1995 Versant Non

Les 15 ans du grand mensonge

L’important pour lui était donc de duper les indécis et les nationalistes modérés avec cette stratégie lui permettant d’être gagnant quoi qu’il arrive : s’il faisait assez peur, il gagnerait ; si ça ne marchait pas, il refuserait de perdre.

30 octobre 1995 - il y a 15 ans


Nous avons été trop durs avec ce pauvre Pierre Trudeau. Nous l’avons accablé. Simplement parce qu’en mai 1980, à la veille du premier référendum sur la souveraineté, il a solennellement promis que si les Québécois votaient non, il y aurait « du changement ».
L’ayant applaudi ce soir-là, le chef québécois du camp du Non, Claude Ryan, comme un jeune conservateur nommé Brian Mulroney affirment avoir compris que ces « changements » offriraient au Québec davantage d’autonomie.
Trudeau allait au contraire lui en enlever, dans une Constitution écornant le pouvoir des Québécois de gérer à leur guise leur système scolaire et leur langue. Ryan et le chef du camp du Non de 1995, Daniel Johnson, allaient par écrit utiliser le mot « trahison » pour caractériser l’écart entre la promesse de Trudeau et sa conséquence.
Rétrospectivement, j’affirme qu’ils ont été trop durs. Car nous avons maintenant un point de comparaison qui rend bien timide l’ambiguïté coupable de Trudeau par rapport à la brutale clarté de son successeur, Jean Chrétien. Il y a 15 ans, cinq jours avant le référendum de 1995, l’élève a dépassé le maître.

(Fragments de 1995 – 15 ans déjà depuis le référendum du 30 octobre 1995. Pour éclairer cette période de forte intensité à laquelle je fus mêlé, je vous présente pendant quelques jours des fragments de cette période, des pistes pour comprendre et tirer des leçons, peut-être, pour la prochaine fois….)

Et grâce aux mémoires publiés ainsi qu’aux entrevues offertes depuis par les principaux protagonistes, nous savons maintenant comment a été conçu et exécuté un des grands mensonges de notre histoire.
Dans la semaine précédant le référendum, Jean Chrétien et son entourage sont inquiets. Eux qui croyaient asséner aux souverainistes une défaite historique — et les pousser en deçà de leur score de 40 % de 1980 — s’éveillent à la possibilité d’une courte victoire du Oui. Dans l’urgence et dans plus d’un brin de panique, Chrétien et ses ministres entrent dans la campagne du Non comme un éléphant dans une partie de quilles en train d’être perdue.
Le premier ministre décide de parler fort et de parler deux fois. D’abord lors d’un grand rassemblement à Verdun, au sud-ouest de Montréal. Puis dans un solennel discours à la nation. Il ne doit pas manquer son coup. Selon la phrase célèbre d’un de ses conseillers : « Il faut tirer pour tuer la proie, sinon à quoi bon ? » Ces deux discours doivent ramener les indécis dans le camp du statu quo. Mais comment s’y prendre ?
L’aveu du conseiller
Dans The Way It Works, ses mémoires publiés en 2006, le conseiller de Chrétien Eddie Goldenberg révèle que le débat sur l’opportunité de mentir aux Québécois a eu lieu au moment de la rédaction des textes. Jean Chrétien, le conseiller Patrick Parisot (maintenant chez Ignatieff) et Eddie Goldenberg scrutent le dilemme.
Si Chrétien, raconte Goldenberg,
« disait brutalement qu’un vote pour le Oui signifiait l’éclatement du Canada, comment pourrait-il affirmer la semaine suivante que le référendum était illégitime parce que la question n’était pas claire ? D’autre part, s’il ne disait pas qu’un vote pour le Oui signifiait l’éclatement du pays, alors les forces du Oui avaient une bien meilleure chance de gagner. »

Ce dilemme existe parce que le premier ministre a déjà décidé qu’il ne reconnaîtra pas la légitimité d’une victoire du Oui. Il l’a affirmé en privé à plusieurs proches, il le confirmera au lendemain du vote, déclarant qu’il aurait « défendu la Constitution », qui ne prévoit pas de sécession possible. Il le redit dans ses propres mémoires.
L’enjeu étant clairement posé dans la rencontre entre les conseillers et le chef, le premier ministre Chrétien, l’enfant de Shawinigan, trancha ainsi, selon Goldenberg :

« Faisons tout ce qu’on peut faire pour gagner cette semaine. Si on perd quand même, cela ne m’empêchera pas d’affirmer que la question était trop ambiguë pour être prise comme un mandat de se séparer. Écrivez-moi un discours précisant que l’enjeu du référendum est de rester dans le Canada ou de le quitter. Mettez cette déclaration dans mon discours pour Verdun, puis dans mon message télévisé. »

Intéressant que Goldenberg reporte la responsabilité d’un tel non-respect de l’éthique sur Chrétien, en le citant aussi longuement. Mais qu’en dit le principal intéressé ?
L’aveu de Chrétien

