Le général de Gaulle opposa par deux fois son veto à l’entrée de l’Angleterre dans la marché commun – pour des raisons peu connues du public.
Bien évidement, il est évident qu’il aurait été horrifié par ce qu’est devenu ce “machin”.
Voici en tous cas une synthèse de sa position – il doit bien sourire aujourd’hui…
Le premier veto du général de Gaulle en janvier 1963
Le responsable des questions européennes, le ministre britannique Edward Heath, est chargé de mener les négociations à Bruxelles avec les Six. Mais les négociations sont difficiles parce que Londres, jouant de sa dimension impériale, réclame de nombreuses entorses aux règles communautaires. Le Royaume-Uni a en effet du mal à accepter le tarif douanier commun par crainte de renoncer à ses relations privilégiées avec les membres duCommonwealth.
Au cours de l’été 1962, des progrès sensibles sont faits, notamment en matière d’abandon progressif de la préférence impériale. Mais les Britanniques multiplient les demandes de dérogations et d’exceptions. Harold Macmillan lance une campagne de sensibilisation populaire afin de convaincre l’opinion publique britannique. Mais en septembre 1962, à la conférence du Commonwealth, le Canada et la Nouvelle-Zélande se disent opposés à l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté économique européenne (CEE).
L’Allemagne, le Benelux et l’Italie sont disposés à faire des concessions substantielles. Mais les négociations sur l’élargissement sont ajournées à la suite du véto catégorique du général de Gaulle.
En effet, le 14 janvier 1963, le général de Gaulle fait une conférence de presse dans laquelle il se déclare opposé à la demande d’adhésion du Royaume-Uni. Il évoque l’incompatibilité entre les intérêts économiques continentaux et insulaires. Il exige que la Grande-Bretagne accepte toutes les conditions des Six et qu’elle abandonne ses engagements vis-à-vis des pays inclus dans sa zone de libre-échange. Le 28 janvier, le gouvernement français impose à ses cinq partenaires européens, choqués par ce veto unilatéral, un ajournement des négociations d’adhésion avec les pays candidats.
Le président français craint que la nouvelle candidature ne mette en péril la Politique agricole commune (PAC) et n’ait pour effet de transformer la Communauté économique européenne (CEE) en une vaste zone de libre-échange. Il voit surtout dans la Grande-Bretagne un cheval de Troie des États-Unis : l’adhésion britannique aurait, selon lui, dénaturé l’Europe européenne en Europe atlantique. Il se montre partisan de l’approfondissement et de l’accélération du Marché commun plutôt que de son élargissement. Il met en doute l’esprit européen de la Grande-Bretagne.
L’attitude du général de Gaulle s’explique aussi par des raisons qui ne relèvent pas uniquement des intérêts de la CEE. Aux ressentiments anti-anglais qu’il nourrit depuis son exil à Londres pendant la guerre, s’ajoutent les craintes d’une entente anglo-américaine en matière nucléaire. Ainsi la fourniture, en octobre 1962, des fusées Polaris américaines aux Britanniques porte un coup sérieux à la bonne entente franco-anglaise tandis que de Gaulle se rapproche toujours plus de l’Allemagne. (Source)
La conférence de presse du 14 janvier 1963
Journaliste
Pouvez-vous définir explicitement la position de la France face à l’entrée de l’Angleterre dans le marché commun et l’évolution politique de l’Europe ?
Charles de Gaulle
Bien, voilà une question très claire à laquelle je vais m’efforcer de répondre clairement. Moi je crois que quand on parle d’économie et à plus forte raison quand on en fait, il faut que ce que l’on dit, ce que l’on fait soit conforme aux réalités parce que sans ça on va à des impasses et même des fois on va à la ruine.
Dans cette très grande affaire de la communauté économique européenne et aussi dans celle de l’adhésion éventuelle de la Grande-Bretagne, ce sont les faits qu’il faut d’abord considérer. Les sentiments, si favorables qu’ils puissent être ou qu’ils soient, ces sentiments ne sauraient être invoqués à l’encontre des données réelles du problème. Quelles sont ces données ? Le traité de Rome a été conclu entre six Etats continentaux. Des Etats qui économiquement parlant sont, on peut le dire, de même nature.
En effet, qu’il s’agisse de leurs productions, industrielle ou agricole ou bien de leurs échanges extérieurs ou bien de leurs habitudes, et de leurs clientèles commerciales, ou bien de leurs conditions de vie et de travail, il y a entre eux beaucoup plus de ressemblances que de différences. D’ailleurs ils sont contigus et ils s’interpénètrent, ils se prolongent les uns les autres par leurs communications, et c’est donc un fait que de les grouper, et de les lier entre eux de telle façon que ce qu’ils ont à produire, à acheter, à vendre, à consommer, et bien ils le produisent, l’achètent, le vendent, le consomment de préférence dans leur propre ensemble, ça c’est conforme aux réalités. Il faut ajouter d’ailleurs qu’au point de vue de leur développement économique, de leur progrès social, de leur capacité technique, ils sont, en somme, du même pas. Et ils marchent d’une façon fort analogue.
Encore se trouve-t-il qu’il n’existe entre eux aucune espèce de griefs politiques, aucune question de frontière, aucune rivalité de domination, de puissance. Et puis au contraire, ils sont solidaires, ils se sentent solidaires. Au point de vue, d’abord de la conscience qu’ils ont de détenir ensemble une part importante des sources de notre civilisation. Et aussi quant à leur sécurité, parce qu’ils sont des continentaux et qu’ils ont devant eux une seule et même menace d’un bout à l’autre de leur ensemble territorial et puis enfin ils sont solidaires par le fait qu’aucun d’entre eux n’est lié au dehors par aucun accord politique, ni militaire particulier.
Alors il a été psychologiquement et matériellement possible de faire une communauté économique des six. D’ailleurs ça n’a pas été sans peine quand le traité de Rome a été signé en 1957, c’était après de longues discussions. Et quand il fut conclu pour qu’on puisse réaliser quelque chose il fallait que nous autres Français, nous mettions en ordre dans les domaines économiques, financiers, monétaires, etc. Et ça a été fait en 1959. A partir de ce moment-là la Communauté était en principe viable mais il fallait alors appliquer le traité.
Or ce traité qui était assez précis, assez complet à propos de l’industrie, ne l’était pas du tout au sujet de l’agriculture. Et cependant pour notre pays il fallait que ce fût réglé. Il est bien évident en effet que dans l’ensemble de notre activité nationale, l’agriculture est un élément essentiel. Nous ne pouvons pas concevoir et nous ne voulons pas concevoir un autre marché commun dans lequel l’agriculture française ne trouvera pas des débouchés à la mesure de sa production. Et nous convenons d’ailleurs que parmi les six, nous sommes le pays pour lequel cette nécessité-là s’impose de la manière la plus impérative. C’est pourquoi quand en janvier dernier on pensa à mettre en oeuvre la deuxième phase du traité. Autrement dit, un commencement pratique de l’application. Nous avons été amenés à poser comme condition formelle l’entrée de l’agriculture dans le marché commun. Cela fut finalement accepté par nos partenaires. D’ailleurs il y fallut des arrangements très complexes et très difficiles et encore certains règlements sont toujours en cours.
Là-dessus, la Grande-Bretagne a posé sa candidature au Marché Commun. Elle l’a fait après s’être naguère refusée à participer à la Communauté qu’on était en train de bâtir. Et puis ensuite après avoir créé une zone de libre échange avec six autres Etats, et puis enfin après avoir, je peux bien le dire, on se rappelle les négociations qui ont été menées si longuement à ce sujet, après avoir fait quelques pressions sur les six, pour empêcher que ne commence réellement l’application du marché commun. Enfin l’Angleterre a demandé à son tour à y entrer mais suivant ses propres conditions.
