Le procès de Champlain

Samuel de Champlain, Père de la Nouvelle-France

Les temps sont durs pour les héros. Les vedettes de la télévision ont depuis longtemps remplacé ces personnages que l'histoire avait patiemment fabriqués au cours des siècles. Peu échappent au cynisme ambiant. Et pourtant, l'époque est à la «commémoration» de tout et de rien. Des événements qui n'ont pas dix ans sont salués avant même d'entrer dans l'histoire, alors que l'on s'amuse à secouer le piédestal de ceux que nos parents s'étaient cru autorisés à considérer comme plus grands que nature.
Comment s'étonner alors que l'histoire ait été évacuée de ces célébrations du 400e anniversaire de la fondation de Québec? Et pourtant! Les organisateurs de la fête ont eu beau éviter tout ce qui pouvait rappeler les origines de cette population venue s'établir dans la vallée du Saint-Laurent quatre siècles plus tôt, la ferveur populaire aura eu raison des compromissions politiques. C'est elle qui aura finalement ramené l'histoire au devant de la scène, et au premier titre Champlain, le fondateur de Québec.
J'ai eu récemment le privilège de passer quelques semaines en compagnie de cet immense personnage et de suivre ses traces en France, d'où il est parti. Traces nombreuses et toujours vivaces qui vont de sa Saintonge natale à la Normandie, d'où il s'est embarqué pour le Nouveau Monde. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que celui dont on fêtait hier le geste historique, l'un des plus importants de notre courte histoire, avait été depuis quelques années l'objet d'une véritable commission d'enquête.
Après les hagiographes qui avaient fabriqué un Champlain plus catholique que nature, partisan de l'agriculture et du chapelet en famille, le temps de l'examen critique était donc venu. Cette commission plutôt discrète n'a jamais tenu d'audiences publiques. Ses délibérations se sont déroulées dans des chaires d'histoire, des colloques et des revues peu connues du grand public.
Le procès est venu de deux directions différentes qu'il importe de bien distinguer. D'abord, du courant très en vogue chez les historiens depuis les années 60 et dit de la «déconstruction des mythes fondateurs», dont se revendique sur le tard l'historien Mathieu d'Avignon (Champlain et les fondateurs oubliés, PUL). Au lieu d'ériger des statues, les «déconstructeurs» s'attachent à les déboulonner, au risque de tomber parfois dans le dénigrement.
Depuis peu, le procès de Champlain a aussi eu des origines politiques aux motivations nettement moins scientifiques. Des sommes considérables ont été investies depuis une décennie par Ottawa dans le dessein évident de faire de l'ombre au 400e anniversaire de Québec et donc à Champlain. C'est ainsi qu'on a vu, comme par hasard, se multiplier les colloques en France et au Québec destinés à promouvoir, non pas la fondation de Québec en 1608, mais celle de l'Acadie en 1604; non pas Champlain, mais Pierre Dugua de Mons, qui créa un premier établissement malheureux à l'île Sainte-Croix et commandita la fondation de Québec.
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Puisqu'il y a procès, ne boudons pas notre plaisir et voyons voir un peu comment notre héros s'est tiré de ce mauvais pas. Au terme d'un examen critique sans précédent, la figure de Champlain sort étrangement intacte de cet exercice qui ne fut pas inutile. Détail amusant, on a notamment mis en lumière que Champlain n'était pas noble et qu'il n'avait donc pas droit à la particule qu'il s'est peut-être attribuée lui-même vers la fin de sa vie. Qu'importe, on dira donc Samuel Champlain tout simplement.
Le pragmatisme religieux dont aurait fait preuve le fondateur de Québec, probablement né protestant, contribue aujourd'hui à grandir l'homme plus qu'à le rabaisser. Que Champlain ait été discret sur ses convictions religieuses pendant la plus grande partie de sa vie et qu'il ait attendu huit ans avant de faire venir des missionnaires, comme l'a montré l'historien Marcel Trudel, n'a rien aujourd'hui pour rabaisser l'homme.
La découverte du rôle des Montagnais et du chef Anadabijou, qui accordent à Champlain la permission de s'établir à Québec, est aussi loin de diminuer le personnage. Elle illustre au contraire la diplomatie éclairée que pratiquent à l'époque les découvreurs français. Ces relations nettement plus respectueuses des peuples autochtones ont créé un modèle différent de celui des Espagnols et des Anglo-Saxons. Un modèle de civilisation, devrait-on dire, dans lequel le Québec peut se reconnaître.
La redécouverte du huguenot Pierre Dugua de Mons, par ailleurs fort justifiée sur le plan historique, est aussi loin d'éclipser Champlain. Faut-il pour autant donner le titre de «cofondateur» de Québec à quelqu'un qui n'y est jamais venu? Ce serait un peu comme attribuer les buts d'Alex Kovalev au président de la compagnie Molson... qui ne sait peut-être même pas patiner! Cette redécouverte a aussi mené à celle d'autres compagnons, comme François Dupont-Gravé et Pierre Chauvin, tous aussi fascinants les uns que les autres et qu'il faudrait alors tous affubler du titre de «cofondateurs».
Tout compte fait, ce réexamen fait plutôt ressortir les qualités exceptionnelles de Champlain. Celui-ci n'a évidemment pas fondé Québec seul, mais il en fut de toute évidence le personnage primordial. Champlain est le seul à être à la fois chef militaire, géographe, marin, cartographe, écrivain et diplomate. Si les compagnons de Champlain ont joué un rôle crucial, aucun n'a accompagné la fondation de Québec et ses premières années d'aussi près. Si on y regarde bien, même les «déconstructeurs» ne peuvent s'empêcher de reconnaître une destinée exceptionnelle.
On ne comprend rien à Champlain si on ne se rend pas compte qu'il fut un homme des Lumières dans le plein sens du terme. Il est le fruit d'une époque étonnante où les guerres de religion s'estompent, où la France se tourne vers le monde et donne pendant quelques décennies le meilleur d'elle-même. D'où le rôle crucial que jouent les huguenots dans les premières années de la colonie. D'où cette alliance avec les autochtones qui mènera à un véritable métissage, souhaité d'ailleurs par Champlain.
Il reste beaucoup de zones d'ombre à éclaircir dans cette histoire passionnante. Mais on peut d'ores et déjà dire que Champlain a passé le test. Et qu'on a de bonnes raisons de fêter!
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crioux@ledevoir.com


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