Penser le Québec

Le fantôme de Shakespeare - <i>To be, or not to be... in French?</i>

L'esprit de notre langue en quatre actes

Penser le Québec - Dominic Desroches

Le Québec n’est jamais en panne pour entretenir l’espoir de solutions simples en des temps compliqués, c’est-à-dire en l’époque confus des accommodements et des disparitions. En effet, pourquoi parler de la majorité, de sa langue, de sa culture et de son histoire lorsque l’on peut parler de la minorité qui peut tout demander ou presque en anglais et… l'obtenir. L’espoir d’une solution rapide au problème québécois est un leurre et le problème de la langue, de son esprit surtout, suffit à le prouver. Le mal est profond, voilà ce que doit montrer l’étude spectropolitique. Si une solution est possible, elle prendra beaucoup de temps et passera entre autres par une relecture québécoise de la pièce Hamlet de Shakespeare. Dans ce texte, nous relirons assez librement la célèbre pièce en fonction de notre situation. Nous le faisons en français aujourd'hui, avant que nos collégiens nous l'expliquent bientôt en anglais.
Acte I - Et le spectre apparaît pour angliciser ce qui reste…
Le début de notre pièce se passe au XVIIIe siècle. Le roi perd une partie de son territoire et les Anglais, plus forts de leur conquête, agrandissent du même coup leur manoir en laissant aux vaincus une aile destinée à sa disparition. Pendant plus de deux siècles, tout se passe assez bien : les francophones sont limités à leurs terres, s'occupent de leurs enfants et se montrent incapables de la rhétorique et de la Grande politique. Ils parlent leur langue entre eux. Après une révolte, une pendaison et deux épisodes difficiles pour le peuple en quête de liberté, à savoir deux référendums mettant rudement à l’épreuve la force et la fierté, le repliement revient en force. Il s'agit des effets d'un cycle dans la conservation de soi. Quand les Libéraux reprennent le pouvoir au tournant du nouveau siècle, les Québécois doivent accepter de travailler à nouveau en anglais. Quand on vote libéral, on doit s'attendre aux apparitions car ce vote encourage les spectres à apparaître pour angliciser ce qui reste…
Or, avec l’arrivée massive d’immigrants, la mondialisation et la prise de conscience que la planète est petite, les sujets sans roi doivent composer avec le retour des fantômes. Ceux-ci s’expriment le plus souvent en anglais - la langue de régence du manoir et du discours économique - et aiment surtout frapper ceux qui ont peur. Le but des fantômes en règle générale, ceux qui ne discutent pas à table mais affolent les conquis, est de montrer (sans jamais pouvoir le prouver) que les francophones sont trop petits pour réussir. Qu'il suffit de les affoler pour préserver ses intérêts. La solution pour les partisans de l’Esprit frappeur est de vendre l’épouvante et la disparition à ceux qui ne s’expriment pas suffisamment en anglais. L’épouvante dit ceci : « si vous ne parlez pas anglais, vous n’aurez pas d’emploi, vous ne pourrez pas voyager, bref : vous allez disparaître, mais sans jamais rien hanter ». Le premier acte de la pièce se termine au moment où Montréal redevient plus anglophone que francophone, ce qui confirme un recensement du fédéral. Les spectres, notons-le, planent sur l’ancienne métropole dont les succès ne sont pas, assez curieusement, traduisibles dans les deux langues officielles.
Acte II – Pour se venger, l’élite du peuple, dans la peur, simule la folie !