Cela pose sans aucun doute à chacun des six Etats et ça pose à l’Angleterre des problèmes d’une très grande dimension. L’Angleterre, en effet elle, est insulaire. Elle est maritime. Elle est liée par ses échanges, ses marchés, ses ravitaillements aux pays les plus divers, et souvent les plus lointains. Elle exerce une activité essentiellement industrielle et commerciale, et très peu agricole. Elle a dans tout son travail des habitudes et des traditions très marquées, très originales. Bref, la nature, la structure qui sont propres à l’Angleterre diffèrent profondément de celle des continentaux.
Comment faire pour que l’Angleterre telle qu’elle vit, telle qu’elle produit, telle qu’elle échange, soit incorporée au Marché commun tel qu’il a été conçu et tel qu’il fonctionne ? Par exemple, les moyens par lesquels se nourrit le peuple de la Grande-Bretagne et qui est en fait l’importation de denrées alimentaires achetées à bon marché dans les deux Amériques. ou dans les anciens Dominions, tout en donnant, en accordant des subventions considérables aux agriculteurs anglais. Ce moyen-là est évidemment incompatible avec le système que les six ont établi tout naturellement pour eux-mêmes. Le système des six ça consiste à faire tout avec les produits agricoles de toute la Communauté. A fixer rigoureusement leur prix. A interdire qu’on les subventionne. A organiser leur consommation entre tous les participants. Et à imposer à chacun de ces participants de verser à la Communauté toute économie qu’il ferait en faisant venir du dehors des aliments au lieu de manger ce qu’offre le marché commun. Encore une fois, comment faire entrer l’Angleterre telle qu’elle est dans ce système-là ?
On a pu croire, parfois que nos amis Anglais, en posant leur candidature sur le Marché Commun acceptaient de se transformer eux-mêmes au point de s’appliquer toutes les conditions qui sont acceptées et pratiquées par les six. Mais la question est de savoir si la Grande-Bretagne actuellement peut se placer avec le Continent et comme lui à l’intérieur d’un tarif qui soit véritablement commun. De renoncer à toutes préférences à l’égard du Commonwealth. De cesser de prétendre que son agriculture soit privilégiée. Et encore, de tenir pour caducs les engagements qu’elle a pris avec les pays qui ont fait partie, qui faisaient partie, ou qui font partie de sa zone de libre échange. Cette question-là c’est toute la question. On ne peut pas dire qu’elle soit actuellement résolue. Est-ce qu’elle le sera un jour ? Seule évidemment l’Angleterre peut répondre.
La question est posée d’autant plus qu’à la suite de l’Angleterre, d’autres Etats qui sont, je le répète, liés à elle par la zone de libre échange, pour les mêmes raisons que la Grande-Bretagne voudraient ou voudront entrer dans le Marché Commun, il faut convenir que l’entrée de la Grande-Bretagne d’abord et puis ceux de ces Etats-là changera complètement l’ensemble des ajustements, des ententes, des compensations, des règles qui ont été établis déjà entre les six, parce que tous ces Etats comme l’Angleterre ont de très importantes particularités. Alors c’est un autre marché commun dont on devrait envisager la construction. Mais celui qu’on bâtirait à onze. Et puis à treize. Et puis peut-être à dix-huit. Elle ne ressemblerait guère sans aucun doute à celui qu’ont bâti les six.
D’ailleurs cette Communauté s’accroissant de cette façon verrait se poser à elle tous les problèmes de ces relations économiques avec toute sorte d’autres Etats et d’abord avec les Etats-Unis. Il est à prévoir que la cohésion de tous ses membres qui seraient très nombreux, très divers n’y résisterait pas longtemps. Et qu’en définitive il apparaîtrait une Communauté Atlantique colossale sous dépendance et direction américaine, et qui aurait tôt fait d’absorber la Communauté de l’Europe. C’est une hypothèse qui peut parfaitement se justifier aux yeux de certains, mais ce n’est pas du tout ce qu’a voulu faire et ce que fait la France et qui est une construction proprement européenne.
Alors il est possible qu’un jour, l’Angleterre parvienne à se transformer elle-même suffisamment pour faire partie de la Communauté européenne sans restriction, sans réserve et de préférence à quoi que ce soit. Et dans ce cas-là les six lui ouvriraient la porte et la France n’y ferait pas d’obstacle bien qu’évidemment la simple participation de l’Angleterre à la Communauté changerait considérablement sa nature et son volume. Il est possible aussi que l’Angleterre n’y soit pas encore disposée et c’est bien là ce qui paraît résulter des longues, si longues, si longues conversations de Bruxelles. Mais si c’est le cas, il n’y a rien là qui puisse être dramatique.
D’abord, quelque décision que prenne finalement l’Angleterre à cet égard, il n’y a aucune raison pour que soient changés, en ce qui nous concerne, les rapports que nous avons avec elle. Et la considération, le respect qui sont dus à ce grand Etat, à ce grand peuple n’en seront pas altérés le moins du monde. Ce que l’Angleterre a fait à travers les siècles dans le monde est reconnu comme immense, bien qu’il y eut souvent des conflits avec la France. La participation glorieuse de la Grande-Bretagne à la victoire qui couronna la première guerre mondiale, nous Français, nous l’admirerons toujours. Et alors, quant au rôle qu’a joué l’Angleterre dans le moment le plus dramatique et décisif de la deuxième guerre mondiale, nul n’a le droit de l’oublier. En vérité le destin du monde libre est d’abord le nôtre et même celui des Etats-Unis et celui de la Russie ont dépendu dans une large mesure de la résolution de la solidité du courage du peuple anglais tel que Churchill a su les mettre en oeuvre.
Et actuellement personne ne peut contester la capacité et la valeur britannique. Alors je le répète, si les négociations de Bruxelles ne devaient pas actuellement aboutir, et bien rien n’empêcherait que soit conclu entre le Marché commun et la Grande-Bretagne un accord d’association de manière à sauvegarder les échanges. Et rien n’empêcherait non plus que ce soient maintenues les relations étroites de l’Angleterre et de la France. Et que se poursuive et se développe leur coopération directe dans toute espèce de domaine et notamment scientifique, technique et industriel, comme d’ailleurs les deux pays viennent de le prouver en décidant de construire ensemble l’avion supersonique Concorde. Enfin, il est très possible que l’évolution propre à la Grande-Bretagne et l’évolution de l’univers portent peu à peu les Anglais vers le Continent. Quels que soient les délais que puisse demander l’aboutissement. Et pour ma part c’est ça que je crois volontiers.
Et c’est pourquoi, à mon avis, de toute manière ce sera un grand honneur pour le Premier ministre britannique, pour mon ami Monsieur Harold Macmillan et pour son gouvernement, d’avoir discerné cela d’aussi bonne heure. D’avoir eu assez de courage politique pour le proclamer et d’avoir fait faire les premiers pas à leur pays dans la voie qui un jour peut-être le conduira à s’amarrer au continent. J’espère vous avoir répondu Monsieur, à vous et à beaucoup d’autres. (Source)
C’était de Gaulle – 1963
Extrait des confidences du général à Alain Peyrefitte
“Dans quatre ou huit ans, l’Angleterre sera mûre”
AP. – Votre refus de voir les Anglais entrer dans le Marché commun est-il sans recours ? Quelles seront les conséquences en Angleterre même ?
