Le débat sur l'écriture inclusive fait aussi rage au Québec

6d45dc2be7590f7749457433c73bfe2d

« Péril mortel pour la langue française »

Écrivain·e·s, politicien·ne·s et professeur·e·s français·es confrontent leurs opinions sur l’écriture inclusive à coups de pétitions et de lettres ouvertes depuis plusieurs semaines. Au Québec, ce débat déjà vieux d’une quarantaine d’années polarise toujours les experts.



La question est lancée : et si la lutte pour une égalité entre hommes et femmes passait par une modification de l’orthographe et de la grammaire françaises ? C’est en tout cas l’avis de 314 professeurs en France, qui ont décidé de tirer un trait sur l’enseignement de la règle d’accord « le masculin l’emporte sur le féminin ». Leur pétition, lancée le 7 novembre dernier, comptait plus de 27 000 signatures une semaine plus tard.



Mais c’est un manuel scolaire destiné aux élèves du primaire qui a mis le feu aux poudres en septembre dernier. L’ouvrage, publié par les éditions Hatier, est le premier au pays à opter pour l’écriture inclusive, qui consiste à mettre sur un pied d’égalité les genres féminin et masculin.



Fonctions et titres y sont féminisés ; les deux genres des noms sont exprimés grâce à l’utilisation du point médian. Au pluriel, le masculin ne l’emporte plus sur le féminin — on lui préfère l’accord de proximité —, et des adjectifs universels se substituent aux mots « homme » ou « femme ». Par exemple, « les droits de l’Homme » deviennent « les droits de la personne ».



J’ai l’impression qu’on me ramène en arrière, on avait essayé ces formes avant de les abandonner


Hélène Dumais, linguiste et auteure du guide « Pour un genre à part entière » pour le ministère de l’Éducation du Québec




L’expérience québécoise



Ces règles ont été adoptées par l’Office québécois de la langue française il y a des dizaines d’années déjà.



« Les discussions qui se tiennent présentement en France, on les a eues au Québec dans les années 1980, lance, amusée, la linguiste Hélène Dumais, auteure du guide Pour un genre à part entière pour le ministère de l’Éducation du Québec. C’est une avancée, au moins [les Français] se questionnent, mais ça montre à quel point le Québec a été à l’avant-garde. »



Elle note toutefois, même parmi les partisans d’une écriture plus égalitaire en France, une certaine frilosité à réellement intégrer les femmes dans la forme même du langage.



« “E” majuscule, barre oblique, point médian, parenthèse : les formes tronquées, je ne trouve pas ça satisfaisant comme façon de faire. J’ai l’impression qu’on me ramène en arrière. On avait essayé ces formes avant de les abandonner », explique Mme Dumais, qui priorise dans sa pratique l’utilisation de formes féminines complètes.



Au lieu d’écrire « les chercheurs-euses », elle préférera « les chercheurs et chercheuses ». C’est ce qu’on appelle l’écriture épicène, qui alterne la nomination du masculin et féminin avec l’utilisation de termes plus génériques non genrés, pour éviter les répétitions.



Ajouter un suffixe féminin à la fin du nom masculin ne présente les femmes qu’à moitié, « comme si elles étaient accessoires. Ce qu’on met entre parenthèses est toujours moins important », regrette-t-elle.



La langue, un vecteur d’inégalités ?



« Un genre ne domine pas l’autre, ni dans la langue ni dans les autres sphères de la vie », renchérit Lori Saint-Martin, professeure au Département d’études littéraires à l’Université du Québec à Montréal.



Elle estime que la langue française traditionnelle est le reflet d’une société sexiste, son écriture exprimant sans subtilité la domination masculine.



Et adopter des règles d’orthographe et de grammaire qui considèrent que la femme est bien l’égale de l’homme contribue à lutter contre les inégalités des sexes au sein de la société, selon elle.



« La langue influence les mentalités. Les mentalités influencent les actions. Si on a entendu depuis l’enfance que le masculin l’emporte sur le féminin, à une réunion professionnelle, on ne sera pas choqué de voir la même chose au moment de prendre la parole », donne-t-elle pour exemple.



De son côté, l’auteur belge installé au Québec depuis 2011 Raphaël Fiévez conçoit le schéma inverse, considérant que la langue est plutôt « l’expression d’une mentalité déjà existante ».



« J’ai du mal à croire que changer nos mots va vraiment changer les mentalités, estime M. Fiévez. Il y a des choses beaucoup plus importantes et prioritaires que l’écriture. On change les choses par l’éducation, l’ouverture d’esprit, l’égalité salariale au travail avec des mesures concrètes du gouvernement et des entreprises. »



Une opinion partagée par le chroniqueur Mathieu Bock-Côté.« Qu’on s’intéresse aux conditions de travail des femmes ou à l’hypersexualisation des codes publicitaires. Il me semble que l’égalité passe d’abord par des combats comme ceux-là. »



Sans critiquer l’emploi d’une féminisation des titres et fonctions, il craint que les formes « hachurées » ne compliquent l’apprentissage de la lecture et de l’écriture des élèves « qui ont déjà assez de difficulté à maîtriser la langue avec sa complexité propre ».



L’Académie française



C’est aussi l’argument avancé par l’Académie française, qui s’oppose farouchement à l’écriture inclusive, la qualifiant de « péril mortel » pour la langue de Molière.



Bien qu’il trouve cette formule « excessive et maladroite », Mathieu Bock-Côté se porte à la défense de l’institution.



> Lire la suite de l'article sur Le Devoir



-->