Je gardais un impérissable souvenir de cette semaine passée à Lowell, au Massachusetts, en décembre 1972, il y a déjà plus de 35 ans. C’est à la suite d’une suggestion un peu saugrenue de mon prof de littérature, Sylvain Lelièvre, et aussi de ma lecture de l’essai que VLB venait de consacrer à Jack Kérouac, que j’avais fait mon baluchon et grimpé dans un Greyhound en direction de Boston.
Davantage que la quête du Kérouac mythique, ce qui m’avait intrigué, c’était d’apprendre que tant de Canadiens français avaient connu l’exode vers les États de la Nouvelle-Angleterre, depuis 1840 et jusqu’à 1930 environ, et qu’ils y étaient maintenant installés à demeure. Et pourtant, alors que le Québec se dirigeait sur les chapeaux de roues vers l’élection d’un premier gouvernement souverainiste, l’existence de cette Franco-Américanie, de ce Québec d’en bas, demeurait le secret le mieux gardé. Certes, on l’avait évoqué à Radio-Canada, lors d’une émission du « Sel de la semaine », consacrée justement à Kérouac, mais c’était somme toute bien peu.
C’est ainsi que je déambulai dans les rues de Lowell, longeant la rivière Merrimack et découvrant dans celle-ci le reflet des usines de textile qui, hier encore, dominaient la vie économique de la région et y embauchaient tout ce que la ville comptait de « Canucks ». Je lorgnai le tout au moyen d’une caméra super-huit prêtée par le cégep, promenant mon objectif sur les devantures des magasins, en portant une attention toute particulière aux enseignes, pour y constater l’abondance de patronymes français dans les raisons sociales.
Les dames, toutes dans la soixantaine, semblèrent éprouver du plaisir à m’accueillir parmi elles. Il faut dire que je devais être beau bonhomme à l’époque (du moins, j’aime à le croire) et c’était donc un cadeau du ciel que leur avait rendu la Providence (et Lowell est si près du Rhode Island) en leur amenant un cégépien au beau milieu de leurs agapes. J’avais donc toute l’attention sur moi et je connus ce que Warhol appelait le quart d’heure de célébrité. Toute la discussion passa à parler de la vie française à Lowell, à entendre des confidences et des anecdotes sur la petite histoire familiale de chacune, depuis ces arrière-grands-parents, qui avaient quitté, qui la Beauce, qui le Bas-Saint-Laurent pour venir s’établir par ici. Tout cela était dit à la bonne franquette et suscitait parfois des rires, même si certaines bribes de phrases m’échappaient, surtout quand elles étaient dites en anglais. Ça jacassait tant et tellement qu’on aurait dit la version « Mets-ses-chaussettes » des Belles-sœurs de Tremblay. Ce qui me donna une idée.
Je leur demandai de lire à tour de rôle quelques lignes du roman Sur la route, de Kérouac, que je traînais avec moi. Toutes se prêtèrent avec amusement à ce jeu et j’enregistrai le tout sur une minicassette. La lecture était parfois laborieuse à souhait, la plupart d’entre elles ayant perdu l’habitude de lire en français, quand ce n’était pas de lire tout court, et certains mots leur paraissaient du chinois. C’est ainsi qu’une d’entre elles buta sur le mot « copains » et demanda à la ronde: « Qu’ossé ça veut dire, ça, copains ? » On s’est bien amusé au bout du compte, et elles m’invitèrent à ne pas compter les tours et à revenir, car elles n’étaient pas sorteuses. Je leur promis comme de bien entendu, mais je manquai à ma promesse. Il doit bien en rester quelques-unes encore en vie, en marchette ou en fauteuil roulant ?
Le père Morissette fit pour moi quelques appels téléphoniques et me fit inviter chez des familles, qui m’accueillirent toujours avec la plus grande attention, comme si j’étais l’ambassadeur de leur patrie d’origine. Si les communications s’effectuaient avec aisance avec tous, j’avais bien de la misère avec les jeunes qui refusaient de s’adresser à moi autrement qu’en anglais. Manifestement, les jeunes n’étaient plus aussi à l’aise que leurs aînés avec notre langue, si bien qu’ils craignaient qu’on ne le découvre ou qu’on se moque de cet accent à couper au couteau, ne pouvant savoir que jamais au grand jamais je n’aurais eu cette vilaine tentation.