GdG. – Je ne crois pas possible d’éviter que les travaillistes remportent une victoire aux prochaines élections. Il faut se résigner à cette victoire. […]
1 – Les travaillistes vont arriver. Ils feront leurs petites expériences. Et dans quatre ans, ou huit, les jeunes conservateurs reprendront le pouvoir, et c’est alors qu’ils accéderont au Marché commun. L’Angleterre sera mûre pour y entrer. En effet, la preuve aura été faite par l’absurde qu’elle ne peut pas se passer d’y entrer. L’Angleterre ne croira plus à la possibilité – à laquelle les conservateurs de droite et les travaillistes croient encore – de s’abstraire de l’Europe et de vivre sur sa lancée impériale et maritime. Dans quatre ou huit ans, l’évolution sera faite et les Anglais adhéreront au Marché commun en souscrivant à toutes ses clauses, car leur économie risquerait de s’effondrer s’ils ne le faisaient pas.
2 – D’autre part, pendant ces quatre ou huit ans, le Marché commun aura eu le temps de se consolider. L’union politique des Etats aura pu se forger, à la faveur de la période de passage à vide qui suivra la rupture des négociations avec l’Angleterre. A ce moment, le Marché commun, consolidé par quatre ans d’existence supplémentaires et passé à son fonctionnement complet, toutes les épreuves de la période transitoire étant franchies, pourra résister victorieusement à l’entrée de l’Angleterre, si elle continue à avoir des prétentions exorbitantes et des arrière-pensées.
Elle n’entrera dans la Communauté européenne, que lorsqu’elle aura répudié à la fois son rêve impérial et sa symbiose avec les Américains. Autrement dit, quand elle se sera convertie à l’Europe.”
Note Peyrefitte : Ce pronostic devait se révéler exact quant au scénario de l’évolution britannique : Macmillan a démissionné le 10 octobre 1963 ; les travaillistes, vainqueurs en 1964, ont été batus par les conservateurs en 1970 ; le Premier ministre Heath, en accord avec le président Pompidou, a fait alors entrer son pays dans la Communauté européenne. Mais entre-temps, l’Europe des Six ne s’était pas renforcée ; elle n’avait pas su créer l’union politique que préconisait de Gaulle. Du coup, elle est entrée dans l’ambiguïté.
Le deuxième veto du général de Gaulle en novembre 1967
Le 29 septembre 1967, la Commission des Communautés européennes publie son avis sur la demande d’adhésion du Royaume-Uni, de l’Irlande, du Danemark et de la Norvège dans lequel elle propose d’ouvrir immédiatement les négociations d’adhésion avec les pays candidats. Malgré cet avis, les partenaires de la France, favorables au premier élargissement des Communautés, continuent à se heurter à l’opposition du général de Gaulle. Le président français avance les difficultés économiques que connaît le Royaume-Uni et exige qu’une solution aux problèmes majeurs soit trouvée avant son adhésion aux Communautés. Contrairement aux Cinq, Paris est persuadé que l’entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun, même sous condition d’accepter les conditions des traités, change fondamentalement la nature de la Communauté qui évoluerait vers une grande zone de libre-échange.
En dehors des arguments économiques avancés pour bloquer l’adhésion du Royaume-Uni, les préoccupations du président français sont d’une autre nature. En effet, contrairement aux engagements pris dans le domaine économique, le Premier ministre britannique ne se rallie pas aux conceptions françaises en matière de politique étrangère et de défense. Harold Wilson continue à préconiser la nécessité de l’engagement des États-Unis dans la défense de l’Europe et rejette la création d’une force nucléaire européenne. Le président français craint alors que dans une Communauté élargie, la France ne risque pas seulement de rencontrer plus de difficultés à défendre ses intérêts économiques, mais également de perdre son leadership au profit d’une orientation plus atlantiste avec l’arrivée des nouveaux membres.
Le 18 novembre, le gouvernement britannique est contraint de dévaluer la livre sterling. La réaction du président français ne se fait pas attendre. Pour lui, il s’agit de la preuve que l’économie britannique n’est pas prête pour remplir les conditions du Marché commun. Le 27 novembre 1967, avant même que des négociations d’adhésion avec les pays candidats aient pu commencer, le général de Gaulle s’oppose dans une conférence de presse une deuxième fois à l’entrée du Royaume-Uni aux Communautés européennes. Dans sa déclaration, le président français insiste surtout sur l’incompatibilité de l’économie britannique avec les règles communautaires et souligne qu’une adhésion du Royaume-Uni aux Communautés européennes exige d’abord de la part de celui-ci une transformation radicale d’un point de vue politique et économique. Il réitère sa proposition d’une association entre la Communauté économique européenne et les pays candidats pour favoriser les échanges commerciaux, mais Londres rejette aussitôt l’association qui l’exclurait du processus décisionnel de la Communauté.
Les partenaires de la France ne sont pourtant pas prêts à accepter cette décision unilatérale. Ils essaient alors de trouver des solutions alternatives pour sortir de l’impasse et pour maintenir la perspective d’adhésion aux pays candidats. Mais toutes les propositions se heurtent à l’opposition du général de Gaulle qui va même jusqu’à menacer de quitter la Communauté dans le cas d’une adhésion britannique, s’isolant ainsi de plus en plus de ses partenaires. La divergence entre la France et ses partenaires sur la candidature britannique se répercute ainsi sur l’activité des Communautés. En effet, il est devenu indispensable qu’une solution à la question britannique soit trouvée afin de débloquer la situation et de poursuivre le développement des Communautés. La méfiance des Cinq envers la politique européenne de la France s’accroît, quand, en février 1969, le président français propose à l’ambassadeur britannique à Paris, Christopher Soames, de faire entrer le Royaume-Uni dans une grande zone de libre-échange européenne qui remplacerait les structures communautaires. Le Premier ministre britannique Harold Wilson non seulement rejette la proposition française, mais révèle la teneur de la proposition aux Cinq, ce qui contribue davantage à l’isolement de la France. Il faudra attendre le retrait de Charles de Gaulle trois mois plus tard du poste de président de la République française pour pouvoir relancer les négociations. (Source)
La conférence de presse du 16 mai 1967
À regarder ici.
Vous vous rappelez que ce n’est pas la première fois, ce sera la troisième, que les Etats de la Communauté Européenne se réuniront au sommet. Ça avait eu lieu déjà sur la proposition de la France, à Paris et puis à Bonn, en 1961. A cette époque, nous pensions ici que, puisque les Six avaient pu organiser, commencer à organiser leur économie, il était concevable qu’ils acceptent de ménager entre eux, un début de coopération politique. On sait aussi que la tentative n’avait pas réussi parce que, nos partenaires dans leur ensemble n’envisageaient pas, à cette époque, que l’Europe existât par elle-même, et qu’elle pût traiter de questions concernant la politique et la défense en dehors de l’OTAN, c’est-à-dire : indépendamment de l’Amérique et de l’Angleterre.
Or voici que le gouvernement italien a pris l’initiative de réunir dans sa capitale, les 6 Chefs d’Etat ou de gouvernement, d’abord pour commémorer le dixième anniversaire du Traité de Rome, et puis aussi pour échanger leurs vues sur les sujets qu’ils choisiront, y compris les sujets politiques, la France se rendra volontiers à cette invitation. Je ne préjugerai pas, bien entendu, de ce qui pourrait être considéré par cette réunion au sommet. Je dirai seulement qu’il semble qu’une impression de solidarité se fait, depuis quelque temps, jour, parmi les Six. Je parle de leur solidarité vis-à-vis de l’extérieur. Ça tient peut-être en partie à la grande confrontation tarifaire qui s’est terminée la nuit dernière, et où on est parvenu à un accord par de réciproques compensations. Mais qui a montré que les Etats atlantiques, les plus atlantiques, je veux dire : les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, les Scandinaves, avaient des intérêts qui différaient essentiellement des intérêts des continentaux.
