Champlain est le père des Québécois, des Acadiens, des Métis, selon l’historien américain David Hackett Fischer. Dans une biographie exceptionnellement fouillée, il nous fait découvrir un grand humaniste, qui rêvait d’accommodements raisonnables bien avant l’heure.
« Nos fils épouseront vos filles. Nous formerons ensemble une seule et même nation. » Ainsi parlait Samuel de Champlain aux Indiens d'Amérique, ses frères humains bien-aimés, ses indispensables partenaires d'affaires, ses complices admirés.
On a compris, dès les premières pages du formidable livre de l'historien américain David Hackett Fischer, Le rêve de Champlain (qui sort ces jours-ci au Boréal), quelle était la nature de ce rêve qu'entretenait le grand homme.
Lisez ici un extrait du Rêve de Champlain ! >>
Il est facile, voire banal, de rêver d'un monde meilleur. Ce qui l'est moins, c'est de porter ce rêve, malgré les épreuves et les échecs de toutes sortes, pendant plus de 30 ans, d'y investir toute son énergie, tous ses espoirs, de savoir tirer les bonnes ficelles à la cour de France et créer de durables alliances avec les Indiens, et de traverser 27 fois l'Atlantique, de vivre avec la mort sans cesse à ses côtés, sans savoir qui frappera le premier, qui frappera le dernier, toujours absolument fidèle à son Roi et à sa Foi, mais plus encore à son grand et dévorant dessein...
Ce rêve, ce fut toute la vie de Champlain. On ne lui en connaît pas d'autre. Il a fait un mariage de raison, dont on ne sait même pas s'il fut consommé.
David Fischer nous raconte comment Champlain a réalisé son rêve fou, mais aussi comment, tout jeune encore, il l'a conçu, comment lui est venue, à lui, guerrier de métier plongé dans les horreurs des guerres de religion en Europe et témoin des crimes contre l'humanité perpétrés par les nations européennes en Amérique, cette idée, nouvelle en son temps, de faire autrement, d'agir humainement et fraternellement, là où l'usage était d'asservir et d'exterminer.
Pour la très grande majorité d'entre nous, Champlain a fondé Québec dans le vague espoir de trouver un passage vers la Chine et afin de contrôler et de structurer le lucratif commerce des fourrures, que se disputaient, au début du 17e siècle, Anglais, Français, Basques et Néerlandais. Le Robert et le Larousse des noms propres ne nous disent à peu près rien de plus. Fischer, lui, nous apprend que Champlain avait ce vaste et noble dessein de créer, à la frontière des cultures européenne et américaine, une nouvelle humanité, rien de moins. Et que c'est ce qu'il a fait, nous assure l'historien. Le seul vrai « nouveau monde », créé en Amérique dans la mixité, le métissage, le mélange des cultures, des ethnies, des espoirs et des idées, c'est celui de Champlain.
L'expérience humaine vécue par les Français en Acadie et dans la vallée du Saint-Laurent a été très différente de celle menée par les Anglais et les Néerlandais sur la côte atlantique. La géographie y est pour beaucoup. La chaîne des Alleghanys empêchait chez eux la pénétration du continent, que le Saint-Laurent et les Grands Lacs favorisaient chez nous. Mais il y eut dans cette histoire autre chose d'infiniment plus déterminant : le génie de ce grand humaniste qu'était Champlain.
Fischer fait d'abord le minutieux inventaire des expériences qu'a vécues le jeune homme rompu aux arts de la navigation, de la guerre, de la balistique, brillant dessinateur et cartographe, remarquable écrivain, le plus prolifique de tous les explorateurs de son époque. Champlain a toujours su et osé franchir des frontières culturelles, physiques, idéologiques, aimant vivre au cœur des plus sauvages sociétés d'Amérique autant que parmi les plus fins lettrés de Paris.
Au péril de sa vie, il a joué les espions en Espagne, s'est embarqué pour les Antilles en compagnie de sanguinaires conquistadors, qu'il a suivis jusqu'à Mexico. Il a assisté là-bas à des exécutions de masse, hommes, femmes et enfants brûlés vifs, pendus, noyés. En France, il a guerroyé aux côtés d'hommes qu'il admirait, comme Martin Frobisher, un héros à ses yeux, un maître qui avait mené des expéditions au bout du monde. Mais Frobisher, comme Francis Drake, comme les conquistadors espagnols, l'a déçu par sa brutalité, et plus encore par le peu d'intérêt et d'ouverture d'esprit qu'il manifestait à l'égard des peuples d'Amérique, que Champlain rêvait, lui, de connaître et de mêler à son grand œuvre.
Pourtant, les Anglais et les Espagnols, qui étaient selon Fischer hermétiquement fermés aux cultures amérindiennes et qui les ont bien souvent détruites, ont bâti en Amérique des empires infiniment plus importants par leur étendue, leur puissance et leurs populations que les Français. De ce point de vue, l'œuvre de Champlain semble avoir été une moins grande réussite, pour ne pas dire un échec.
