Le mystère des années de jeunesse du fondateur de l'Amérique française se cache quelque part dans les vestiges de Brouage, ville morte devenue le tombeau de la mémoire de Samuel de Champlain.
Brouage -- «Ici Champlain a prié et a été exaucé». La plaque vissée à une colonne située entre l'autel et une relique des Saints Martyrs canadiens, dans la petite église de Brouage, ne laisse pas de doute. À défaut de savoir si c'est bien à cet endroit précis que le fondateur de Québec s'agenouilla pour demander à Dieu la libération de la ville des frères Kirke vers 1630, elle montre bien que Brouage n'entend pas se laisser déposséder de son histoire.
Pourtant, les vitraux trop criants offerts par le Québec, l'Ontario, le Nouveau-Brunswick, Montréal et Québec n'ont pas toujours fait la joie des paisibles habitants. Certains se souviennent de la belle austérité de leur église érigée au XVIe siècle après que l'ancienne ville huguenote fut devenue une place forte catholique. Comment imaginer aujourd'hui que la ville natale de Champlain, construite de toutes pièces au milieu du XVIe siècle, a pu accueillir jusqu'à 4000 habitants? Aujourd'hui, la bourgade fortifiée aux rues à angle droit ne compte plus que 120 familles, dont seulement une dizaine d'enfants. S'il y a toujours une école primaire, c'est parce que Brouage a fusionné avec la commune voisine d'Hiers. Les habitants sont pour l'essentiel des retraités qui ont travaillé à la culture des huîtres.
«À l'époque, on trouvait des marins de partout dans cette ville et ça parlait toutes les langues», explique Sophie Besnier, qui a contribué à inventorier tous les lieux qui rappellent la Nouvelle-France dans la région. Un médecin de l'époque, Nicolas Alain, a même écrit que Brouage était une «Babel où l'on parle 20 langues». Rue Champlain, justement, un linteau de porte gravé en néerlandais témoigne encore du décor qui a probablement vu grandir Champlain, entre les soldats du roi, les pêcheurs et les aventuriers.
Une ville morte
Et pourtant, Brouage est aujourd'hui à trois kilomètres de la mer! Comment imaginer que le petit canal qui serpente hors des remparts a pu accueillir jusqu'à 400 navires en même temps? Des navires qui repartaient chargés de sel vers toutes les capitales du monde connu. Les pilotes pouvaient même hisser les voiles à marée basse tant l'estuaire était profond. Après avoir été la place forte catholique destinée à combattre sa rivale protestante de La Rochelle, Brouage s'est progressivement ensablé, à cause notamment de la vingtaine de barges remplies de sable et de pierre qu'y ont coulé les Rochelais en 1586.
Champlain aurait alors eu autour de six ou dix ans, selon les estimations faites par les historiens, qui n'ont jamais retrouvé son extrait de naissance. «Mais il ne fait pas de doute que Champlain vécut dans un milieu de marins et qu'il vit partir de nombreux navires vers Terre-Neuve, dit Marc Séguin, professeur honoraire d'histoire. Il a vécu la vie normale d'un jeune homme de la côte. Son oncle, Guillaume Allène dit le "Provençal", était un habitué de l'Atlantique Nord.» Séguin a étudié les registres des notaires de Bordeaux et de La Rochelle. Il a recensé 150 départs en 30 ans. «Mais il y en a eu beaucoup plus», dit-il. Champlain dira lui-même que c'est sa formation à Brouage qui l'a mené vers le Nouveau Monde.
On a longtemps raconté que sa maison s'élevait sur un terrain de Brouage qui accueillait autrefois des stèles érigées en son honneur. Aujourd'hui, un musée un peu clinquant, bourré d'écrans plasma, a remplacé les stèles. L'examen du cadastre de la ville a montré que ce lieu n'avait rien à voir avec Champlain. Les trois maisons qui ont appartenu à sa famille se situaient plutôt de l'autre côté du village. On n'a des traces de ces maisons que parce que Champlain les a vendues lors d'un de ses séjours en France avant de repartir pour Québec. Certains verront dans cette vente la volonté de rompre avec son pays d'origine pour faire de la Nouvelle-France sa véritable patrie.
C'est la petite église de Brouage qui témoigne le mieux du véritable culte que voue Brouage à son héros. Animé jusque dans les années 80 par le père Maxime Le Grelle, le lieu a vu défiler presque tout ce que le Québec compte de représentants officiels. Le dernier en date se nomme Jean Charest. C'était en mai dernier. Parmi ses illustres prédécesseurs, on trouve Henri Bourassa. Sur le mur, une longue citation du fondateur du Devoir explique que «c'est à Dieu, à Dieu seul» qu'il faut rendre grâce pour le «miracle de la survivance canadienne-française». Rien de surprenant qu'un grand dévot comme Bourassa soit à l'honneur dans cette ancienne capitale catholique destinée à faire contrepoids à La Rochelle la protestante.
Pour Marc Séguin, c'est peut-être aussi à Brouage que Champlain a appris à ne pas trop faire de cas de la religion. Il cite le cas de Guillaume Gousset, un marchand qui vivait du sel et qui fut poursuivi pour ses opinions religieuses. «Il avait compris que son intérêt n'était pas d'aller au bûcher. La Saint-Onge est une patrie de libres-penseurs où l'on a appris à ne pas trop s'en faire avec la religion. C'est pour cela qu'elle a été le foyer des radicaux socialistes après la Révolution.»