Face au retour des fantômes du fédéral et du provincial, le peuple ne sait plus où donner de la tête. Il reste le hockey - où nos fantômes canadiens bilingues avaient réussi - et la télévision - où l'anglais ne cesse de gagner du terrain. Il y a même des fantômes royaux qui traversent la mer et qui viennent hanter leur manoir. Est fantôme toute personne qui veut affoler la Québécoise ou le Québécois. Joue du spectral toute personne qui discrédite une Québécois ou un Québécois si cette personne n'est pas bilingue. Est Québécois replié en revanche celui qui croit, affolé, que l’avenir lui est interdit et que seul l'anglais peut lui assurer une opportunité. Ce Québécois sent que les spectres entrent par les placards et possèdent un certain pouvoir sur lui. Il voit des apparitions, mais il n’a pas toujours assez de force, de courage, de fierté et de rage pour discuter d’égal à égal avec le discours anglicisant et méprisant des « esprits » voulant sa mort. De par son histoire de résistance, lire son conservatisme, le peuple québécois semble avoir opté, suivant des cycles précis, pour le repliement identitaire face à la puissance des fantômes.
Le peuple ressent l’épouvante. Dans la peur, les plus repliés apprennent l’anglais au moyen de cours intensifs, d’autres sont promus au rang d’analystes de hockey à la CBC, d’autres prénomment leurs garçons William, Ethan ou Elliott. Ceux qui n’ont pas encore charcuté leur langue acceptent néanmoins de travailler en anglais et, sachant dire « To die : to sleep ; No more », ils se croient bilingues. S’ils ne le sont pas au nombre de mots, ils sont déjà « en » esprit.
Les plus courageux voient que le peuple a peur. Parmi ceux-ci, certains voudront imposer l’anglais à l’école sous prétexte d’ouverture, un peu comme si la réalité européenne devait se transposer dans la dernière aile du manoir, ou que l'anglais était une nécessité contemporaine, alors que d’autres, réalistes, voudront limiter la propagation de la nouvelle franca lingua dans l’aile du manoir. Les moins courageux n’admettront pas les limites de la loi 101 et diront que la langue n’est pas un problème à l'est de la rue Saint-Denis. Se rappelant de l’acte I, certains ne voudront pas encourager, à même l’État, la disparition volontaire dans la langue de l’autre. L’élite dans le manoir, elle, voit les choses autrement.
Si le peuple a peur, une partie de celui-ci, son élite, adopte une tactique inédite : elle simule sa folie. Elle fait comme si la population était de 60 millions d’habitants et possédait un état souverain. Elle fait comme si les gens aimaient le français et vivaient dans une université. Cette élite payée par les subventions -elle n'a jamais vécu le French bashing dans une shop- se dit qu’il n’y a pas de problèmes démographiques et que, sur l'importance de l'anglais international, la dernière aile du manoir ne doit pas reculer. La tactique vise à jouer dans la cour des grands mais sans le nombre, le courage, la fierté ou la puissance que cela exige. Même les plus médiatiquement courageux tentent d’inventer une gauche efficace, une gauche utopique, une gauche de la culpabilisation de la majorité oubliant que le clivage gauche/droite est dépassé depuis longtemps et qu'on peut fait dire ce que l'on veut aux chiffres. Pour cette gauche sans réalité bref, la minorité devrait toujours payer plus cher pour ce qui lui appartient.
Sur la question de la langue et de son esprit, cette élite a décidé de simuler la folie. Simuler la folie, c’est jouer le jeu de l’autre en se disant plus ouvert que lui, en apprenant de lui sa petitesse, alors que l’autre, désintéressé et habitué à s’imposer, cherche par l’usage la disparition progressive de ceux qui s’opposent encore à la régence du manoir. Simuler la folie dans notre grand Québec, c’est encore mépriser la raison en se mentant à soi-même pour sauver sa vie dans la culture de l’autre. C'est donc refuser d'écouter la langue maintenant parlée dans l'est du manoir...