Ça tient peut-être aussi à la pression très vive exercée par les américains, et par les britanniques pour amener l’Europe à accepter, à ses frais, et au profit des déficits déficitaires, des balances anglo-saxonnes, des déficits des balances anglo-saxonnes à accepter la création de moyens monétaires artificiels qu’on qualifie de liquidités. Ces moyens, en effet, ne devant plus être gagés par l’or, constitueraient une source nouvelle d’inflation, et d’inflation inépuisable qui s’ajouterait à celle qui, déjà sous le couvert du Gold Echange Standard, résulte des émissions et des exportations arbitraires et excessives, de dollars.
Enfin, ce renforcement de l’esprit européen parmi les Six tient peut-être encore à la menace que fait peser sur eux, dans le domaine technologique, le déferlement conquérant des américains. Mais c’est surtout dans le domaine politique, conjugué naturellement avec celui de la défense, que le comportement des Etats-Unis, soutenus par les britanniques, le comportement des Etats-Unis a pu faire discerner aux Six quelles raisons proprement européennes justifieraient leur concert. Qu’il s’agisse de questions concernant la sécurité de l’Europe ou bien la détente, l’entente, la coopération avec les pays de l’Est, en vue d’ouvrir la voie au règlement du problème allemand. Ou bien encore, de la guerre qui sévit, qui s’aggrave en Asie, ou encore du concours à apporter au Tiers-Monde par les pays développés, etc.
Bref, il semble qu’un souffle favorable à des contacts nouveaux, et si je puis dire, moins compassé effleure actuellement les Six. La France, encore une fois, se rendra volontiers à l’invitation de Rome, tout en comprenant très bien jusqu’à quel point, et pour quelle raisons, les claires vérités et réalités qui sont devant nous, peuvent apparaître encore comme complexes et diverses à chacun de ses partenaires. Cher ami, à la fin des fins, je vais vous répondre sur la question de l’Angleterre par rapport au Marché Commun. Vous m’aviez déjà posé la question, il y a quelques mois, eh bien enfin, je m’en vais vous dire ce que j’en pense. Naturellement, je ne préjuge pas de ce pourrait être éventuellement, je dis éventuellement, des négociations, je ne parle pas de ça, je me mets simplement aujourd’hui sur le plan des idées générales, de la considération d’ensemble du sujet, et je crois qu’il est nécessaire de la préciser. Je commencerai par dire que le mouvement qui semble porter actuellement l’Angleterre à se lier à l’Europe, au lieu de se tenir au large, ce mouvement ne saurait que satisfaire la France.
Et c’est pourquoi, nous prenons acte avec sympathie, de ce que paraît indiquer à ce sujet, de ce que paraisse indiquer à ce sujet, l’intention manifestée et la démarche accomplie par le gouvernement britannique. De notre part, il ne saurait être, et d’ailleurs il n’a jamais été question de veto. Il s’agit simplement de savoir si l’aboutissement est possible dans les cadres et dans les conditions de l’actuel Marché Commun, à moins d’y jeter des troubles destructeurs ou bien dans tel autre cas, et dans telles autres conditions, il pourrait l’être. A moins qu’on ne veuille sauvegarder ce qui vient d’être bâti, jusqu’à ce que, éventuellement, il apparaisse concevable d’accueillir une Angleterre qui se serait, de son côté, pour son compte, profondément transformée. J’ai parlé de troubles destructeurs dans le Marché Commun, nous savons tous qu’il a fallu 10 ans de gestation pour le construire, et qu’il a fallu aussi, un inlassable effort de coopération de la part des Six.
Personne n’a oublié de quelle confrontation critique est sortie, par exemple, la communauté agricole. Car en effet, il ne s’agissait pas seulement du Traité de Rome, mais il s’agissait, je dirais surtout, d’y ajouter des règlements. Des règlements multiples et qui comportaient des équilibres minutieux entre les intérêts divers des Etats membres. Pour la communauté agricole, ça a été un ajustement extraordinaire de ce qui avait trait aux productions, aux prix, aux échanges, aux conditions financières, etc. Et puis encore, les Six ne sont-ils pas au bout de leur action de construction. Car il leur faut maintenant prendre corps à corps des problèmes très ardus.L’énergie, les impôts, les charges sociales, les transports, etc. Et puis quand ils auront bâti complètement l’édifice, il faudra qu’ils y vivent ensemble. C’est-à-dire : que d’année en année, ils se soumettent aux règles, aux compromis, aux sanctions, qui sont et seront fixés.
Bref, le Marché Commun constitue une sorte de prodige. Y introduire maintenant des éléments massifs et nouveaux au milieu de ce qu’on a si malaisément accordé, ce serait, évidemment, remettre en cause l’ensemble et les détails, et poser le problème d’une entreprise toute différente. Et d’autant plus que si on a pu bâtir ce fameux édifice, c’est parce qu’il s’agissait de pays continentaux qui étaient immédiatement voisins, les uns des autres. Qui présentaient entre eux des différences de dimensions, et qui étaient complémentaires par la structure de leur économie. Qui formaient par leur territoire un ensemble compact géographique et stratégique. Il faut ajouter que, en dépit et peut-être à cause de leurs grandes batailles d’autrefois, je parle naturellement surtout de la France et de l’Allemagne, ils étaient portés à s’appuyer mutuellement plutôt que de s’opposer. Ils avaient conscience, ils ont conscience aussi du potentiel de leurs moyens matériels et de leurs valeurs humaines, et ils souhaitent, tous, tout haut ou tout bas, que leur ensemble constitue, un jour, un élément qui puisse faire équilibre à n’importe quelle puissance du monde.
Par comparaison avec les motifs qui ont amené les Six à organiser leur ensemble, on comprend très bien pour quelle raison l’Angleterre, qui n’est pas continentale, qui en raison, à cause de son Commonwealth, et de sa propre insularité, est engagée au lointain des mers, qui est liée aux Etats-Unis par toutes sortes d’accord spéciaux, l’Angleterre n’ait pas pu se confondre avec une Communauté aux dimensions déterminées et aux règles rigoureuses. Et à mesure que cette Communauté s’organisait, on a vu l’Angleterre se refuser d’abord d’en faire partie, et même manifestait à son égard une attitude hostile, parce qu’elle croyait voir une menace économique et politique. Ensuite, le gouvernement britannique a tâché de négocier sa participation à la Communauté mais dans les conditions telles que celle-ci aurait été étouffé par cette adhésion.
Après quoi, un autre gouvernement britannique a affirmé qu’il ne voulait plus entrer dans la Communauté et s’est appliqué à resserrer ses liens avec le Commonwealth et avec d’autres pays d’Europe groupés autour de lui en une zone de libre échange. A présent, voilà que l’Angleterre paraît avoir adopté un état d’esprit nouveau, et se déclare prête à souscrire au Traité de Rome, quitte à ce que lui soient accordés des délais exceptionnels et très prolongés. Et à ce que, pour ce qui la concerne, des changements essentiels soient apportés dans l’application. Il y a beaucoup de raisons pour penser, comme l’a déclaré, du reste, à cause de sa profonde expérience et de sa grande clairvoyance, le Premier Ministre britannique, beaucoup de raisons de penser que pour en arriver là, les obstacles à franchir sont formidables. Ainsi en est-il des règlements agricoles. On sait que ces règlements tendent à faire en sorte que la Communauté se nourrisse de ce qu’elle produit, et à compenser, par ce qu’on appelle des prélèvements financiers, l’avantage que l’un ou l’autre pourrait trouver à importer des denrées moins chères, venues d’ailleurs.
