générations précédentes, avant l'invention de l'Alzheimer, "en enfance" chacun à leur façon. C'était une autre façon, plus sereine peut-être et plus acceptante de dire les choses et peut-être que pour certains il s'agit d'un prélude obligé à une autre étape.
Souhaitons-le. Et merci de votre confidence,
Nicole Hébert
Archives de Vigile Répondre
3 mai 2009Je suis ému Jean-Pierre. Mon père est parti il y a dix ans maintenant. Ma mère a 91 ans et vit avec ma soeur. Je suis en quelque sorte sur la ligne de feu.
Archives de Vigile Répondre
3 mai 2009C'est beau même si un peu triste. Félicitations comme conteur !
Bonne santé aux vôtres malgré tout.
Marie-Hélène Morot-Sir Répondre
2 mai 2009Monsieur Durand, je ne peux rien rajouter de plus car vous avez dit tout ce que chacun d'entre nous ressent, en observant le déclin de nos propres parents, la façon dont nous aimerions quelques instants revenir au temps passé de notre enfance auprés d'eux, les revoir tels qu'ils étaient alors .. Il y a aussi cette mémoire du passé qui nous semble disparaître avec la leur, et c'est nous qui en devenons les dépositaires et les responsables pour nos enfants et nos petits enfants... En serons-nous capables ? C'est angoissant quelque part, et il nous apparaît terriblement que nous n'en savons pas autant que nos parents ou grands-parents, nous regrettons souvent de ne pas les avoir suffisament écoutés, lorsqu'ils nous racontaient le passé, ni pas assez posé de questions non plus, car la jeunesse est insouciante .. Nous avons vécu nous-même des moments forts que nous pourrons heureusement décrire, comme vous le racontez au sujet d'un certain balcon de l'hôtel de ville de Montréal et d'un certain général Français en visite chez vous, qui a relevé le moral de tant de gens ce jour-là..même s'il en a mécontenté d'autres ! Nous aurons nous aussi à transmettre notre propre expérience enrichie par celle de ceux qui nous ont précédés, mais il nous faut garder tout notre courage devant la vieillesse et le déclin de nos parents, même lorsque cela nous semble insupportable puique telle est la vie pour chacun d'entre nous.