Les fruits de l'indifférence

TV5 Monde

La chaîne de télévision TV5 Monde a frôlé le désastre. Au terme d'un mélodrame qui se jouait depuis des mois à Paris, les actionnaires de la chaîne de langue française sont finalement parvenus mardi à un compromis qui sauvegarde son indépendance et son caractère multilatéral. Mais il s'en est fallu de peu que celle-ci tombe sous la coupe réglée du nouveau holding de l'audiovisuel extérieur créé par Nicolas Sarkozy afin de mieux faire entendre la «voix de la France» dans le monde.
Chacun est à même de constater que dans ses discours, le président français mélange allégrement les intérêts de la France et ceux de la Francophonie, comme si les deux mots étaient de parfaits synonymes. Comment s'étonner alors qu'on ait entrepris de forcer TV5 Monde, dont la France détient 80 % du capital, à se soumettre aux seuls intérêts français? Surtout lorsqu'on sait que la nouvelle chaîne d'information France 24, fondée par le nouveau président de ce holding, Alain de Pouzilhac, rêve de mettre la main sur le trésor de guerre que représente l'extraordinaire réseau de diffusion de TV5 Monde.
La Belgique, la Suisse, le Québec et le Canada ne l'ont pourtant emporté que par la peau des dents. Il s'en est fallu de peu que le coup de force tenté deux semaines plus tôt ne réussisse. Sans les mises en garde de la Suisse et de la Belgique, qui ont menacé publiquement de se retirer de la chaîne, il n'est pas certain que le dénouement eût été aussi favorable. Pressée d'en finir avant le sommet de la Francophonie, qui aura lieu à Québec en octobre, la France a finalement cédé. Il n'est pas non plus exclu que certaines personnes dans l'entourage du président et du premier ministre français aient finalement compris sur le tard que la personnalité de TV5 Monde ne pouvait pas se confondre avec celle de la France.
Mais pourquoi a-t-il fallu passer par un tel gâchis? Dans cette affaire, reconnaissons que le Québec est loin d'avoir su faire jouer à temps tout le capital de sympathie dont il jouit en France. Comment expliquer autrement qu'aucune personnalité politique de premier plan et pas un seul intellectuel en vue n'ait publiquement pris la défense du Québec et de TV5? Comment expliquer que ce drame se soit joué derrière des portes closes alors qu'il mettait en péril la plus belle réalisation de la Francophonie?
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Ce mélodrame est malheureusement symptomatique de l'indifférence dans laquelle la relation France-Québec s'enlise lentement. On sait que la politique qui définit cette relation est en voie de révision à l'Élysée. S'il faut en croire l'ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin, la France serait sur le point d'abandonner sa politique de «non-ingérence et non-indifférence» qui définissait son attitude depuis le célèbre «Vive le Québec libre!» du général de Gaulle. Selon le secrétaire d'État à la Francophonie, Alain Joyandet, cette formule serait remplacée par une autre plus neutre stipulant simplement que la France entretient «une relation directe et privilégiée» avec le Québec.
Il ne s'agit pas d'un simple débat de mots. Encore moins d'une affaire de souverainistes. En laissant tomber la formule élaborée par l'ancien ministre Alain Peyrefitte, la France abandonnerait le préjugé favorable à notre égard qui a animé tous les présidents français depuis Charles de Gaulle. Entre Québec et Ottawa, avec qui Paris entretient également une relation «directe et privilégiée», la France jugerait dorénavant à la pièce en fonction de ses propres intérêts et de l'air du temps. L'abandon de la «non-indifférence» ne peut signifier que le triomphe de son contraire: l'indifférence!
Dès la semaine prochaine, l'actualité devrait nous en offrir une belle illustration. Le départ de la Grande Traversée des voiliers qui partiront de La Rochelle jeudi à destination de Québec ne sera pas honoré par la présence du premier ministre du Québec. En effet, le principal événement qui doit souligner en France le 400e anniversaire de la fondation de Québec accueillera en lieu et place la gouverneure générale du Canada. À côté du faste royal, la timide présence d'un ministre provincial nommé Philippe Couillard ne pourra que passer inaperçue. Ce qui aurait pu être un moment clé de la relation France-Québec s'annonce déjà comme un grand moment de la relation France-Canada.
Mais comment critiquer l'indifférence de la France quand le Québec lui-même ne semble guère exprimer d'autres sentiments?
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L'art possède l'extraordinaire avantage sur la politique de pouvoir présager parfois ce que l'avenir nous réserve. Peut-être l'exposition du musée du Louvre qui sera présentée cet été à Québec cache-t-elle un message subliminal. Le vide abyssal qui caractérise son thème, Les arts et la vie (!), n'est-il pas le symbole de ce même vide qui anime aujourd'hui les relations France-Québec?
Certes, les habiles conservateurs ont déployé tout leur talent pour habiller de mots pompeux une entreprise commerciale qui vise à attirer le chaland à Québec cet été en lui faisant croire qu'il pourra visiter le Louvre en économisant un billet d'avion. Au-delà du cirage de pompes qui s'est étalé dans les médias québécois cette semaine après que le Musée national des beaux-arts de Québec eut organisé quelques voyages de presse, il faut se rendre à l'évidence: cette exposition flatte peut-être l'orgueil québécois mais n'a aucun intérêt artistique.
Voici ce que me confiait cette semaine le spécialiste Didier Ryckner, qui anime à Paris La Tribune de l'art. «Il était tout à fait justifié d'organiser une exposition à l'occasion de l'anniversaire de la ville de Québec. Mais il s'agit en l'occurrence d'une exposition sans le moindre intérêt artistique. L'intitulé de l'exposition, Les arts et la vie, est tout simplement absurde. L'exposition du Louvre à Québec ne sera qu'une exposition-spectacle de plus. Pourquoi ne pas avoir organisé une véritable exposition?»
Tels sont les fruits de l'indifférence. L'exemple du sursaut survenu à TV5 Monde montre pourtant qu'il n'est jamais trop tard pour donner un contenu et un sens à une relation qui demeure la seule où le Québec parle de sa propre voix dans le monde. Encore faut-il avoir quelque chose à dire.
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crioux@ledevoir.com


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