Or, l’Angleterre s’alimente, pour une large part, une très large part, de vivres qu’elle achète à bon compte partout dans le monde, et notamment dans le Commonwealth. Qu’elle se soumette aux règles des Six, voilà sa balance des paiements écrasée de prélèvements, et la voilà contrainte à augmenter chez elle ce que coûtent les aliments jusqu’au niveau des prix adopté par les Six. Par conséquent contrainte à accroître les salaires de ses travailleurs et à vendre ses fabrications d’autant plus cher et d’autant plus difficilement. Il est clair que ça ne lui est pas possible. Mais d’autre part, faire entrer l’Angleterre dans la Communauté, sans qu’elle soit astreinte aux règlements agricoles des Six, c’est détruire ce règlement là, c’est le faire éclater. Et par conséquent, rompre, c’est rompre l’équilibre du Marché Commun tout entier. C’est enlever à la France une des principales raisons qu’elle a d’en faire partie.
Une autre difficulté essentielle tient au fait que, chez les Six, il est de règle que les capitaux circulent librement pour favoriser l’expansion. mais qu’en Angleterre, s’ils peuvent entrer, il leur est interdit de sortir, pour ne pas aggraver le déficit de la balance des paiements. Déficit qui, malgré de méritoires efforts et certains progrès récents, demeure toujours menaçant. Comment résoudre le problème ? Comment l’Angleterre pourrait-elle supprimer les écluses, qui bloquent les sorties, les mouvements des capitaux vers l’extérieur ? Et inversement, comment les Six pourraient-ils faire entrer dans leur organisation un partenaire qui serait isolé dans un système aussi exorbitant ? Comment encore ne pas voir à quel point et pourquoi la situation propre à la Livre Sterling empêche le Marché Commun de s’incorporer l’Angleterre ?
En effet, entre les Six, leur organisation supprime toutes barrières à leurs échanges. Ce qui implique, bien sûr, que les monnaies, leur monnaie ait une valeur relative constante. Et que si l’une d’entre elles était ébranlée, la Communauté la rétablirait aussitôt. Mais cela n’est possible que parce que, le Mark, la Lire, le Florin, le Franc belge, le Franc français, sont dans une situation parfaitement solides. Or, sans qu’on doive désespérer de voir la Livre se maintenir, le fait est qu’on ne sera pas assuré, avant longtemps, qu’elle y parviendra. On le saura d’autant moins, qu’elle a par rapport aux monnaies des Six le caractère particulier d’être, comme on dit, de réserve. Ce qui fait qu’un grand nombre d’Etat dans le monde, notamment dans le Commonwealth, détiennent d’énormes créances en Livre. Comment faire à ce sujet ? Je sais bien qu’on dit parfois qu’il est possible de distinguer, de séparer le sort de la Livre, monnaie nationale, du sort de la Livre, monnaie internationale.
On dit parfois aussi, qu’une fois dans l’organisation, l’Angleterre, s’y trouvant, avec sa Livre Sterling, eh bien la Communauté ne serait pas obligée de répondre de ce qu’il arriverait de sa monnaie. Mais ce sont là des jeux de l’esprit. En somme, la parité et la solidarité monétaires sont des règles essentielles, des conditions essentielles du Marché Commun, et ne peuvent pas être étendues à nos voisins d’outre-Manche. A moins qu’un jour, la Livre se présente dans une situation toute nouvelle, et telle que sa valeur d’avenir apparaisse comme assurée, qu’elle soit dégagée du caractère de monnaie de réserve, et qu’ait disparu l’hypothèque des balances débitrices de la Grande-Bretagne, à l’intérieur de la zone Sterling. Mais quand en serait-il ainsi ? Ce qui est vrai dès à présent au point de vue économique, le serait éventuellement au point de vue politique.
L’idée, l’espoir, qui a, sans aucun doute, porté les européens à s’unir, c’était l’idée, l’espoir de constituer un ensemble, qui serait européen à tous les égards. C’est-à-dire : qui non seulement pèserait son propre poids, en fait d’échanges et de production, mais qui serait capable de traiter politiquement pour lui-même et par lui-même vis-à-vis de qui que ce soit. Etant donné les rapports particuliers, de l’Angleterre, des britanniques, avec l’Amérique, et avec les dépendances, en même temps que les avantages qui en résultent pour eux, étant donné l’existence du Commonwealth et les relations privilégiés qu’ils ont avec lui, étant donné que les britanniques assument encore, croient devoir assumer encore des obligations spéciales dans divers es régions du monde, ce qui les distingue fondamentalement des Occidentaux, on voit bien comment la politique des Six, à condition qu’ils en aient une, pourrait s’associer, dans certains cas, dans beaucoup de cas, à celle des britanniques. Mais on ne voit pas du tout comment l’une et l’autre politique pourraient se confondre.
Enfin, il est vrai que les Anglais, c’est tout naturel, envisagent que leur participation à la Communauté aurait pour résultat de conduire celle-ci à devenir, progressivement, tout autre que ce qu’elle est. Et de fait, leurs mandataires, étant installés dans les organes dirigeants, au conseil des ministres, au conseil des suppléants, les commissions , l’assemblée, représentant dans ces aréopages la masse des intérêts et des servitudes économiques et politiques propres à leurs pays. Etant rejoints dans ces enceintes aussitôt par les délégations d’un certain nombre d’autres pays européens qui sont avec eux dans la zone de libre échange, et y trouvant, quant au nombre et quant à l’audience, une importance correspondante, dès lors qu’il en serait ainsi, il va de soi que l’inspiration, les dimensions, les décisions, de ce qui est aujourd’hui la Communauté des Six, cèderaient la place à une inspiration , des dimensions, des décisions qui seraient complètement différentes. D’ailleurs, les Britanniques ne dissimulent pas que s’ils se trouvaient dans la place, ils entreprendraient d’obtenir des modifications et notamment en matière agricole.
Mais les conditions dans lesquelles la France se trouve actuellement dans le Marché Commun, quant à son industrie, son agriculture, son commerce, sa monnaie, et finalement sa politique, serait sans aucun rapport avec celle qu’elle trouverait dans l’organisation nouvelle dont je parle. En vérité, il semble bien que la situation des Britanniques, par rapport aux Six, dans le cas où on envisagerait de la changer, où on serait d’accord pour envisager de la changer, ce changement comporterait l’une ou l’autre de trois issues. Ou bien admettre que l’entrée des britanniques, avec toutes les exceptions dont elle ne saurait manquer d’être accompagnée, avec l’irruption de données nouvelles, par leur nature et par leur quantité, qu’elle comporterait forcément, avec la participation de nouveaux Etats qui en seraient certainement le corollaire, imposerait en fait la construction d’un édifice tout nouveau en faisant table rase de celui qui vient d’être construit.
A quoi alors aboutirait-on, sinon, peut-être à la création d’une zone de libre échange de l’Europe Occidentale, en attendant la zone atlantique, laquelle ôterait à notre continent sa propre personnalité. Ou bien instaurer entre la Communauté d’une part, les britanniques et les Etats de la zone de libre échange d’autre part, un régime d’association qui est d’ailleurs prévu par le Traité de Rome, et qui multiplierait et faciliterait les rapports économiques des contractants. Ou bien enfin attendre, pour changer ce qui est. Que l’évolution intérieure et extérieure dont semble-t-il l’Angleterre montre les signes, ait été menée à son terme. Autrement dit que ce grand peuple, si magnifiquement doué, en fait de capacité et de courage ait accompli lui-même, pour son compte, de son côté, la profonde transformation économique et politique qui permettrait de le joindre aux Six continentaux. Je crois bien que c’est là ce que souhaitent beaucoup d’esprit soucieux de voir paraître une Europe ayant ses dimensions naturelles, et qui portent à l’Angleterre une profonde admiration et une sincère amitié. Si un jour elle en venait là, dans quel cas, la France accueillerait cette historique conversion. (Source)
La conférence de presse du 27 novembre 1967
N.B. Le journaliste André Fontaine, dans Le Monde du 18 décembre 1963, fait dire à de Gaulle : “L’Angleterre, je la veux nue.”
