« Il est de l'intérêt du loup que les moutons
soient gras et nombreux »
Jeremy BENTHAM
***
Les temps sont assez difficiles pour l’esprit. On interprète actuellement
le temps comme étant celui de l’attente et du repliement. L’attente est
palpable partout, le temps est à l’immobilisme, tant et si bien que l’État,
au lieu de défendre activement ses membres contre les tentatives de
privatisation, vient les dévorer lentement lui-même. Devant le marasme et
le déploiement de la morosité qui s’installent toujours plus, certains
veulent converser, question d’habiter par des mots le temps qui passe. Nous
croyons que la conversation proposée ressemble à un concours de bêlement.
Ce texte, qui se situe en marge des analyses politiques à la mode, veut
étudier la course des moutons dans la cage à l’heure de la civilisation
panique. Il montre que des moutons affolés ne peuvent, lorsqu’ils font la
preuve qu’ils sont incapables de s’unir et de regarder dans la même
direction, que courir à leur propre perte. Si les moutons gardent le même
comportement encore longtemps, ils franchiront un point de non-retour qui
les forcera à aller lentement vers leur propre sacrifice.
La marche tranquille des moutons dans la jungle mondiale
Tout d’abord, nous assistons actuellement à une compétition assez féroce
entre les individus en raison de la logique du marché. Les individus entrent
en régime de concurrence les uns avec les autres, de même pour les villes,
les provinces, les États et les pays. Si cette réalité est peu visible en
période de prospérité, elle éclate au grand jour lorsque l’ombre de la
récession plane au-dessus de nos têtes. Dans un pareil contexte,
l’agressivité des uns envers les autres se laisse mal masquer. La
politique, qui est l’espace structurant les rapports de force entre les
regroupements d’humains, peut parfois prendre la forme d’une jungle,
c’est-à-dire que les lois de la survie, pour parler comme Malthus,
importent plus que les lois de la coopération.
Or, nous réalisons de plus en plus que le monstre chinois, cloné à même
le monstre américain, ne laissera pas de quartiers et que la seule logique
capable d’expliquer son comportement est celle de la jungle, celle de la
loi du plus fort. Partout, il impose sa culture mixte par la puissance son
économie émergente et la grandeur de son nouveau marché. Dans ce cadre, les
langues ont quelque peu changé de signification : si elles servaient jadis
le développement de la culture par la possibilité de la communication et de
l’entente, elles deviennent désormais des instruments d’asservissement
volontaire, car elles imposent leur pauvreté par le nombre de locuteurs qui
dépendent des biens économiques qu’elles peuvent servir à distribuer. À
l’intérieur de cette nouvelle jungle économico-politique mondiale, les
Québécois, formant désormais une « nation », marchent tranquillement.
Si les Québécois ne forment visiblement pas un peuple de lions,
d’éléphants ou de vipères, pour utiliser des images qu’aurait apprécié La
Fontaine, c’est qu’ils ressemblent davantage, à l’observation de leur
histoire, de leur comportement et de leur caractère, à un groupe de moutons
résistants. Ce sont des moutons pacifiques parce qu’ils produisent avant
tout pour les autres et qu’en comptant sur eux, on peut bien dormir la
nuit. Et s’ils sont qualifiés de résistants, c’est parce qu’ils vivent de
sang mélangé (français, autochtone, irlandais, écossais, anglais) et que
leur histoire montre qu’ils réagissent souvent au tout dernier moment,
lorsque leur assimilation ou leur disparition approche dangereusement.
Le phénomène politique du « moutonnement »
On l’ignore souvent dans la sphère politique, mais on s’en sert assez
souvent dans la sphère économique, le « moutonnement » est un concept
nouveau pour qualifier le comportement de la majorité simple des Québécois.
Ce concept sert à décrire le comportement des moutons dans la cage. Nous le
décrirons ici en nous référant à l’histoire du peuple québécois lui-même.
Développée à même la religion catholique, la race des moutons québécois
se reconnaît par ses demandes de reconnaissance. Les moutons québécois, qui
sont toujours coupables ou victimes au fond d’eux-mêmes, acceptent de
servir les autres en même temps qu’ils acceptent que l’on se serve d’eux.
