L’écrivain et éditeur, André Versaille, explique notamment, dans son livre, Les Musulmans ne sont pas des bébés phoques, comment les intellectuels de gauche ont entretenu l’idée que les musulmans de France étaient des victimes de l’Occident (2/2).
A lire aussi >> la première partie de l’entretien avec André Versaille: « Les intellectuels de gauche se sont compromis dans le déni »
A la lecture de votre livre, on a le sentiment que pour vous le monde islamique est un gigantesque Clichy sous-Bois…
Oui, en effet. Lors d’un débat, Clémentine Autain, opposée à Élisabeth Lévy, a déclaré (à partir de 9’40’’ dans la vidéo): « On ne comprend pas que l’islam n’est pas une religion majoritaire, qu’elle est aujourd’hui corrélée avec un rapport dominant/dominé, à travers le monde et en France. Ce n’est pas une culture majoritaire, c’est une culture de dominés. Et plus on les stigmatise plus l’intégrisme va monter » (rappelons tout de même que le monde musulman compte plus d’1,6 milliard d’individus sur une population mondiale d’un peu plus de 7 milliards, soit environ 23% des humains).
Cette assertion culpabilisante qui couvre les autres opinions, y compris celles des résistants musulmans contre la barbarie, explique sans doute notre absence de manifestation contre le terrorisme pratiqué par les islamistes. Cette violence, disons-nous, est certainement excessive, odieuse, tout ce que l’on voudra, mais elle ne serait en fin de compte que la réaction d’opprimés rendus fous par un Occident oppresseur. En face des horreurs djihadistes, il y aurait l’horreur plus déterminante du monde globalisé ultralibéral, dans lequel nous, les Occidentaux, avons enfermé les musulmans.
En réalité, cet aveuglement volontaire n’est que l’aggiornamento de notre cécité tiers-mondiste qui répète que le fondamentalisme islamiste n’est qu’une réaction au colonialisme.
Notre vision d’un monde partagé entre nous, les dominants, et eux, les dominés ex-colonisés, témoigne de notre paternalisme
Pourtant, le monde arabo-musulman n’est pas le seul à avoir été colonisé par la France. Il y a eu également l’Indochine et les pays d’Afrique noire. Or aucune de ces populations n’a généré de terrorisme massif et encore moins de barbarie du type de celles perpétrées par le groupe État islamique. S’il était vrai que la violence de la révolte était proportionnelle à la cruauté de l’oppression subie, nous aurions dû, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, assister à une multitude d’attentats juifs contre les Allemands ; pendant et après la guerre du Vietnam, à de multiples agressions vietnamiennes anti-américaines ; et dans les années 1990, à d’innombrables tueries tutsi. Nous savons qu’il n’en fut rien…
En réalité, notre vision d’un monde partagé entre nous, les dominants, et eux, les dominés ex-colonisés, témoigne de notre paternalisme – et de notre mépris envers une population que nous regardons comme décidément infantile. En nous accusant d’être des dominants, nous nous proclamons seuls sujets, et nous ravalons nos dominés au rang d’objets incapables d’autonomie jusque dans leur violence que nous réduisons à des réactions. C’est vrai pour les musulmans de France, c’est vrai pour l’ensemble du monde musulman que nous regardons comme une espèce de gigantesque Clichy sous-Bois. Le terrorisme ne serait en fin de compte qu’une amplification des délits de certains jeunes de banlieue…
L’Occident, et notamment les anciennes puissances impériales et coloniales, n’a-t-il rien à se reprocher ? Peut-on tout mettre sur le compte d’une sorte de « haine de soi » ?
Si, vous avez raison. L’Occident et les anciennes puissances impériales et coloniales ont bien des choses à se reprocher. Nous eûmes raison, je le répète, de dénoncer avec la plus grande vigueur l’esclavage et la colonisation – non seulement ses crimes mais son principe même. Que l’on fasse le procès de la colonisation et de la traite est très important, mais il est indispensable de le faire universellement, car si l’on reste sur une vérité partielle, nous ne produisons qu’une représentation tronquée de la réalité historique. Ni la colonisation ni l’esclavage n’ont été l’apanage de l’Occident. La colonisation fut autant le fait des Arabes (l’empire des Ommeyades, entre autres), des Turcs (l’empire Ottoman), et de bien d’autres populations. Quant à l’esclavage c’est, dit Malek Chebel, « la pratique la mieux partagée de la planète, c’est un fait humain universel. Même les Arabes, même les Persans, même les Indiens, peuples pourtant si raffinés, ont pratiqué l’esclavage. »1 Oui, les Africains ont pratiqué eux-mêmes une vaste traite « domestique », au point qu’après la promulgation des décrets de 1848 abolissant l’esclavage, le gouvernement français eut du mal à les faire appliquer en Algérie et au Sénégal où une partie des esclaves appartenait aux indigènes. Alors, pour ne pas indisposer les Maures esclavagistes qui assuraient le ravitaillement de la colonie, le gouverneur ordonna aux autorités locales de refouler les esclaves qui chercheraient asile dans les colonies françaises…
Il ne faut pas trop évoquer la traite négrière Arabe pour que les jeunes arabes ne portent pas sur leur dos tout le poids des méfaits des Arabes (Christiane Taubira)
Pendant longtemps, nous nous sommes interdits de considérer la question de l’esclavage de manière globale. Bien sûr, nous avons condamné, et avec la plus grande détermination, la traite « transatlantique », celle pratiquée par les Européens entre le XVIe et la première moitié du XIXe siècle et que la loi Taubira a défini comme un crime contre l’humanité. On remarquera, cependant, que cette loi Taubira reste en deçà du décret d’abolition de l’esclavage de 1848, qui condamne et interdit tout esclavage, et non seulement celui perpétré par les Occidentaux.