Il confirme. Dans sa biographie, Passion politique, publiée en 2007, il explique :
« J’étais dans une situation très difficile. D’un côté, je voulais encourager les nationalistes mous et les indécis à voter Non en leur signalant les dangers tangibles d’un Oui.
D’un autre côté, je devais éviter de me piéger moi-même en donnant à entendre qu’un Oui gagnant enclencherait inévitablement et irréversiblement la mécanique de la séparation.
J’ai alors décidé qu’il était plus important de ne pas parler de ces conséquences que personne ne pouvait prédire et de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour assurer tout de suite la victoire du Non. »

L’important pour lui était donc de duper les indécis et les nationalistes modérés avec cette stratégie lui permettant d’être gagnant quoi qu’il arrive : s’il faisait assez peur, il gagnerait ; si ça ne marchait pas, il refuserait de perdre.
Que dit-il cinq jours avant le référendum du 30 octobre ? Alors que les sondages oscillent autour de 50 % (pas de 55 %, ni de 60 %, ni de 66 %) et alors que la question posée est celle que l’on sait, Jean Chrétien donne à la nation le sens du vote : « Demeurer canadiens ou ne plus l’être, rester ou partir, voilà l’enjeu du référendum. »
Puis, il indique au pays à qui appartient la décision. Au premier ministre ? À la Chambre des communes ? Aux articles de la Constitution ? Non : « D’un bout à l’autre du Canada, les gens savent que cette décision est entre les mains de leurs concitoyens du Québec. » Finalement, et plus fondamentalement encore, il décrit ce qui se passera, cinq jours plus tard, si le Oui l’emporte : l’indépendance du Québec est une « décision sérieuse et irréversible ». Irréversible.
Voyez cet extrait du documentaire de la CBC Point de rupture, où on voit votre futur blogueur, imberbe mais déjà outré…

Chrétien ne dit pas qu’il ne reconnaîtra cette victoire du Oui que si elle franchit une barre plus élevée que celle des 50 %. Il ne dit pas qu’il se réserve le droit de juger de la qualité de la majorité. Il ne dit pas que le libellé de la question le laissera songeur. Au contraire, chacun comprend qu’il s’apprête à respecter les règles et que pour cette raison, ainsi que parce qu’il craint une courte victoire du Oui, il s’astreint à en expliquer clairement, froidement, brutalement les conséquences.
Bref, à la télévision, Jean Chrétien a menti de manière préméditée, délibérée et assumée à la nation québécoise (dont il ne reconnaît pas l’existence). Toujours dans ses mémoires, il attribue à cette stratégie le mérite d’avoir renversé la vapeur et d’avoir donné la victoire au Non.
Le suivre dans ce raisonnement c’est admettre que la survie du Canada repose sur un mensonge.
La longue entrevue accordée en 2009 par son chef de cabinet, Jean Pelletier, confirme l’esprit qui régnait alors autour du premier ministre. À l’éditorialiste Gilbert Lavoie, qui lui demande s’il s’était inquiété du respect de la loi référendaire dans les opérations fédérales au Québec, Pelletier répond : « Non. Il y en a peut-être qui se sont posé ces questions-là, mais pas moi. Quand on est en guerre, on va-tu perdre le pays à cause d’une virgule dans la loi ? »
Le palmarès des mensonges
Il est trop tôt pour situer définitivement ce mensonge dans le palmarès québécois. Est-il équivalent à celui de George-Étienne Cartier, qui promettait en 1867 une consultation populaire sur l’entrée du Québec dans la Confédération, puis refusait de la tenir ? Où de Mackenzie King, qui s’engageait devant les Québécois à ne pas recourir à la conscription pendant la Deuxième Guerre, puis demandait par plébiscite à tous les Canadiens de le relever de sa promesse ? Ou du Terre-Neuvien Clyde Wells, qui s’engageait par écrit à faire « tout en son pouvoir » pour tenir un vote sur l’accord du lac Meech, puis refusait de tenir ce vote ? Ou de Robert Bourassa, qui affirmait que « le statu quo est la pire solution pour le Québec », puis s’épuisait à faire triompher le statu quo ?
Difficile à dire. Sans pouvoir déterminer si tôt où placer le mensonge de Jean Chrétien dans le palmarès historique, on peut dire qu’il surpasse nettement celui de Pierre Trudeau. Et que de toutes les déclarations condamnables prononcées lors des deux campagnes référendaires, celle de Jean Chrétien est de loin la plus déshonorante.
* * *
Je donnerai la conférence d’ouverture: Comment gagner le dernier et le prochain référendum, à 9h30 ce samedi, au colloque de l’IREQ : 15 ans plus tard, à l’hôtel Delta Centre-Ville à Montréal

Squared

Jean-François Lisée297 articles

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Ministre des relations internationales, de la francophonie et du commerce extérieur.

Il fut pendant 5 ans conseiller des premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et un des architectes de la stratégie référendaire qui mena le Québec à moins de 1% de la souveraineté en 1995. Il a écrit plusieurs livres sur la politique québécoise, dont Le Tricheur, sur Robert Bourassa et Dans l’œil de l’aigle, sur la politique américaine face au mouvement indépendantiste, qui lui valut la plus haute distinction littéraire canadienne. En 2000, il publiait Sortie de secours – comment échapper au déclin du Québec qui provoqua un important débat sur la situation et l’avenir politique du Québec. Pendant près de 20 ans il fut journaliste, correspondant à Paris et à Washington pour des médias québécois et français.





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