Dans la controverse sur l’écriture inclusive et celle sur la nouvelle position de l’Office québécois de la langue française (OQLF) en matière d’anglicismes, j’aimerais rappeler un fait essentiel : l’idée de la norme du français est une fiction, peut-être le plus grand roman jamais écrit.
Je veux dire par là que ce que l’on appelle LA norme du français est en fait une construction sociale à laquelle nous participons tous et pour laquelle il n’existe ni autorité objective ni réel pouvoir coercitif. À strictement parler, la langue française n’est qu’une vaste polémique.
L’Académie française, je l’ai souvent écrit dans cette chronique, ne détient aucun pouvoir sur la langue. Il arrive qu’elle sorte de sa léthargie pour émettre des opinions, qu’elle collige de loin en loin dans un mauvais dictionnaire, auquel personne ne se réfère jamais.
Ce que l’on appelle la norme du français s’est construit dans sa quasi-totalité en dehors de toute institution, sous l’influence de lexicographes, de grammairiens et d’éditeurs, dont le travail se voulait exemplaire. Seuls les maîtres d’école et les employeurs ont le pouvoir effectif d’imposer une norme, habituellement bricolée à partir de souvenirs.
Pendant le XXe siècle, les colonnes du Temple de la norme furent secouées par les publicitaires, la radio et la télévision, qui ont institué leur propre norme de l’écrit ou de la parole scriptée. Mais depuis que le Web et les réseaux sociaux donnent à chacun le pouvoir de s’éditer soi-même sans filtre éditorial, la norme écrite devient presque aussi fluide que la norme orale.
Dans l’histoire du français, la seule chose qui se soit jamais rapprochée d’un véritable pouvoir, c’est l’OQLF et son pendant français : la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF).
Leur travail sur la langue est d’abord terminologique. La loi leur confère un vague pouvoir sur les usages des fonctionnaires. L’OQLF, quant à lui, jouit également d’autres pouvoirs, très relatifs, quant à la surveillance en matière d’affichage et de comités de francisation. Dans l’histoire du français et dans sa pratique, c’est inouï, mais c’est tout et c’est finalement peu.
Ce qui nous ramène au fait que ce qui gouverne la norme, ce ne sont ni les publicitaires, ni les éditeurs, ni les grammairiens, ni les terminologues, ni les Offices, ni les Académies. Ce qui gouverne la langue, c’est l’usage, fait de conventions et de propositions. Ce que l’on appelle LA norme, si elle existe, n’est au mieux qu’une caricature de l’usage.
D’Abidjan à Saint-Zénon, cette situation est universelle non seulement au français, mais à toutes les langues, et en particulier les langues internationales à très large diffusion. Chez les francophones du monde entier, les polémiques sont pareilles presque partout. Et ce qu’ils disent est souvent identique aux polémiques parmi les anglophones, les hispanophones, les germanophones et les arabophones — pour ne citer que les langues que je connais le mieux.
Et Malherbe vint
Il arrive, de temps à autre, qu’une nouvelle norme surgisse. C’est rarissime, et c’est presque toujours le fait d’un grand couillu littéraire. En anglais, il y eut Shakespeare, dont l’influence sur l’usage de l’anglais est proverbiale. Son pendant français, et son contemporain, fut François de Malherbe.
Même s’il n’était pas un Shakespeare de la poésie, Malherbe a joué un rôle gigantesque dans l’histoire du français, tant il s’est évertué — à lui seul — à changer l’apparence et l’esprit du français. Presque tout ce que l’on imagine de nos jours comme étant de l’essence même du français, c’est Malherbe qui l’a imposé dans les salons parisiens du premier quart du XVIIe siècle par la vigueur de ses remarques — je ne dis pas rigueur, mais vigueur.
Beaucoup plus près de nous, le travail de l’OQLF est sans doute le dernier exemple d’ingénierie linguistique, en matière de norme terminologique — ce qui est français et ce qui ne l’est pas dans le choix des mots. Pour avoir assisté à quelques congrès de terminologues francophones, je puis témoigner que son autorité sur le plan international est KOLOSSALE.
> Lire la suite de l'article sur Le Devoir