Dans la pièce, le fou du roi rit et le bon peuple aime son dimanche soir. Seulement, il n’a pas encore bien vu la stratégie de son élite politique. Cette élite, au mépris de tous, continue de simuler sa folie dans les médias et à l’Assemblée de la nation. Cette simulation consiste entre autres à subventionner à même les coffres les écoles privées anglaises et les écoles ethniques qui réduisent à néant les efforts du peuple pour sauver sa langue. Simuler la folie, c’est encore jouer les bons princes comme si le français n’était pas menacé à Montréal, comme si les francophones ne savaient pas parler anglais, comme si les anglophones de l’ouest de l’île, qui constituent la minorité la mieux protégée au monde, avaient appris la langue de la majorité. Dans la réalité, ces derniers refusent de la parler, tout en continuant de l’ignorer souverainement au quotidien. Et dire qu'une partie de notre élite veut forcer les francophones à se dire et s'étudier en anglais. La situation scénique est plus claire désormais : lorsque les membres de l’élite mentent au peuple, survient, tout à coup, la descente du rideau. On ne veut plus voir la mauvaise pièce, la mauvaise farce, la comedia della arte jouée avec des masques sans élastique. Il fait noir subitement et les spectateurs ont peur. Ils souhaitent l’entracte pour se divertir. Et ceux qui ont peur cherchent de toute leur force la lumière et s’attendent à ce que, deus ex machina oblige, la pièce se termine bien.
Acte III – Lors d’une commission, coup de théâtre : on met alors la folie sur le compte du peuple et les espions s’en sortent encore…
On entend soudainement la cloche et tous doivent regagner leur siège.
[->rub653]L’acte III débute devant la télévision, au moment où les universitaires, épris d’idéologie et de bilinguisme, veulent éduquer le peuple pour son bien. Les commissaires rappellent publiquement que le peuple est replié, qu’il ne visionne pas les bonnes chaînes de télévision et qu’une commission – à petit budget - aidera à comprendre la peur à laquelle il est confronté. La commission se fait cirque et croit que les francophones accepteront de participer à l'avancement de toutes les autres cultures de la terre, sauf la leur. Ils de disent : acta est fabula !
***
Mais tout n'est jamais simple dans une pièce de quatre actes. Il faut aussi que la foule ressente l'émotion, la peur, et que les curés rassurent les brebis. Bref, il faut que que catharsis s'ensuive...
Si le peuple a peur des accommodements déraisonnables accordés aux minorités et qu’il est devenu suspect de défendre son histoire et ses valeurs, tout est bien. L’élite, qui ne peut refuser le discours à la mode même s'il est erroné, a toujours une explication à fournir : la peur traduit selon elle un manque d’ouverture. Ce que les commissaires nous enseigneront subtilement dans leur rapport, c’est que le français n’est pas en péril et que les accommodements doivent se faire par ceux qui ont peur. Autrement dit, il faut intégrer dans la langue de l'autre jusqu'à ce que l'autre parvienne à nous remercier dans la nôtre ! Beau programme et quel accueil - la monarchie est moins bien traitée que les princes de l'immigration. Dans ce cirque sans soleil mais fort médiatisé, le rôle des journalistes de Montréal sera de dire que tout va bien, que la ville centrale est en bonne condition et que les gens des régions, sinon qu’ils ne parlent pas plusieurs langues, du moins pas assez l’anglais, manquent de caractère. Il faudra s’ouvrir, s’ouvrir, toujours s’ouvrir, tel est le refrain de maîtres chanteurs. On doit désormais tirer une leçon importante de la commission circulaire, à savoir que le repliement identitaire présente deux côtés d'un même malheur : sont repliés ceux qui se ferment aux autres, comme ceux qui se placent dans une ouverture absolue aux autres, une sorte de dette occidentale envers les inégalités du monde. Même les partis politiques à tendance souverainiste ont accepté ce discours à l’esprit culpabilisant, dont les conclusion restent assez simples : apprendre la langue de Shakespeare et, dans chaque cas, préférer les autres à soi-même. L’objectif est donc toujours le même : faire porter le poids des apparitions sur ceux qui les subissent. Ceux qui avaient placé tous leurs espoirs dans ce cirque seront plus tard déçus, car les problèmes qu’ils soulevaient relèvent de la Grande politique - ils incluaient une véritable politique linguistique.