Journaliste 4
Monsieur le Président, pourriez-vous nous dire, au milieu de tous les mots torrides qu’on vous a prêtés, quelle importance ou quelle valeur on peut attacher à celui-ci : l’Angleterre avez-vous dit, ” l’Angleterre, je la veux nue ”
Charles de Gaulle
Remarquez que la nudité pour une belle créature, c’est assez naturel et pour ceux qui l’entourent, c’est assez satisfaisant. Mais quelque attrait que j’éprouve pour l’Angleterre, je n’ai jamais dit ça à son sujet. Ça fait partie de ces propos qu’on colporte sur mon compte, il paraît même, qu’on en fait des livres et qui, et qui ne répondent que de loin à ma pensée et à mes propos. S’il y a d’autres questions… Je vous en prie.
Journaliste 1
Mon général, je voudrais vous demander si à votre avis la dévaluation de la Livre ouvre des plus grandes perspectives pour l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun ?
Charles de Gaulle
Quelqu’un m’avait demandé aussi quelque chose mais je crois que ça suffira. Depuis qu’il y a des hommes et depuis qu’il y a des Etats, tout grand projet international est nimbé de mythes séduisants. C’est tout naturel. Parce qu’à l’origine de l’action, il y a toujours l’inspiration. Et ainsi pour l’unité de l’Europe, oh ! comme il serait beau, comme il serait bon, que celle-ci puisse devenir un ensemble fraternel et organisé où chaque peuple trouve sa prospérité et sa sécurité. Ainsi en est-il aussi du monde. Qu’il serait merveilleux que disparaissent toutes les différences de race, de langue, d’idéologie, de richesse, toutes les rivalités, toutes les frontières qui divisent la terre depuis toujours. Mais quoi, si doux que soient les rêves, les réalités sont là. Et suivant qu’on en tient compte ou non, la politique peut être un art assez fécond ou bien une vaine utopie.
C’est ainsi que l’idée de joindre les îles britanniques à la communauté économique formée par six états continentaux soulève partout des souhaits qui sont idéalement très justifiés. Mais qu’il s’agit de savoir si cela pourrait être actuellement fait sans déchirer, sans briser ce qui existe. Or il se trouve que la Grande Bretagne avec une insistance et une hâte vraiment extraordinaire et dont peut être les derniers événements monétaires éclairent un peu certaine raison, a proposé, avait proposé l’ouverture sans délai d’une négociation, entre elle-même et les six, en vue de son entrée dans le Marché Commun. En même temps elle déclarait accepter, toutes les dispositions qui régissent la communauté des Six. Ce qui semblait un peu contradictoire avec la demande de négociation, car pourquoi négocierait-on sur des clauses que l’on aurait d’avance et entièrement acceptées.
En fait, on assistait là au cinquième acte d’une pièce au cours de laquelle les comportements très divers de l’Angleterre, à l’égard du Marché Commun, s’étaient succédés sans paraître se ressembler. Le premier acte, ç’avait été le refus de Londres de participer à l’élaboration du Traité de Rome, dont Outre-Manche on pensait qu’il n’aboutirait à rien. Le deuxième acte manifesta l’hostilité foncière de l’Angleterre, à l’égard de la communauté de la construction européenne, dès que celle-ci parut se dessiner. J’entends encore les sommations, je l’ai dit me semble-t-il naguère, les sommations, qu’à Paris des juin 1958 m’adressait mon ami Monsieur Mac Millan, alors premier ministre, qui comparait le Marché Commun avec le blocus continental et qui menaçait de lui déclarer tout au moins la guerre des tarifs. Le troisième acte, ce fut une négociation menée à Bruxelles par Monsieur [Mandelin], pendant un an et demi, négociation destinée à plier la Communauté aux conditions de l’Angleterre et terminée quand la France fit observée à ces partenaires que il s’agissait non pas de cela, mais précisément de l’inverse. Le quatrième acte au commencement du gouvernement de Monsieur Wilson fut marqué par le désintéressement de Londres à l’égard du Marché Commun, le maintien autour de la Grande Bretagne des six autres Etats européens formant la zone de libre échange, et un grand effort déployé pour resserrer les liens intérieurs du Commonwealth. Et maintenant se jouait le cinquième acte, pour lequel la Grande Bretagne posait cette fois sa candidature, et afin qu’elle fut adoptée, s’engageait dans les voies et toutes les promesses et toutes les pressions imaginables.
A vrai dire, cette attitude s’explique assez aisément. Le peuple anglais discerne sans doute de plus en plus clairement que dans le grand mouvement qui emporte le monde, devant l’énorme puissance des Etats-Unis, celle grandissante de l’Union Soviétique, celle renaissante des continentaux, celle nouvelle de la Chine, et compte tenu des orientations de plus en plus centrifuges qui se font jour dans le Commonwealth, ces structures et ces habitudes dans ces activités, et même sa personnalité nationale, sont désormais en cause. Et au demeurant, les graves difficultés économiques, financières, monétaires avec lesquelles, il est aux prises, le lui font sentir jour après jour. De là dans sa profondeur, une tendance à découvrir un cadre, fut-il européen qui lui permettrait, qui l’aiderait à sauver, à sauvegarder sa propre substance, qui lui permette de jouer encore un rôle dirigeant et qui l’allège d’une part de son fardeau. Il n’y a rien là que de salutaire pour lui, et à échéance, il n’y a rien là que de satisfaisant pour l’Europe, à condition que le peuple anglais, comme ceux auxquels il souhaite se joindre, veuille et sache se contraindre lui-même aux changements fondamentaux qui seraient nécessaires pour qu’il s’établisse dans son propre équilibre.
Car c’est une modification, une transformation radicale de la Grande Bretagne qui s’impose pour qu’elle puisse se joindre aux continentaux. C’est évident au point de vue politique Mais aujourd’hui pour ne parler que du domaine économique, le rapport qui a été adressé le 29 septembre par la commission de Bruxelles aux six gouvernements, démontre avec la plus grande clarté que le Marché Commun actuel est incompatible avec l’économie telle qu’elle est de l’Angleterre. Dont le déficit chronique de sa balance des paiements prouve le déséquilibre permanent et qui comporte, quant à la production, aux productions, aux sources d’approvisionnement, à la pratique du crédit, aux conditions du travail, des données dont ce pays ne pourrait les changer sans modifier sa propre nature.
Marché Commun incompatible aussi avec la façon dont s’alimentent les Anglais, tant par les produits de leur agriculture, subventionnés au plus haut, que par des vivres achetés à bon compte partout dans le monde notamment dans le Commonwealth. Ce qui exclut que Londres puisse réellement accepter jamais les prélèvements prévus par le règlement financier et qui lui seraient écrasant. Marché Commun incompatible encore avec les restrictions apportées par l’Angleterre à la sortie de chez elle des capitaux, lesquels au contraire circulent librement chez les Six. Marché commun incompatible avec l’état du Sterling tel que l’on mis en lumière, de nouveau, la dévaluation, ainsi que les emprunts qui l’ont précédés, qui l’accompagnent. L’état du sterling aussi, qui se conjuguant avec le caractère de la monnaie, de monnaie internationale qui est celui de la Livre et les énormes créances extérieures qui pèsent sur elle, ne permettrait pas qu’elle fasse partie actuellement de la société solide et solidaire et assurée où se réunit le Franc, le Mark, la Lire, le Franc belge et le Florin. Dans ces conditions, à quoi pourrait aboutir ce qu’on appelle l’entrée de l’Angleterre dans le Marché Commun ?