« Il ne faut surtout pas voir les choses ainsi, nous dit le grand historien. D'un point de vue humain, la Nouvelle-France a été un bien plus grand succès que la Nouvelle-Espagne ou que la Nouvelle-Angleterre ou que n'importe quelle colonie européenne en Amérique du Nord ou du Sud. En Acadie, dans la vallée du Saint-Laurent, dans les Grands Lacs, partout où a agi Champlain, les relations entre Français et Indiens ont été fusionnelles, intimes, créatrices. La Nouvelle-France n'a pas été un échec. Bien au contraire, c'est une formidable réussite, une leçon de vie et de savoir-vivre dont on n'a pas d'autre exemple dans toute l'histoire des Amériques. »
Fischer, qui a reçu le prix Pulitzer d'histoire en 2005 pour Washington's Crossing (Oxford University Press, 2004), s'intéresse aux moments charnières et aux idées fondatrices de l'histoire américaine. Il s'est documenté sur Champlain depuis qu'il sait lire, c'est-à-dire depuis près de 70 ans, et il en parle depuis 40 ans à ses étudiants de l'Université Brandeis, près de Boston. Il a tout vu, tout lu sur l'enfant de Brouage, dont bien sûr les historiens québécois, qu'il respecte au plus haut point, comme feu Marcel Trudel. Fischer sait tout sur l'époque de Champlain, sur ses associés, ses ennemis, ses doutes, ses idées...
« Champlain est le père des Québécois, des Acadiens, des Métis, dit-il. Mais aussi de cette idée toujours vivace que nous sommes tous frères. Je crois profondément que nous avons tous beaucoup à apprendre de lui si nous voulons mieux vivre ensemble. »
Champlain avait une façon unique d'entrer en contact avec les autres, quelles qu'aient été la couleur de leur peau, leur langue, leur religion, leur position sociale. Il accueillait les idées des Indiens avec la même considération que celles des rois, des cardinaux, des armateurs qu'il fréquentait dans son pays natal. C'est beaucoup par cette curiosité qu'il avait pour autrui et par la très grande tolérance qu'il a toujours manifestée, même envers les féroces Iroquois, que l'historien explique la constitution du rêve de Champlain.
Né protestant, converti au catholicisme, l'homme a toujours cherché à composer des équipages et des colonies mixtes de catholiques et huguenots. Ce n'est que plus tard, par la force des choses et la faiblesse des hommes, que Québec est devenue un fief rigoureusement catholique, longtemps contrôlé par les chevaliers de Malte.
Champlain pouvait, quand il croyait devoir le faire pour sauvegarder son rêve, être très dur et appliquer la loi française dans toute sa rigueur. Il a fait pendre et décapiter Jean Duval, qui, pendant le premier hivernement à Québec (1608), avait fomenté un complot contre lui. Avec les Indiens, cependant, il a sans cesse cherché à appliquer une justice qui satisfaisait tout le monde et tenait compte de la culture et de la morale de chacun - Algonquins, Micmacs, Montagnais, Français, nobles ou roturiers, catholiques ou huguenots... Cette justice exigeait, avec les « Sauvages », de longues palabres et maintes « tabagies », mais elle a été remarquablement efficace : elle a permis de créer entre eux et les Français des liens féconds et solides.
« Si nous faisons aujourd'hui des accommodements raisonnables, c'est que l'esprit de Champlain vit en nous », dit l'écrivain Daniel Poliquin, qui a traduit Champlain's Dream. « Ce livre parle de nous, comme s'il était, en même temps que le portrait d'un homme, celui d'un peuple qui lui ressemble de façon frappante, un peuple très tolérant, non violent, accueillant, très curieux des autres. »
Champlain n'était pas seul avec son rêve. En France, il a toujours évolué dans les cercles humanistes, les lointains ancêtres des Lumières et les initiateurs de ce courant philosophique qui traversera, jusqu'au siècle suivant, toute la pensée européenne. Henri IV (qui serait, selon certains historiens que Fischer ne prend pas trop au sérieux, le père biologique de Champlain, dont les origines sont très vagues) était un esprit progressiste, qui partageait et nourrissait le rêve de Champlain. Catherine de Médicis, qui assura la Régence après l'assassinat de son mari, et le cardinal de Richelieu, qui devient sous Louis XIII le ministre tout-puissant dont dépendait le sort et de la métropole et des colonies, étaient nettement moins favorables au rêve de Champlain.
S'il y avait eu un homme autrement éclairé, plus tolérant, plus ouvert aux idées neuves que l'intransigeant cardinal de Richelieu, le sort de la Nouvelle-France, après la mort de Champlain, aurait pu être tout autre. Et l'horrible petite phrase de Voltaire sur les « quelques arpents de neige », qui grouille dans notre histoire comme un ver dans une pomme, n'aurait peut-être jamais été proférée.
N'empêche, quand Champlain est mort, à Québec, le jour de Noël 1635, âgé de plus de 65 ans, les petites sociétés qu'il avait fondées étaient, malgré leur fragilité, solidement implantées.
Le rêve de Champlain est un magnifique objet de près de 900 pages, dont le tiers est constitué d'appendices réellement passionnants - même pour un profane -, de notes et de références critiques, d'un index de plus de 3 000 noms, d'une bibliographie de quelque 700 titres. Un ouvrage définitif, exhaustif, savant donc, mais en même temps très accessible. Plus qu'accessible : séduisant, très attachant. L'œuvre d'un grand esprit sur un homme de génie, un sage, Samuel de Champlain, homme de cour et coureur des bois, le rêveur suprême, qui, nous dit Fischer, a réalisé le plus beau et le plus hautement civilisé des rêves que les Européens ont portés en Amérique au 17e siècle. Et nous, aujourd'hui, habitants de cette partie du monde dont nous avons grâce à lui hérité le fleuve, son estuaire, ses îles et son golfe, nous baignons dans ce rêve, le rêve de Champlain, qui d'après Fischer fait de nous du « pas mal bon monde », qui rayonne tout autour de nous et qui, nous assurent l'auteur et le traducteur, devrait durer encore longtemps si nous en prenons soin.
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EXTRAIT
Le rêve de Champlain, de David Hackett Fischer >>
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