Je passai une soirée chez une parente de Jack Kérouac. Cette dame craignait un peu de perdre son français, car ses meilleures amies n’étaient pas des francos. Mais ce fut encore un moment mémorable. Si elle voulait bien jaser des Kérouac de Lowell, elle ne voulait pour rien au monde rater ses émissions de télé. Si bien que, ce soir-là, contre toute attente, je passai la soirée non seulement avec Mme Kérouac et ses vieux souvenirs, mais également avec le docteur Marcus Welby ! Ce cher médecin que tout le monde adorait à l’époque, ignorant pourtant, merci Paul Piché, qu’il ne cherchait pas les causes des maladies comme l’amiantose. Madame Kérouac avait aussi une couple de chambreurs venus d’Afrique pour étudier au Massachusetts Institute of Technology. Comme ils lui avaient tous offert des souvenirs de leurs pays respectifs, elle profita de mon passage pour m’offrir à son tour ces cossins qu’elle jugeait encombrants – des ramasse-poussière – comme un coupe-papier, un masque africain et une antilope gossée dans du bois. J’ai encore le coupe-papier.
Pour les jeunes de mon âge, je n’en rencontré qu’un seul, Paul, qui était une sorte de jeune « preppy » féru de Kérouac, qui vivait chez ses parents, en banlieue de Lowell, dans une grande maison qui aurait pu avoir appartenu à la famille Stone. Dès que j’eus franchi le pas de sa porte, Paul cria à la cantonade que « son ami » (il devait en manquer cruellement pour m’introniser si vite dans son cercle) venait d’arriver. Il faut croire que je ne fis pas l’effet de l’ambassadeur Ben Béland, car le mot Québec ne provoqua aucune réaction. C’est à peine si sa mère, qui ressemblait à la comédienne Donna Reid, me lança un « Hi » de politesse; tous les autres étant rivés devant leur écran de télé où l’on présentait du football. Paul s’excusa pour l’accueil et me conduisit dans sa chambre rangée et propre comme un sou neuf. On parla de Kérouac, bien sûr, mais peu du Québec, car, comme tous les autres jeunes de son âge, il n’avait d’intérêt que pour ce qui se passait au Vietnam. Et pour cause.
Avec tous ceux que je rencontrai, je leur donnais un cours 101 accéléré sur l’histoire récente du Québec, commençant avec la Révolution tranquille pour s’arrêter avec la crise d’Octobre. Mais, avouons-le, vu de Lowell, le Québec leur paraissait bien loin. Si l’Histoire et la langue nous réunissaient à coup sûr, les Lowelliens étaient aussi – je ne tardai pas à m’en rendre compte – des citoyens américains à part entière.
Le père Morissette, qui me trouvait peut-être trop sage avec mes questions bien gentilles, me suggéra aussi de me rendre au club Passe-temps, un endroit où les hommes franco-américains se réunissaient pour boire, pisser et jouer au pool. Une taverne, quoi. Et il y avait de la boucane dans la cabane, laissez-moi vous dire, mais bon, on n’avait pas encore inventé le concept de « fumée secondaire ». Je me sentais bien parmi les bedaines de bière des prolétaires, et c’était là l’essentiel. Je ne tirai toutefois pas grand-chose de cet endroit, pourtant rempli de Jack Kérouac… autant que de Jack Daniel’s ! Maudite boisson !
S’il fallait que je relate par le menu, ne serait-ce qu’une seule journée de cette escapade lowellienne, j’ai bien peur que vous ne seriez pas long à m’abandonner à mes effluves du passé et vous auriez parfaitement raison. Alors, permettez qu’à ce stade-ci je presse sur le bouton « fast forward ».
De tous les gens de Lowell rencontrés, c’est l’historien Richard Santerre qui m’en apprit le plus sur sa ville, les Franco-Américains et Kérouac. Cet homme était rien de moins qu’un puits de science en matière franco-américaine. Il fouinait partout pour sa quête d’information sur le fait français en Nouvelle-Angleterre. Il sentait l’urgence de mettre à l’abri les annales et de conserver les archives du peuple franco. Chaque question que je lui posais se méritait une réponse fouillée et claire. C’est pas mêlant, c’est l’Histoire des Franco-Américains qui défilait devant mes yeux ébahis. Une Histoire qui était en quelque sorte aussi une continuation de la nôtre, mais en sol américain, une Histoire qui, en un sens, tournait un peu mal vers la fin, alors que ce « Québec d’en bas » s’anglicisait à vue d’œil pour des raisons dont ce n’est pas le propos d’évoquer ici.