Et si on voulait malgré tout l’imposer, ce serait évidement l’éclatement d’une communauté qui a été bâtie et qui fonctionne suivant des règles qui ne supportent pas une aussi monumentale exception. Certes et en outre, je dois ajouter, qui ne supporterait non plus qu’on introduise parmi ses membres principaux, un Etat qui précisément par sa monnaie, par son économie, par sa politique, ne fait pas partie actuellement de l’Europe telle que nous avons commencé à la bâtir. Faire entrer l’Angleterre, et par conséquent, engager maintenant une négociation à cet effet, ce serait pour les Six, étant donné que tout le monde sait de quoi il retourne, ce serait pour les Six donner d’avance leur consentement à tous les artifices, délais et faux-semblants qui tendraient à dissimuler la destruction d’un édifice qui a été bâti au prix de tant de peine et au milieu de tant d’espoir.
Il est vrai que tout en reconnaissant l’impossibilité de faire entrer l’Angleterre d’aujourd’hui dans le Marché Commun tel qu’il existe, on peut vouloir tout de même sacrifier celui-ci à un accord avec celle là. Théoriquement, en effet, le système économique qui est actuellement pratiqué par les Six n’est pas nécessairement le seul que pourrait pratiquer l’Europe. On peut imaginer, par exemple, une zone de libre échange, s’étendant à tout l’Occident de l’autre continent. On peut imaginer aussi une espèce de traité multilatéral du genre de celui qui sortira du Kennedy Round, et réglant entre 10, 12, 15 Etats européens, leur contingent et leur tarif réciproque et respectif. Mais dans un cas comme dans l’autre, il faudrait d’abord abolir la Communauté et disperser ses institutions. Et je dis que cela, la France ne le demande certainement pas.
Pourtant, si tel ou tel de ses partenaires, comme après tout c’est leur droit, en faisait la proposition, elle l’examinerait avec les autres signataires du traité de Rome. Mais, ce qu’elle ne peut faire, c’est entrer actuellement, avec les Britanniques et leurs associés, dans une négociation qui conduirait à détruire la construction européenne à laquelle elle fait partie. Et puis, ce ne sera pas là du tout le chemin qui pourrait conduire à construire une Europe, à ce que l’Europe se construise par elle-même et pour elle-même de manière à n’être pas sous la dépendance d’un système économique, monétaire, politique qui lui est étranger. Pour que l’Europe puisse faire équilibre à l’immense puissance des Etats-Unis, il lui faut non pas du tout affaiblir mais au contraire resserrer les liens et les règles de la Communauté.
Certes, ceux qui comme moi ont prouvé par leurs actes, l’attachement, le respect qu’ils portent à l’Angleterre, souhaitent vivement la voir un jour, choisir et accomplir l’immense effort qui la transformerait. Certes pour lui faciliter les choses, la France est toute disposée à entrer dans quelque arrangement qui, sous le nom d’association ou sous un autre, favoriserait dès à présent les échanges commerciaux entre les continentaux d’une part, les britanniques, les scandinaves et les irlandais d’autre part. Certes, ce n’est pas à Paris qu’on ignore l’évolution psychologique qui paraît se dessiner chez nos amis d’outre- manche ou qu’on méconnaisse le mérite de certaines mesures qu’ils avaient déjà prises, et d’autres qu’ils projettent de prendre dans le sens de l’équilibre, leur équilibre au dedans et de leur indépendance au dehors. Mais pour que les îles britanniques puissent réellement s’amarrer au contient, c’est encore une très vaste et très profonde mutation qu’il s’agit.
Tout dépend donc, non pas du tout d’une négociation qui serait pour les Six, une marche à l’abandon, sonnant le glas de leur communauté, mais bien de la volonté et de l’action du grand peuple anglais qui ferait de lui un des piliers de l’Europe européenne. On m’a demandé ce que ce serait l’après gaullisme. Eh bien, c’est par là que nous allons terminer. Tout a toujours une fin et chacun se termine. Pour le moment ce n’est pas le cas. De toute façon, après de Gaulle, ce peut être ce soir ou dans six mois ou dans un an. Ça peut être dans cinq ans puisque c’est là le terme de ce que fixe la constitution au mandat qui m’est confié. Mais, si je voulais faire rire quelques uns ou en faire grogner d’autres, je dirais que cela peut encore durer 10 ans, 15 ans. Franchement, je ne le pense pas. (Source)
C’était de Gaulle – 1967
Conseil du 1er février 1967.
Couve relate la visite à Paris du Premier ministre travailliste, Wilson, et de Brown, secrétaire d’État au Foreign Office. « Dès la première conversation, les Anglais nous ont affirmé que leur premier souci était l’indépendance. Ils attachent un grand prix à l’indépendance technologique et soulignent que leur apport à l’Europe serait de ce point de vue décisif, face à l’Amérique. Il faut bien constater que M. Wilson a complètement changé sa position depuis sa dernière visite. Mais cette évolution est-elle à son terme ? Wilson et Brown écartent l’idée d’une simple association, qu’ils paraissent considérer comme réservée aux pays sous-développés, et donc insultante. Ils prétendent en outre qu’il n’y aurait pas à tout changer dans le Marché commun pour qu’ils y entrent. Cela dit, ils soulignent que la politique agricole de la Communauté ne peut leur être appliquée telle quelle. Nous ne les avons pas contredits. Ils s’emploient à démontrer que leur situation financière est saine, et qu’ils ne feraient pas courir de risques au Marché commun ; ce sur quoi nous avons fait des observations. Au total, il n’y a pas eu de conclusion. Il n’est pas sûr encore qu’ils poseront vraiment leur candidature. […]
G.d.G. (interrogeant Debré du regard). – Et comment se présente la question monétaire ?
Debré. – Il n’y a pas de Marché commun concevable avec les Anglais dans le système monétaire actuel. Ils ne peuvent répondre de la situation de la livre au delà de novembre. On risque de les voir demander à la fois leur entrée dans le Marché commun et l’aménagement de leur dette.
Le Général estime que ces deux avis d’experts, sollicités par surprise, ont suffisamment éclairé les ministres. Il se réserve de conclure.
G.d.G. : « J’ai retiré de ces conversations des impressions mêlées. Sans doute les Anglais montrent-ils des dispositions nouvelles et sympathiques. Mais dès que l’on entre dans le sujet, dès que l’on parle de l’agriculture, dès que l’on parle de la livre sterling, on constate que les Anglais, s’ils forçaient la porte du Marché commun, en bouleverseraient la donne. Ils en deviendraient, pour mille raisons, l’élément dominant, et le tourneraient à leur façon.
Sans doute, l’Angleterre se prêterait-elle à des arrangements pour la période transitoire, mais ce serait en vue d’accéder à la position dominante. Ce serait, non pas pour s’adapter au Marché commun tel qu’il est, mais bien pour se mettre en situation de le transformer et d’y occuper la première place en jouant sur les deux tableaux de leur appartenance au Marché commun, d’une part, au monde anglo-saxon, d’autre part.
Conseil du 3 mai 1967.
Malraux : « Ou bien li n’y a, du côté de l’Angleterre, que des apparences de changement. Ou bien il y a des changements profonds. Dans ce cas, lesquels ? Ou, pour dire les choses autrement, est-ce l’Angleterre qui entre dans le Marché commun, ou est-ce le Marché commun qui entre dans l’Angleterre, c’est-à-dire dans les États-Unis ?
Debré. – Il faut que l’Angleterre prenne position sur l’essentiel. Un, la livre sterling. Ils veulent faire de Londres la place financière de l’Europe ; ils cherchent un soutien pour leur zone. Deux, les relations avec le Commonweahh. Cela dit, s’il y a échec de la négociation, il y aura des contrecoups politiques.
