Les résidents de l’ombre de la Ville Lumière

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Le bordel migratoire de Paris

À Paris, des centaines de migrants vivent dans des camps de fortune. Leur misère ne pourrait que s'accentuer dans le contexte d'une humeur électorale qui semble peu émue par leur sort.
Le ciel de Paris en hiver me fait penser à un dessin d’enfant peint avec de la peinture à l’eau et qui fait, sur le papier, des taches plus foncées ou plus pâles en fonction du liquide dont on a imprégné le pinceau. Depuis des semaines, le ciel est comme ça à Paris, un dégradé de gris, d’un gris souris à un gris très pâle, presque blanc, délavé.
C’est peut-être pour cela qu’en sortant du métro Porte de la Chapelle, dans le nord de la ville, le regard est tout de suite attiré vers le toit d’une tour d'habitation d’une trentaine d’étages où la compagnie d’appareils électroniques LG a fait installer son slogan en immenses lettres de néon rouges. « Life’s Good », dit l’enseigne flamboyante qui brille dans le ciel gris. Ironie formidable que ce « Life’s Good » se trouve justement ici, qu’il domine les tentes, les sacs de couchage, les couvertures de centaines de migrants qui dorment au pied de cette tour, sous un boulevard métropolitain que les Parisiens appellent le périph.
L’endroit est sale. Papiers, bouteilles, contenants de nourriture jonchent le campement où ces jeunes hommes mangent, dorment, vivent. Eux aussi sont sales. Abdul me pointe la tente où il dort avec sept autres hommes. Il lève son chandail pour me montrer qu’il a la gale. Le voyant faire, d’autres exhibent leurs propres plaies sous leurs vêtements crasseux. « Ça fait sept jours que je ne me suis pas lavé, c’est ce que ça donne. Je n’ai rien mangé aujourd’hui. Suis-je venu ici pour ça? Si je retourne en Afghanistan, dit-il, je mourrai dès la première minute. Mais ici, j’ai l’impression de mourir à petit feu, chaque minute qui passe. »
Ils viennent le plus souvent du Darfour, du Soudan, de l’Érythrée, de l’Éthiopie, du Pakistan, de l’Afghanistan. Sous le périphérique, on les trouve groupés par ethnies, il y a des frontières. Les Afghans ont aménagé leur camp là-bas, en face. À côté de l’arrêt de tram, ce sont les Soudanais, etc. Mais peu importe d’où ils viennent, ils sont tous blessés physiquement et psychologiquement par la route qui les a menés ici. Ils sont tristes, s’ennuient de leurs familles. La vie ici est un combat constant dans ce gris qui signifie aussi qu’ils ont froid, de ce froid humide dont on ne peut se protéger.
Ce qui frappe le plus quand on s’attarde autour des campements, c’est l’immobilité des hommes. Il faut dire que la route est longue avant d’arriver au métro la Chapelle. Plusieurs pays traversés dans des conditions périlleuses, épuisantes. Assis ou couchés, ils passent de longues heures, sous le périph, à ne rien faire. Ils fixent le ciel gris entre les grosses pierres que la Ville a déposées là pour décourager l’installation de ces petits bidonvilles. Ils y sont parfois depuis à peine quelques jours, mais la plupart s’y sont arrêtés depuis plusieurs semaines, voire quelques mois. Ils y attendent quelque chose : des papiers, un autre départ. Beaucoup attendent, en fait, de pouvoir entrer dans le camp humanitaire installé tout à côté, en novembre dernier, par la Ville de Paris.
« Ils ne s’attendent pas à ce que la vie soit aussi dure à Paris », résume le psychiatre René Wulfman, 67 ans, qui travaille à l’infirmerie du camp que les Parisiens ont surnommé la « bulle », en raison du fait que son centre d’accueil se situe sous un immense chapiteau sphérique.
« Imaginez des centaines d’hommes vulnérables et traumatisés réunis dans un quadrilatère précis. Ça entraîne toutes sortes de fléaux, précise-t-il. Les exploiteurs de misère : passeurs mafieux, par exemple. Mais aussi, comme ils n’ont plus rien à perdre, certains se mettent à la prostitution, les clients et les proxénètes viennent les recruter sur le trottoir, c’est facile. Les vendeurs de drogues les moins chères, du genre crack, ont trouvé dans le coin un marché extraordinaire. Ces jeunes, souvent musulmans, découvrent l’alcool. »
Il y a en plus de la violence entre les groupes ethniques. « Les Afghans qui ont 20 ans aujourd’hui ne connaissent que la guerre, la violence, la haine, explique le docteur Wulfman. Dans la rue, ils sont durs. Très durs. Particulièrement avec les Soudanais. On a fréquemment des blessés d’attaques au couteau qu’on prend en charge ici. »
Ils vivent dans la peur constante de se faire taper dessus et de se faire détrousser de leurs quelques maigres possessions. Et ça, c’est ce qui se passe ici, au bout de leurs routes où ils ont connu les pires violences.
- René Wulfman, psychiatre