Une formation exceptionnelle
L'historien qui s'est le plus attardé aux années de formation de Champlain est Jean Glénisson. À 87 ans, le médiéviste réputé s'est retiré dans sa belle propriété de Jonzac, entre Bordeaux et La Rochelle. Il montre à tous ses visiteurs l'érable qu'il a planté sur son terrain il y a 25 ans. «Je l'ai ramené en cachette dans mes bagages de Sainte-Émélie-de-l'Énergie, avoue-t-il. J'étais peut-être hors-la-loi. Qui sait?»
Glénisson n'a pas élucidé le mystère de la naissance de Champlain, mais il soutient que le marin a reçu une formation exceptionnelle. «Le jeune Champlain a reçu une éducation de haut niveau, dit-il. Il a fait des études avancées telle qu'en faisaient les gens de la marine à cette époque. Il se peut même qu'il ait reçu la formation d'un jeune noble, ce qu'il n'était pourtant pas.» Glénisson juge que Champlain a probablement fréquenté une académie près de Brouage. Il s'agit peut-être de celle que mentionne son collègue Emmanuel Le Roy Ladurie dans un de ses livres (Le Voyage de Thomas Platter, Fayard 2000) et qu'il qualifie d'«académie spéciale». On y donnait «entraînement et enseignement aux jeunes gens de la noblesse et à d'autres seigneurs bien nés pour toutes espèces d'exercices et de jeux cavaliers». Champlain y aurait appris les sciences aussi bien que l'art militaire, même s'il n'était pas noble mais probablement issu d'une famille aisée, estime Glénisson.
Champlain aurait aussi appris son métier auprès du sieur Du Carlo, un ingénieur et un cartographe qui a vécu à Brouage, où il a laissé des plans et des projets de fortification. Contrairement à tous ses associés, comme Dugua de Monts, Chauvin et Dupont-Gravé, Champlain est à la fois un marin, un diplomate, un cartographe, un écrivain et un ethnologue. Pour Séguin et Glénisson, Champlain dépasse d'une tête au moins tous ses rivaux. Glénisson voit dans le découvreur de Québec le précurseur d'une longue tradition d'hommes qui se sont mis au service de la France et de son prestige. Pour Glénisson, le premier voyage de Champlain avec son oncle, qui le mena de Cadix aux colonies espagnoles de l'Amérique du Sud, fut déterminant. Champlain explore alors des terres nouvelles, mais aussi ennemies et normalement interdites aux Français. «Il en tire son premier livre, Des Sauvages, mais il en a probablement fait une relation secrète au roi, dit Glénisson. Ces questions étaient d'une grande importance stratégique.» L'historien n'hésite pas à prononcer le mot «espion».
C'est dans cette éducation inspirée de l'esprit des Lumières que Glénisson voit les racines de la grande ouverture de Champlain à l'égard des Amérindiens. «Les Espagnols pratiquaient une colonisation très dure, alors que les Français avaient pour objectif d'en faire des égaux. Cette idée est apparue très tôt en France. Un esclave qui touchait le sol français devenait libre. Champlain a déjà un esprit universaliste.» Dès les débuts, on trouve dans l'attitude de Champlain, qui noue des alliances politiques avec les peuples autochtones, l'esprit qui mènera en 1701 à la Grande Paix de Montréal. C'est aussi l'opinion de Marc Séguin. «C'est la manie des Français de faire des autres des Français». Surtout quand ils sont peu nombreux sur un immense territoire, ajouteront certains.
Tout se joue à Paris
Glénisson est convaincu que, sans ces talents de diplomate et d'homme d'État, Champlain n'aurait jamais sauvé la colonie. Pour l'historien, le sort de la Nouvelle-France s'est joué plus souvent à Paris qu'à Québec. «Entre 1603 et sa mort en 1635, il passe 11 ans en France. À chaque fois qu'il revient, il sauve la colonie. Il manoeuvre comme un politicien. C'est lui qui recrute les vice-rois qui se succéderont.» Champlain et Dugua de Monts ont fort à faire pour convaincre la cour, où le surintendant des Finances, Sully, juge leur aventure «à grand charge et de peu d'utilité». Elle serait même trop éloignée «à la cervelle des Français». En 1629, après la prise de Québec par les frères Kirke (malgré le traité de Suze qui met fin au conflit franco-anglais), c'est lui qui alerte l'ambassade de la France à Londres et force la restitution de la colonie. Champlain va même jusqu'à insister dans ses récits sur la faune canadienne, dit Glénisson. Pourquoi tant de détails qui peuvent paraître inutiles? «Il sait que le roi est un passionné de chasse!»
Régulièrement, la mémoire du Canada est ranimée en France par les récits de Champlain, dit Glénisson. «S'il n'avait pas été là, elle se serait perdue. Champlain est un intellectuel incomparable, sans aucun rapport avec Pierre Dugua de Monts», qui finance ses entreprises. Séguin renchérit: «Champlain ne se compare à personne sur le plan intellectuel. Il a trouvé tous les points sur lesquels il fallait appuyer pour réussir. Il avait une idée personnelle de ce que devait être la colonie.»
Sur la route du village natal de Champlain, à quelques kilomètres, se trouve la belle église de Saint-Just-Luzac, d'un gothique flamboyant. Dans l'entrée près des escaliers, on peut encore déchiffrer les graffitis des marins qui dessinaient les navires qui circulaient autour de Brouage à l'époque de la naissance de Champlain. Mais le règne de Brouage sera court. La ville ne survivra guère à son héros. Dès 1665, Vauban choisit Rochefort pour accueillir un arsenal. Brouage va progressivement s'ensabler et devenir le tombeau de la mémoire de Champlain. Entre le café Champlain, le square du Nouveau-Bunswick et la rue de Québec, les belles échauguettes qui rythment les remparts règnent sur une ville morte. Une ville devenue au fond le plus grand monument à la mémoire du fondateur de l'Amérique française.
Sur les traces de Champlain
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