Les plus critiques auront toutefois vu que la Commission, mandatée par les Libéraux, visait non seulement à culpabiliser la majorité, mais à masquer les faiblesses d'un gouvernement qui ne veut plus défendre sa population contre les attaques des intérêts privés. Il fallait en effet, dans un climat de défiance générale, parvenir à étouffer les cris des apeurés et taire les plus critiques. Il fallait donc préparer la future [Nef des fous->23225] en faisant porter le poids des indécisions politiques de jadis sur le peuple.
La scène III tournera au vinaigre lorsqu'on on réalisera, sur le tard, que les commissaires espions, devenus des « spécialistes de la peur », matière dont ils tiraient savamment profit théoriquement et financièrement, s’en sortiront indemnes en donnant des conférences dans le monde entier. On reconnaîtra les gens les moins aveugles à ces mots : « nous avons mis à notre tête des espions libéraux et ceux-ci ont engagé des commissaires espions pour venir nous dire que nous sommes redevenus des Canadiens français ».
Acte IV – Que faire après ? Sur l’esprit de la langue
Ainsi, que se passera-t-il après que le chevalier ait voulu venger son père de sa défaite, après un meurtre par pendaison dans l’ouest du manoir, deux référendums perdus ou volés, après que l’élite se soit retournée derechef contre son peuple et qu’on réalise, suite au règne de l’esprit frappeur, que les espions sont parmi nous, sinon que la pièce n’est pas... terminée ! Les spectres nous parlent et nous envoient des messages. Ils communiquent et nous font peur en même temps. Dans la peur, ils nous parlent de nous-mêmes, de notre passé, mais aussi de notre avenir si nous accordons crédit à leur discours. Ils nous révèlent des vérités qui pourraient nous être utiles si l'on décidait de s'engager à chasser les mauvais esprits.
Les spectres ont donc leur utilité politique : ils apparaissent à la régulière - ils sont en partie en nous-mêmes - pour nous rappeler notre peur d’exister. D’exister en français.
Avant la descente finale du rideau et les applaudissements, il convient de reprendre la question d’Hamlet : « To be, or not to be ? » (Acte III, scène I) Dans notre transposition, la question la plus haute de la littérature anglaise connaît dans notre manoir un petit ajout : « To be, or not to be in French ? ».
Il ne sert à rien de pleurer. Il ne sert à rien de bloguer sans cesse. On peut vivre en anglais. Est-ce c’est ce que les Québécois souhaitent ? Peut-être ? Peut-être dans leur inconscient rêvent-ils d'en finir avec leur héritage si lourd à porter ? Il convient simplement de leur demander. À l’heure où la moitié de la planète a choisi l’anglais comme seconde langue, les Québécois veulent-ils relever le duel qui consiste à défendre le français, notamment face à l’anglais, à tous les jours sans exception ? Ont-ils peur de prendre les moyens politiques dont ils disposent pour y parvenir ? Actuellement, la moitié de la population préfère apprendre l’anglais plutôt que de soigner le français, alors que l’autre moitié ne peut même pas se faire comprendre en France. Si le peuple a peur, il choisira la langue de l’autre, c’est-à-dire l’étranger qui le hante depuis la Conquête. Il le fera en oubliant – cela serait triste - qu’il est libre de parler sa langue chez lui.
Enfin, le problème de l’esprit de la langue est récurrent et se pose aussi ailleurs. Il faut cependant oublier l'idée que l'avenir est tracé. Au contraire, nous sommes tous libres de parler la langue que l'on veut. Le problème de l'esprit de la langue ne se gère pas de la même manière quand l’État est souverain, comme au Danemark d’où provient Hamlet. Les Danois apprennent volontiers l'anglais sans craindre la disparition de leur langue nationale. L’esprit de la langue demande simplement s’il vaut la peine de poursuivre les efforts de nos grands-parents. L’esprit de la langue dit qu’il y a un prix à payer – politiquement - pour être libre chez soi. Il dit aussi, et sur cette question sans réponse se termine le quatrième acte : « To be, or not to be in French ? »
Dominic Desroches

Département de philosophie

Collège Ahuntsic

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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