Ces migrants, poursuit M. Wulfman, souffrent très souvent de symptômes liés au syndrome post-traumatique. « Nous avons tous les symptômes ici : insomnies, délires, flash-back, dépersonnalisation. »
Les migrants et la présidentielle
Dans la ville qu’on dit de lumières, les migrants sont des résidents de l’ombre dont on ne veut pas trop parler. Victimes de leurs histoires nationales d’abord – dictatures, guerres civiles, famines, conflits ethniques –, ils errent, en exil, dans un labyrinthe administratif dû à la bureaucratie du pays où ils ont abouti, mais aussi à la complexité des traités internationaux qui les concernent. En France, où leur présence dérange beaucoup d’électeurs, leur sort se retrouve aussi englué dans l’humeur politique actuelle.
Lors du premier débat télévisé entre les candidats à l’élection présidentielle, le 20 mars dernier, Marine Le Pen proposait carrément de « couper les aides et fermer les frontières ». L’argument de la chef du Front national : « Il y a en France sept millions de chômeurs et neuf millions de pauvres, occupons-nous des nôtres d’abord. »
Le candidat de La France en marche, Emmanuel Macron, proposait, lui, de reconduire les migrants illégaux à la frontière. Seul Benoît Hamon, candidat du Parti socialiste, dénonçait le fait que, contrairement à l’Allemagne et aux pays scandinaves, la France n’a « pas été à la hauteur de l’accueil ».
Et il est vrai que la France a tardé à réagir à la crise. Les Parisiens, qui évoquent souvent avec étonnement le fait qu’on trouvait encore à Paris des bidonvilles dans les années 70, ont vu depuis trois ans des camps de fortune s’installer un peu partout dans la ville et sa périphérie.
La crise commence à se manifester en janvier 2014, alors qu’une dizaine de migrants s’installent Porte de la Chapelle. Puis, ils sont rejoints par d’autres. On estime que de 50 à 80 personnes arrivent chaque jour. Au printemps 2015, on place des centaines de personnes dans des centres d’hébergement, puis on recommence. Mais c’est le mythe de Sisyphe, jusqu’au paroxysme : le démantèlement, au printemps 2016, du camp installé autour du métro Stalingrad, dans le nord de la capitale, alors que près de 4000 migrants sont mis à l’abri.
« En mai 2016, nous avons eu pendant quelques jours des pluies diluviennes. Les gens vivaient dans la boue. Ce n’était plus possible », se souvient Dominique Versini, élue de la Ville de Paris et chargée du projet de camp humanitaire. « La maire a décidé qu’il fallait créer un lieu pour recevoir ces gens, où ils peuvent voir un médecin, se procurer des vêtements, dormir, prendre une douche, où on les reçoit, où on leur parle dans une langue qu’ils comprennent et où ils sont orientés dans leurs démarches administratives, etc. »
Aujourd’hui, il y a quelques centaines d’hommes dans la rue, mais sans la volonté politique de la Ville de Paris, il y en aurait eu des milliers.
- Dominique Versini, élue de la Ville de Paris

