Le PIB, cause d'aveuglement économique

Le Québec économique

La première publication du Centre sur la productivité et la prospérité, Productivité et Prospérité au Québec - Bilan 1981-2008, a fait l'objet d'articles dans nos médias. Cette publication conduit le Québec, sa population, ses entreprises, ses syndicats, ses gouvernements et ses autres institutions à une fausse compréhension de son niveau de productivité et de prospérité, à de fausses comparaisons, en plus de l'inviter à commettre des erreurs et à prendre des mauvaises décisions stratégiques et politiques. Elle nous enferme dans la logique même qui a provoqué la crise actuelle.
L'étude, les analyses et les conclusions de la publication sont sans équivoque et sans réserve (ou très peu). Elles donnent l'impression d'être incontestables. L'indicateur économique qui sert d'appui à l'étude et à ses conclusions demeure le produit intérieur brut (PIB). Or, cet indicateur n'est plus un indicateur pertinent de santé et de progrès. Ses limites importantes font actuellement l'objet de débats à l'échelle internationale.
Mauvais signaux
En 2007, la Commission européenne organisait une conférence intitulée «Au-delà du PIB». En 2008, le président de la République française, Nicolas Sarkozy, mandatait la commission Stiglitz (du nom de son président Joseph Stiglitz, Prix Nobel d'économie 2001) afin qu'elle réfléchisse aux limites des instruments actuels de mesure des performances économiques et sociales. En septembre dernier, la Commission rendait son rapport, appuyé par M. Sarkozy dans son discours du 14 septembre 2009.
Le constat qui y est établi est unanime: nos instruments de mesure actuels, notamment le PIB et sa croissance, nous ont rendus presque aveugles. Les indicateurs économiques dominants nous trompent en ne nous envoyant pas les signaux permettant d'agir et de prévenir à temps les crises majeures. Ils ne disent rien du bien-être durable, des inégalités, de la pression environnementale, etc.
Procéder ainsi conduit évidemment à commettre des erreurs et à prendre des mauvaises décisions. Le PIB ne nous envoie pas les bons signaux pour juger de la santé d'une économie, ni pour prendre à temps les bonnes décisions. Il en faut d'autres, plus adaptés aux défis de notre temps. Le PIB ne donnera jamais ni une mesure de la qualité de vie ni une mesure de «soutenabilité». Il n'a d'ailleurs pas été conçu pour cela.
Des failles
Depuis que le PIB a été créé dans les années 1930, les conventions sur lesquelles il repose n'ont pas été adaptées aux grands changements de nos économies. Aujourd'hui, plusieurs limites sont clairement identifiées et reconnues internationalement. En voici quelques exemples:
- Les prix sont inexistants pour certains biens et services. Le PIB exclut ainsi tout ce qui n'a pas de prix et qui contribue pourtant au bien-être individuel et collectif. Ainsi, il n'englobe pas les ménages qui donnent des soins à leurs enfants, le travail domestique, les activités citoyennes, les «services» liés au fait de bénéficier de l'air pur, d'une belle forêt, d'une mer riche en poissons ou d'un climat clément. Selon les estimations de la commission Stiglitz, cette production non incluse représente 35 % du PIB en France.
- Même quand ils existent, les prix peuvent être différents de leur évaluation par la société. Quand les actes de consommation ou de production affectent la société comme un tout, le prix que les individus payent pour un produit peut différer de celui de la société. Les dommages infligés à l'environnement par la production ou la consommation ne sont pas reflétés par les prix de marché. Les prix peuvent être trompeurs, ne pas bien renseigner sur la rareté d'un bien ou sur l'utilité qu'une activité procure. Les prix peuvent être affectés par un effet de «bulle», comme nous l'avons vécu récemment. Cet effet a exagéré artificiellement les profits des entreprises et la valeur de la production. La valeur des services fournis par l'État est fondée sur les intrants utilisés pour produire ces services (surtout le travail) plutôt que sur les extrants ou résultats.
- Certains revenus sont envoyés à l'étranger et certains résidants reçoivent des revenus de l'étranger. Dans un monde de globalisation, cela engendre de grandes différences entre le revenu des citoyens d'un pays et les mesures de la production (PIB) du pays. Par exemple, en Irlande, le revenu ne représente que 75 % du PIB.
- Il existe aussi des dépenses «défensives». Le PIB augmente à cause d'activités qui servent à réparer les dégâts commis par d'autres activités (dépolluer, reconstruire après une guerre, un acte terroriste, un désastre naturel) sans aucune progression du bien-être.
- Certains actifs ne sont pas reconnus comme tels. Le capital humain représenterait, selon certains, 80 % de toute la richesse.
- La valeur monétaire n'est pas la valeur d'usage: 100 $ sont plus «utiles» à un pauvre qu'à un riche. Il faudrait accorder plus d'importance à la valeur médiane qu'à la valeur moyenne, car les inégalités ont augmenté.
Des changements nécessaires
L'utilisation du PIB est une mesure incomplète et non fiable de la productivité et de la prospérité d'une économie. Et la prospérité associée à nos défis actuels ne consiste pas à seulement produire plus. Nous le pressentons.
Si nous ne voulons pas que notre avenir soit composé de catastrophes financière, économique, sociale, écologique, humaine, nous devons changer. Nous devons changer nos manières de vivre, ce que nous valorisons, notre façon de consommer et de produire.
Pour changer, nous devons changer nos mesures, notre comptabilité, nos statistiques. La réflexion qu'obligera l'élaboration de ces nouvelles mesures nous forcera à définir la valeur que nous attribuons aux choses et ce qui est vraiment important. Profitons de la crise pour imaginer un nouveau modèle. Cette formidable remise en question collective élargira nos horizons, nous permettra de trouver des solutions structurantes pour notre situation actuelle et cohérentes avec notre vision du futur. Il est impossible de trouver de réelles solutions compte tenu de l'ordre actuellement établi.
Le changement nécessaire est énorme et évident, mais il ne doit pas nous paralyser. Au contraire, il pourrait être créateur d'énergie. Il faut passer à l'action. La France est déjà engagée dans une telle démarche. Son président, dans son discours du 14 septembre, nous invite à nous joindre à eux. Le Québec a le courage, la compétence et l'ouverture d'esprit nécessaires pour entreprendre et participer de manière proactive à cette démarche mondiale.
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Michel Aubin, Mont-Tremblant


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