Pacifiques et allergiques aux conflits, ils se rendent sujets au
moutonnement politique. Comment cela se produit-il ? On imite l’accent de
la majorité dans des publicités, on leur dit qu’on encourage leur marché,
on leur promet quelque chose et, grâce à ces manœuvres de fausse
reconnaissance, on en profite pour manipuler le groupe au complet et le
soumettre à des volontés extérieures. Le moutonnement est le phénomène
politique unique par lequel un peuple de moutons, dès qu’on lui fait des
promesses ou qu’on lui fait miroiter des signes de reconnaissance, accepte
qu’on se serve de lui de son « vivant ». On prend tout : sa laine, son lait
et même sa viande…
Ainsi, un des problèmes politiques majeurs est que les Québécois
acceptent volontiers de faire le jeu du « moutonnement », c’est-à-dire
qu’ils ne distinguent pas les cadeaux, les promesses de ce qui se trame
derrière en même temps. Les moutons s’étourdissent individuellement et
acceptent, il faut croire qu’ils ne s’en rendent pas compte, de « se faire
manger la laine sur le dos » ! Cela se produit entre autres par la
dispersion des moutons : individualistes et moutonniers les uns des autres,
ils vivent pour profiter du matériel et ils ne se regroupent qu’au dernier
moment, voilà pourquoi ils sont vulnérables. Ils prennent des directions
opposées, ils cherchent activement la reconnaissance, ce qui favorise leur
manipulation. Dès lors, ce qu’on ne semble pas voir encore suffisamment,
c’est que le phénomène du moutonnement politique crée les conditions de la
servitude, de la dépendance, de la maladie, de l’endettement et de la
disparition de la race elle-même, suivant en cela une logique du sacrifice
qu’il nous faudra expliquer bientôt.
Quelques signes classiques et cycliques de moutonnement
Dans la grande cage, on manque assez souvent de respect à l’égard de la
bête qui fournit la laine. Et on a beau l’attaquer sans relâche, elle ne
réagit même plus, ni individuellement ni collectivement, peut-être parce
qu’elle est trop occupée à jouer et à se divertir. Comme on sait, il est
facile d’effrayer des bêtes dispersées et c’est ce qui se réalise dans le
moment, suivant en cela un vieux cycle bien connu.
Les compagnies aériennes, par exemple, ne respectent pas la langue des
moutons, offrent des rabais uniquement aux anglophones du Canada, et
personne ne réagit. Plusieurs compagnies et de nombreux petits commerces ne
respectent pas la langue d’affichage ni la langue officielle de travail, et
personne ne réagit. Le gouvernement fédéral et ses sociétés d’État
suppriment des calendriers la fête nationale des moutons et personne ne
rumine. La Bourse de Toronto achète la Bourse de Montréal et personne ne
bêle. Les moutons québécois disparaissent des équipes sportives nationales
et aucun mouton sportif ne daigne bêler. Faut-il donner d’autres signes du
« moutonnement », c’est-à-dire des preuves objectives que les moutons ne
trouvent pas actuellement la force de s’unir afin de ne pas se laisser
carder la laine sur le dos ?
La logique du sacrifice volontaire
Or ces exemples montrent que les mammifères domestiques ruminants à
toison laineuse et frisée, au lieu de s’unir et de réagir, ont tendance à
se résigner et à accepter passivement leur faiblesse dans la « moutonnie
politique », c’est-à-dire la période de repliement. Dans la cage, les
moutons réalisent qu’ils ne pourront pas sortir très facilement, notamment
parce qu’ils éprouvent de la difficulté à sauter. Mieux : il participe au
moutonnement. En effet, le roi des moutons accepte de réduire le budget de
sa propre fête nationale, alors que les moutons embrassent la mode du
bilinguisme dans la cage, ils vendent ce qu’ils possèdent aux autres, y
compris la chaîne privée « moribonde » qui traduisait les attentes du
groupe, et cherchent à devenir des animaux encore plus malléables et
dociles. Les Québécois retrouvent lentement tous les traits des moutons
célèbres de Raphaël…
Cela étant, on réalisera bientôt qu’il se joue une destinée politique
derrière le comportement moutonnier propre au moutonnement, c’est-à-dire à
la vie vécue dans les nuages. Inscrit à même leur religion, le moutonnement
engage une logique du sacrifice. C’est que dans de nombreux rituels
religieux (cela est assez fort chez les Chrétiens) revus en période de
haute mondialisation, il faut calmer les monstres par le sacrifice des
petits. Il y a déjà longtemps, les Juifs et les Grecs sacrifiaient l’agneau
pour obtenir de meilleurs rendements économiques, car l’apaisement des
dieux ou du Dieu représentait un moyen de se l’attacher pour l’avenir.