De retour à Montréal, mes photos et mes enregistrements me permirent de réussir le cégep avec une note preque parfaite en littérature (pour les maths, ce fut moins génial). Quelques années plus tard, il paraît, mais il paraît tellement de choses, que Sylvain Lelièvre parlait de ma petite escapade à Lowell comme d’un modèle d’implication d’un élève sérieux et appliqué. La réalité est que Lelièvre était un professeur qui incitait à l’émulation. Mon cas n’avait rien d’unique. (Était-ce si nécessaire d’ajouter pour le bénéfice du lecteur cette dernière phase ? Permettez-moi d’en douter.)
En mai dernier, la Maison Ludger-Duvernay accueillait deux visiteurs franco-américains comme conférenciers, Yvon Labbé et Paul LaFlamme, et ce fut pour moi l’occasion de renouer avec l’Histoire de cette diaspora et de me demander ce qu’il était advenu des gens rencontrés à Lowell il y a 35 ans et des poussières. J’ai donc fait une recherche sur Internet. Un ami, Laurent Desbois, m’avait aussi montré quelques photos qu’il avait prises à Lowell l’automne dernier, dont l’une illustre l’Hôtel de ville avec le drapeau du Québec au mât. Cela me donnait d’autant plus le goût de rétablir les ponts.
D’abord, je compris qu’il avait dû se passer quelque chose de grave pour le Père Morissette, quand je vis qu’il y avait maintenant un boulevard à Lowell qui portait son nom. De fait, il mourut en 1991. J’ai voulu retracer Richard Santerre, mais on me répondit qu’il était à la retraite, que mon appel pourrait le déranger, bref, on me le déconseillait. Quelqu’un m’offrit de lui transmettre une lettre si j’insistais. J’écrivis à Jeannine Richard, qui anime de Lowell, chaque dimanche entre 17h et 19h, l’émission de radio « Your French Connection » sur les ondes du 91,5 FM ([www.wuml.org->www.wuml.org]). Elle me mit en contact avec Roger Lacerte, autre personne qui en connaît un char pis une barge sur la Franco-Américanie. Elle me suggéra aussi de contacter le père Lucien Sawyer, un Oblat comme le père Morissette.
C’est par le biais du père Sawyer que j’obtins le numéro de téléphone de Richard Santerre. Je lui téléphonai, il n’y était pas, mais je ne laissai pas de message. Entre-temps, le père Sawyer s’était fait aller la margoulette et avait prévenu Santerre que je voulais lui parler. C’est pourquoi le 12 juin dernier, je reçus un appel de Richard Santerre. Cela faisait plus de 35 ans que nous n’avions pas échangé. Je le mis au parfum en lui apprenant que j’étais venu le voir en 1972, que si bien des choses avaient changé, j’avais encore quelques questions à lui poser sur Lowell. Et cela repartit de plus belle, comme si nous reprenions la conversation au même endroit que nous l’avions laissée.
Jean-Pierre Durand
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2 commentaires
Archives de Vigile Répondre
19 juin 2008Bel article sur une région importante de la Franco-Amérique. Qu'en est-il de cette "Amérique"? De livres importants ont paru ces dernières années à ce sujet chez Septentrion:
D. Louder et E. Waddell, Franco-Amérique (Québec: Éditions du Septentrion, 2008)
D. Louder, J. Morisset et E. Waddell, Vision et visages de la Franco-Amérique (Québec: Éditions du Septentrion, 2001).
Remontant plus loin, il y a eu D. Louder et E. Waddell, Du continent perdu à l'archipel retrouvé: le Québec et l'Amérique française (Québec: Presses de l'université Laval, 1983).
Archives de Vigile Répondre
15 juin 2008Intéressant article. Il en reste, mais peu, et de moins en moins. Je participe au conseil d'administration de l'Association des familles XXX et il y a deux américains dans le groupe qui viennent de temps en temps participer aux réunions.
Le problème c'est qu'ils arrivent avec un dictionnaire, ne comprennent à peu près pas ce qui se passe, et on ne comprend à peu près pas ce qu'ils disent.
Leurs enfants ne parlent ni ne comprennent le français. Et pourtant, disent-ils, jusqu'à l'âge de six ans ils ne parlaient que français...
En même temps, un anglo québécois de ma connaissance ayant été élevé dans une ville moyenne du Québec, dit encore aujourd'huii à près de soixante ans «le table» et «la mur»
Ça en dit long surla force de l'intégration-assimilation des américains, et la faiblesse de la nôtre.