Conséquente avec elle-même, l’ancienne garde des Sceaux, femme humaniste s’il en est, a déclaré qu’il ne fallait pas trop évoquer la traite négrière arabe « pour que les jeunes arabes ne portent pas sur leur dos tout le poids des méfaits des Arabes ». Par ces propos, Christiane Taubira considère donc que le crime de l’esclavage relève de la responsabilité collective et qu’elle est héréditaire. Imagine-t-on aujourd’hui quelqu’un déclarer : « Il ne faut pas trop évoquer le nazisme pour que les jeunes Allemands ne portent pas sur leur dos tout le poids des méfaits des Allemands » ?
Si l’Occident n’arrive plus à définir et défendre ses valeurs, cela ne semble pas poser des problèmes majeurs avec les cultures asiatiques (même quand il existe un passif colonial comme dans le cas de l’Indochine et la France). Pourquoi l’islam rend-il, selon vous, le contact de ses fidèles avec l’Occident si difficile et, souvent, conflictuels ?
En effet, oui, contrairement à plusieurs pays asiatiques décolonisés comme l’Inde ou la Corée du Sud, qui s’en sortent avec un sentiment de revanche, le monde arabe reste coincé dans la banquise du ressentiment. Et ce ressentiment, nous, les « progressistes », avons sérieusement contribué à l’entretenir en fixant définitivement ce monde dans le camp des dominés. Conséquemment, nous avons tenu à proclamer la minorité musulmane, en France et en Europe de l’Ouest, victime suprême du racisme, jusqu’à considérer, à la suite du CCIF et des Indigènes de la République, ce racisme comme un racisme d’État, ce qui est une calomnie. Que les Arabes soient souvent victimes du racisme, c’est incontestable, mais celui-ci n’est nullement d’État.
Est-ce une question purement religieuse et idéologique ou bien un problème sociologique et anthropologique, une rencontre entre des sociétés modernes et prémodernes, entre modèles familiaux, systèmes d’honneur et rapports à l’autre différents ?
Que la dérive des cités sensibles ait des raisons socio-économiques (chômage, racisme, discrimination à l’embauche, délitement de l’autorité parentale,…), c’est évident. Néanmoins ce ne sont pas les seules. Il y a également des facteurs culturels – donc y compris religieux. Dans son livre Le Déni des cultures2, Hugues Lagrange (qui ne nie pas du tout l’importance des facteurs socio-économiques) a montré, par exemple, qu’à conditions sociales et immobilières semblables, le facteur de l’origine culturelle et géographique constitue l’une des variables explicatives des conduites sociales, y compris en matière de délinquance. D’où la nécessité, pour l’auteur, de prendre en compte les diverses cultures – pas du tout dans l’idée de culpabiliser les immigrés, mais dans celle de parvenir à des politiques d’intégration plus ajustées. Vaste levée de boucliers ! Lagrange est accusé de « culturalisme » (donc d’« essentialisme », ce dont se défend à raison l’auteur) par des sociologues « progressistes » comme Éric Fassin qui, sans rire, dénonce le culturalisme comme « l’arme des terroristes »… Rien que ça.
A lire aussi: « Les intellectuels de gauche se sont compromis dans le déni »
À mesurer le degré de violence que le livre de Lagrange a suscité, on voit que, bien plus que pour des raisons scientifiques, le rejet du culturalisme est surtout le fait de convictions idéologiques, et de la peur que ces explications ne viennent apporter de l’eau au moulin des xénophobes, ou, pire, des islamophobes.
Il est indubitable qu’une instrumentalisation de ces données pourrait être faite, et il va de soi qu’il faut refuser toute essentialisation. Qu’il faille prendre en compte une pluralité de facteurs macro et microsociaux (ce que fait Lagrange), et non isoler la culture comme étant indifférente aux interdépendances et aux interactions sociales, économiques, politiques, c’est évident. Mais il est grotesque de vouloir se dissimuler des réalités et s’empêcher de voir des corrélations et des cohérences de valeurs dévoilées dans cet intelligent ouvrage.