Quand il y a une crise, il faut bien que l’on trouve un « bouc émissaire »
comme on dit, un petit à offrir. L’ironie, c’est que certains Québécois
veulent se sacrifier eux-mêmes ! Ils suivent en cela la logique d’ouverture
d’un État multinational qui les invite à se sacrifier eux-mêmes pour sauver
les autres, à savoir les nouveaux arrivants. Inscrite dans la politique
multiculturelle, la logique du sacrifice québécois est claire. Mais cette
logique du sacrifice volontaire mérite bien une explication plus précise.
Si la logique du marché tend à l’asservissement et à la domination par les
plus forts, et que la plupart des animaux ne veulent pas périr, alors ils
sont prêts à tout pour éviter la mort et la disparition de l’espèce. La loi
de la jungle, qui est aussi la loi des marchés, est nette : les animaux
sauvages sont capables de survivre par eux-mêmes, tandis que les animaux
domestiques attendent l’intervention du maître de la maison. Cette règle,
on le réalisera mieux bientôt, peut entraîner une explication particulière
du comportement québécois.
Les moutons québécois sont des animaux domestiques vivant dans leur cage
et n’ont pas, par conséquent, les capacités des animaux sauvages en
liberté. Cela signifie qu’ils doivent demander la permission pour survivre.
Ils sont sujets aux politiques extérieures (à la politique sur les langues
officielles, à la politique sur le multiculturalisme par exemple) et ne
peuvent décider de ce qui est bon pour eux. Il se peut bottom line (en bout
de ligne) que ces politiques nationales canadiennes exigent indirectement
le sacrifice des minorités dans la cage. Parce qu’ils ont intégré dans leur
vocabulaire ces visions, de nombreux Québécois sont prêts à s’offrir en
sacrifice pour sauver le Canada, la diversité culturelle ou le monde. On le
voit : les moutons sont là pour les autres d’abord, pour eux si le temps le
permet. Voilà comment on peut interpréter le propre du moutonnement de nos
politiques provinciales, qui est de conduire à une logique du sacrifice
volontaire, c’est-à-dire qu’elles nous font adhérer à des politiques qui ne
sont pas construites pour nous, mais pour gérer des animaux dans une cage.
Victimes de la toxicomanie dans la cage, certains moutons au sens de
l’humour très développé sont prêts à imposer l’anglais à leurs enfants à
l’école et à disparaître volontairement.
Le temps de compter les moutons
Si la majorité des moutons de Panurge, pour rappeler une image de
Rabelais, dorment dans la cage en attendant le moment du sacrifice, si
certains moutons, par la voie des journaux, réclament l’autel du sacrifice
immédiatement, il ne restera plus bientôt qu’à faire le décompte des
moutons restants. La question la plus actuelle ne concerne donc pas la
stratégie référendaire, ni le nombre de sièges que remportera l’ADQ aux
prochaines élections provinciales, mais combien de moutons trouverons-nous
dans la cage en 2030, après plusieurs années de moutonnement politique ?
Dominic DESROCHES
Département de philosophie / Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --
Penser le Québec
Le moutonnement québécois
Notes sur la logique du sacrifice volontaire
Penser le Québec - Dominic Desroches
Dominic Desroches115 articles
Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Eti...
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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.
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