Il nous arrive parfois de ressentir l’étrange sensation d’avoir déjà vécu un événement qui se déroule sous nos yeux. C’est un peu ce qui m’est arrivé lorsque j’ai entendu parler du « coton ouaté » de Catherine Dorion. Mais dans quelle vie passée avais-je donc déjà vécu un événement semblable ?
C’était il y a deux ans, après l’élection présidentielle française. L’Assemblée nationale se réunissait pour la première fois. Le candidat de La France insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon, avait obtenu un résultat enviable au premier tour (19,5 %). Ses élus décidèrent de marquer le coup en « brisant les codes », comme on dit dans les milieux branchés à Paris. Ils se présentèrent donc au palais Bourbon sans cravate. Mieux, lorsque les élus se levèrent pour saluer l’élection du nouveau président de l’Assemblée, ils demeurèrent assis.
Dans les semaines qui suivirent, le député François Ruffin se fit à nouveau remarquer en portant un maillot de foot dans la vénérable Assemblée. Il écopa d’une amende de 1378 euros pour avoir refusé de l’enlever. Il n’est pas question d’accuser Catherine Dorion d’avoir bêtement copié le grand frère d’extrême gauche de Québec solidaire. Mais disons que les points communs sont troublants.
Peu importe, c’est la signification du geste qui est la même. Car que voulaient signifier Dorion et Mélenchon par ces provocations vestimentaires sinon que cette Assemblée en tailleurs et complets-cravate n’était pas la leur et qu’ils ne s’y reconnaissaient pas ? « Il y avait les sans-culottes, il y a maintenant les sans-cravates », a d’ailleurs déclaré Jean-Luc Mélenchon. Comme si l’Assemblée nationale, pourtant élue au suffrage universel, n’était pas plus légitime que les États généraux de l’Ancien Régime dominés par la noblesse. Les sans-culottes issus du petit peuple tiraient d’ailleurs leur nom du fait qu’ils ne portaient pas la culotte comme les aristocrates.
Dans son soutien à Catherine Dorion, la Fédération des femmes du Québec n’a pas eu complètement tort d’associer le coton ouaté au voile. Car ces gestes ne sont pas si éloignés. Que l’on caricature les élues de l’Assemblée nationale en filles de joie, que l’on porte le voile islamique ou que l’on se distingue en chambre en refusant de porter la cravate, le message est le même. Il s’agit de dire à tous les autres : « Je ne suis pas de votre monde. Nous sommes radicalement différents. Nous n’appartenons ni à la même classe, ni au même peuple, ni à la même nation. »
Le geste de Catherine Dorion, comme celui de Mélenchon, est caractéristique de la radicalisation actuelle des combats politiques où les « adversaires » se métamorphosent souvent en « ennemis ». Il serait erroné de ne voir dans ce goût de la provocation qu’une simple révolte adolescente, même si, aujourd’hui, l’adolescence a fâcheusement tendance à s’éterniser. Après tout, Catherine Dorion a 37 ans ! Et Mélenchon, 68 ! Ce mépris du décorum ne fait pas non plus que véhiculer une image caricaturale des milieux populaires, que certains du haut de leurs diplômes ne peuvent se représenter que mal habillés et pratiquant une langue relâchée.
Non, ces provocations sont plutôt représentatives du populisme de l’époque. Mais d’un populisme qui serait cette fois de gauche. Ce populisme existe et il a même été théorisé par des auteurs comme Chantal Mouffe (Pour un populisme de gauche, Albin Michel) qui s’inspire de ces mouvements autoritaires et populistes d’Amérique latine dirigés par un leader charismatique. Le nom de cette philosophe n’est probablement pas étranger à Catherine Dorion, qui a étudié au King’s College de Londres, à deux pas de l’Université Westminster où elle enseigne.
Comme Donald Trump le fait avec une application sans cesse renouvelée à droite, ce nouveau populisme estime que la gauche ne devrait pas hésiter à mobiliser les affects et les pulsions les plus élémentaires qui sont, comme on le sait, au coeur de nos sociétés médiatiques. Il invite donc la gauche à ne pas cracher sur les méthodes des populistes afin de creuser le fossé entre les élites et le peuple. Un peuple dont il ne lui viendrait cependant pas à l’idée qu’il attend de ses élus qu’ils sachent se tenir et s’habiller correctement lorsqu’ils siègent à l’Assemblée.
On notera que, pour l’instant, cette stratégie n’a pas vraiment réussi à Jean-Luc Mélenchon. Son parti est même en débandade depuis les récentes élections européennes, où il n’a obtenu que 6,3 % des voix. Ce n’est pourtant pas faute de « coups médiatiques ». L’an dernier, Mélenchon avait poussé la provocation jusqu’à se filmer en direct lors d’une perquisition menée par des policiers à son domicile. La scène, qui devait révéler l’existence d’une « justice politique », s’est transformée en comédie-bouffe.
Comme quoi il n’est pas toujours « payant » de rivaliser de vulgarité et de coups fumants. On souhaiterait à certains le même esprit ravageur qui avait inspiré en 1972 cette savoureuse réplique à la jeune députée de droite Michèle Alliot-Marie. À l’huissier qui lui avait signifié que le pantalon était alors interdit dans l’enceinte de l’Assemblée nationale, elle avait aussitôt répondu : « Qu’à cela ne tienne, Monsieur l’huissier, voulez-vous que je l’enlève ? »