Edgar Faure. – Il est difficile de déceler les intentions réelles de la Grande-Bretagne. La question agricole est ardue, mais non pas insoluble. La question monétaire est réelle : une communauté économique appelle une solidarité monétaire 1 ; avec la livre sterling, ça peut poser problème. La question politique est sérieuse. Il y a des arguments contre. Comme disait Georges Bidault, “L’Angleterre n’est jamais indépendante des États-Unis plus de quinze jours”. Il y a plusieurs arguments pour : les Anglais nous aideraient à mettre fin au mythe de la supranationalité ; nous pourrions les aider à s’affranchir des Etats-Unis ; il y a un préjugé favorable de l’opinion. En 1963, il était nécessaire de rompre la chaîne. Aujourd’hui, il faut user d’arguments plus pragmatiques.
Michelet. – On peut redouter une manœuvre des Anglais contre le général de Gaulle. Pour la déjouer, il y aura beaucoup de précautions tactiques à prendre, à cause de l’opinion, qui est favorable aux Anglais.
Schumann. – Sur le fond, l’entrée de l’Angleterre es! incompatible avec la politique agricole commune. li n’y a pas d’autre voie que l’association. Sur la tactique, il ne faut pas que la France s’isole.
Billone, Joxe, Marcellin, Messmer, moi-même, nous réfugions tous dans la solution de l’association. Jeanneney parle à contre-courant.
Jeanneney : Je souhaite que l’Angleterre vienne rompre le tête-à-tête franco-allemand, et que l’espace économique européen s’élargisse. L’absence du parti communiste serait une bonne contagion. Notre position de principe devrait donc être favorable. Nous n’avons pas à nous déclarer au départ pour l’association, mais à montrer et regretter que les difficultés viennent de la Grande-Bretagne. On pourrait s’adapter, et essayer de ne pas bouleverser le mode de vie des Anglais.
G.d.G. – Le mode de vie des Anglais, il sera certainement affecté. Leur alimentation changera, et elle leur coûtera plus cher. Il y a beaucoup de difficultés, mais au départ nous voyons cette demande avec sympathie. Et d’ailleurs, ce n’est pas à nous de dire aux Anglais leurs difficultés. Laissons-les les exposer tout seuls.
Pompidou. – L’idée que la Grande-Bretagne fait partie du continent européen gagne du terrain outre-Manche. Tant mieux. Mais quant à nous, nous avons seulement à considérer les avantages et les inconvénients, pour nous et pour le Marché commun, de l’adhésion anglaise.
Derrière l’adhésion anglaise, il y a d’autres adhésions à prévoir inévitablement. Or, un Marché commun à douze ou quinze ne pourrait fonctionner qu’au prix d’un renforcement de la Commission. Comme nous n’en voulons pas, on assisterait nécessairement à la déliquescence de la Communauté, et du Marché commun agricole. Ce n’est vraiment pas le but recherché.
Le bon sens consiste à constater que l’Angleterre est en Europe sans y être encore tout à fait. Il faudrait donc trouver un moyen terme. Mais il vaut mieux ne pas employer le terme d’association, qui a pris dans la pratique un tour péjoratif. Et il vaudrait mieux que l’idée soit lancée par d’autres que par nous.
G.d.G. – Comment concilier les Anglais comme ils sont et la Communauté comme elle est ? Un jour peut-être, les Anglais en seront venus au point d’entrer dans le Marché commun. Mais visiblement, ils n’en sont pas là. Cela vaut pour l’agriculture, pour le mouvement des capitaux, pour la question monétaire. Ce sont là des difficultés concrètes et insurmontables dans le Marché commun tel qu’il est. Il est concevable d’entreprendre quelque chose de nouveau, qui tienne compte de ce que sont les Anglais. Il est vrai qu’il y a un mouvement des Anglais vers l’Europe. Il est vrai que cela peut les conduire à prendre sur eux, à se transformer. En attendant, on ne voit pas pourquoi on ne s’entendrait pas sur un accord de bon sens économique, grâce à des abaissements de tarifs. Il n’est pas sûr que les Anglais n’y voient pas leur avantage.
Quant à la politique, elle a été à l’origine de l’entreprise européenne. Il s’agissait de confondre d’abord les intérêts économiques, puis de réunir les intérêts politiques. Peut-être en viendra-t-on là. Il y a, du fait de l’envahissement américain de plus en plus ressenti, un petit vent nouveau qui souffle dans ce sens. Mais justement, de ce point de vue, l’Angleterre a une position spéciale ; elle est liée à l’au-delà des mers, elle est attelée aux Américains. Elle n’est pas dans la même position politique que les Six.
Peut-être évoluera-t-elle ? Il est souhaitable que le jour vienne où l’Angleterre pourra prendre sa place en Europe. Mais ce jour n’est pas encore venu. En l’attendant, le bon sens est l’association, quelque nom qu’on lui donne. Nous n’avons pas à renoncer du jour au lendemain à ce que nous avons bâti avec nos cinq partenaires, si laborieusement.
Conseil du 12 juillet 1967
G.d.G. – Nous insistons sur le fond de l’affaire : il faudrait renoncer au Marché commun tel qu’il est. La réaction des États-Unis est facile à prévoir : elle consisterait justement, grâce aux Anglais, à transformer le Marché commun en zone de libre-échange, qui serait en fait conduite par les États-Unis. Est-ce que les Russes regarderont cela sans bouger ? Par contrecoup, il y aurait sans doute des réactions à l’Est, une crispation qui n’irait pas dans le sens de la détente.
Conseil du 15 novembre 1967.
La candidature anglaise est trahie par la livre sterling.
Debré : La Livre est dans une position très difficile. La Banque d’Angleterre ne peut plus emprunter. Les Anglais demandent le secours des banques centrales. Nous avons accepté : il ne fallait pas se singulariser. Mais nous avons posé une condition : l’Angleterre devra nous rembourser dans les quarante-huit heures si elle exerce encore son droit de tirage sur le FMI.
GdG. – On ne peut pas maintenir un système monétaire international fondé sur des déficits. Cela craquera pour la livre et pour l’Angleterre.
Au Conseil qui suit, le 22 novembre 1967, la Livre a craqué.
Debré commente : Je crois plutôt à l’échec qu’au succès de leur dévaluation. La Grande-Bretagne paie les frais de la politique américaine. Dans quelques mois, la hausse des prix aura annulé la moitié des effets de la dévaluation. Quant au franc, notre situation est bonne. Notre dette est infime. Nous avons des réserves. Vous avez décidé, mon général, de ne pas
dévaluer.
GdG. – Tout le monde l’a décidé; c’est évident, vous l’avez décidé ! (Rires.)
Debré. – La presse anglaise vous accuse d’avoir provoqué la chute de la livre.
GdG. – Tout vaut mieux que d’être plaint.
Conseil du 20 décembre 1967.
La veille, à Bruxelles, l’adhésion britannique a été une seconde fois renvoyée sine die.
Couve : On avait promis des drames ; on a fini dans le désaccord, mais pas dans la crise que voulait la Grande-Bretagne. L’atmosphère a même été amicale et détendue, tout le contraire de ce qu’ont laissé entendre à l’extérieur des déclarations de bravoure.
GdG. – M. Couve de Murville a mené l’affaire avec précision, adresse et fermeté. Le fait est inévitablement accompli. La parole est maintenant aux Anglais. On va voir s’ils vont faire l’effort nécessaire pour pouvoir présenter leur candidature. J’en doute.
Je crains même que leur situation générale n’aille en se dégradant encore. En tout cas, tant que le parti travailliste restera au pouvoir. Ils ne sortiront du marasme que lorsqu’un
gouvernement conservateur tout neuf prendra les rênes. [N.B. Parole prophétique.]
Quant à nos partenaires du Marché commun, c’est à eux de choisir. Veulent-ils l’Europe ? Nous sommes disponibles pour la resserrer.
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