Voici la « bulle »
Au cours de l’été 2016, la Ville de Paris a donc trouvé un lieu au nord, là où allaient naturellement les migrants, et on y a fait construire cette fameuse bulle, sorte de camp de réfugiés Ikea, dans la mesure où il est modulaire. On peut donc le monter et le démonter facilement. Pour l’anecdote, le lieu est aussi joli et design. Nous sommes à Paris, après tout.
Le concept est simple. Les migrants arrivent, s’inscrivent, ils sont pris en charge par des bénévoles et des interprètes réunis au même endroit. Ils restent là, dans de petites chambres confortables, en moyenne 10 jours, le temps de décompresser et de faire leurs demandes d’asile au gouvernement français. Ensuite, on les transfère ailleurs, dans des centres administrés par l’État.
Depuis novembre 2016, 5400 hommes sont passés par là. Les femmes et les enfants – 1500 mineurs et 600 femmes depuis novembre – vont dans un autre centre, à Ivry. « Il fallait protéger les femmes en particulier, car elles subissent sur les parcours migratoires et dans la rue toutes sortes de violences », précise Mme Versini avant d’ajouter d’un air entendu que « beaucoup sont enceintes et il n’y a pas de maris ».
La bulle a coûté près de 11 millions d’euros (15,5 millions de dollars canadiens) : l'infrastructure, le personnel, etc. Une facture partagée avec le gouvernement français. Même si sa création a causé un léger froid, justement, avec l’État, dont c’est la responsabilité au premier chef de s’occuper des réfugiés, celui-ci a fini par accepter de partager la facture et de créer des places d’hébergement à plus long terme pour les migrants qui arrivent de la bulle.
« Nous, les villes, on doit faire face, précise Mme Versini. Alors qu’on soit pour ou contre les migrants, peu importe, il faut gérer. On ne peut pas supporter de voir des gens dans des situations comme cela. Notre gouvernement, il aurait pu faire plus et plus vite, mais quand même il en a fait beaucoup. »
Son inquiétude : qui formera le prochain gouvernement en France? « Le sujet des migrants est un sujet clivant qui percute la situation économique d’un pays qui n’arrive pas à faire travailler ses jeunes et si quelqu’un comme Marine Le Pen arrive avec des idées populistes du genre "les migrants prennent des ressources qui ne vont pas aux Français", elle a un boulevard devant elle. »
Je suis inquiète. La question des réfugiés ne va pas s’arrêter parce que nous avons des élections présidentielles.
- Dominique Versini, élue de la Ville de Paris

Loin de la campagne
À l’intérieur de la bulle, les pensionnaires ignorent, pour la plupart, qu’ils constituent un enjeu électoral. Ils ont d’autres chats à fouetter, comme on dit. Ajhal, un Afghan de 25 ans, m’interpelle en allemand. Je suis grande et blonde, il pense que je viens d'Allemagne et se dit sans doute que je pourrai comprendre la langue qu’il a apprise là-bas, pendant l’année et demie qu’il y a passé, le temps que sa demande d’asile y soit refusée.
Par hasard, c’est une langue que je connais et ce grand jeune homme, qui fait visiblement de la musculation, s’effondre dans mes bras comme un petit garçon. Il a le coeur gros. « Je m’ennuie de papa et de maman », me dit-il les yeux emplis de larmes.
Je ne veux plus dormir dans la rue, je ne veux plus être seul. J’ai dû donner 10 000 $ à un passeur pour venir ici. Ça m’a pris deux mois à pied et caché dans une auto. Je n’ai aucune chance de survie si on me renvoie dans mon pays.
- Ajhal

Dans la petite cafétéria du centre où des bénévoles distribuent du thé, les migrants comme Ajhal attendent que Samir Djenidi leur prête un peu d’attention. Cet Algérien d’origine qui a connu les affres de la guerre agit ici comme médiateur. Il parle arabe et aide les migrants avec leurs papiers. Le cas d’Ajhal, refusé par l’Allemagne et, pourtant, menacé d’être renvoyé là-bas par la France, le touche. « Il est terrorisé. C’est un stress normal, mais il a le droit de contester le refus français. Ce que nous avons fait », précise M. Djenidi.
Celui-ci évoque d’autres cas avec émotion. « Je ne comprends pas pourquoi on ne pourrait pas bénéficier de l’apport de ces gens qui ont prouvé à quel point ils ont du courage. Ils ont traversé le désert de la Libye à pied! Parfois, c’est difficile d’écouter leur histoire et de les entendre dire qu’ils ont perdu leur dignité sur la route ou dans la rue, car perdre sa dignité, c’est plus fort que perdre la vie. »
Dans le camp anarchique des Soudanais, sous le périphérique, les jeunes viennent aussi me montrer leurs lettres de refus. C’est un mot qu’ils connaissent : « papiers, papiers », répètent-ils. J’en lis quelques-unes, de ces lettres, rédigées dans un français complexe et technique que j’ai moi-même de la difficulté à comprendre, sinon qu’elles sont truffées du mot REFUS revenant un peu partout. « Qu’est-ce que je vais faire maintenant? » me demande Haroun, 33 ans, ressortissant du Darfour. Comme on dirait au Québec, mon cher : « Hé boy, je l’sais ben pas… »
Depuis novembre dernier, la bulle a procuré un havre de paix et de repos à des milliers de migrants. Ils ont été pris en charge. On les a aidés avec leurs papiers. On les a transférés dans des centres. Mais pour ceux à qui la France dit non en fin de compte, c’est le retour à la rue, au périphérique, aux passeurs. Sous le scintillement incessant des grandes lettres en rouge qui nous disent que le vie est bonne, certains attendent d'entrer au centre humanitaire, tandis que les autres ne savent plus trop quoi attendre de la vie.


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