Alec Castonguay - L'ascension de Michael Ignatieff en politique canadienne a été planifiée avec la discrétion et la minutie d'une invasion militaire. Lorsqu'il a annoncé son entrée en politique, à l'automne 2005, sa garde rapprochée préparait le terrain depuis déjà un an. Chronologie d'un succès gardé secret.
Ottawa -- Par une journée ensoleillée d'octobre 2004, le téléphone de Michael Ignatieff sonne dans son bureau de l'Université Harvard, où il dirige le Carr Center for Human Rights Policy. La voix de l'avocat torontois Alfred Apps retentit au bout du fil.
Ce militant libéral de longue date est à la tête d'un petit groupe qui souhaite savoir si Michael Ignatieff serait intéressé à faire le saut en politique canadienne un jour. Ils ont lu ses livres, connaissent sa réputation et cherchent de nouvelles figures pour le parti. Au bout du fil, le professeur est flatté et surpris. «Ça a été comme un coup de tonnerre», a raconté Michael Ignatieff au Devoir.
Sans le savoir, les militants libéraux avaient touché une corde sensible. La politique a toujours été présente dans les pensées de Michael Ignatieff. Un rêve de jeunesse égaré en cours de route, lui qui était un militant libéral actif durant son adolescence au Canada, à l'époque de Pearson et Trudeau.
En décembre 2004, quelques semaines après ce coup de téléphone-surprise, Michael Ignatieff débarque à Toronto, sa ville natale, afin de donner une conférence à l'université. Il en profite pour tâter le terrain politique.
Par un samedi humide, le militant libéral Daniel Brock s'assure que le cabinet d'avocats où il travaille, Fasken Martineau, est désert en ce jour de congé. Dans une salle de conférence de la firme, sept militants rencontrent Michael Ignatieff et sa femme, Zsuzsanna Zsohar, pour la première fois.
Le couple, inséparable, veut comprendre l'intérêt que lui portent ces jeunes militants libéraux, qui ont entre 25 et 45 ans. «Michael voulait savoir pourquoi ce serait une bonne idée qu'il revienne au Canada faire de la politique. Il a simplement dit: "tell me a story" et il a écouté», raconte Daniel Brock.
Pendant trois heures, ils parlent de leur vision du pays, de la situation politique au Canada et du PLC, qui est enfoncé dans le scandale des commandites. «On a dit qu'on cherchait de nouvelles personnes pour amener des idées et de l'énergie au sein du parti», dit Daniel Brock. Jamais il n'est question de la direction du PLC. «Dans notre tête, on s'est tous dit qu'il serait un bon premier ministre, mais on n'en a pas parlé. Paul Martin était en poste et il n'était pas question de le pousser vers la sortie. De toutes façons, on n'aurait pas pu. On n'était pas des figures importantes au sein du parti. On était seulement des militants excités à l'idée qu'un penseur comme Michael Ignatieff vienne dans notre parti.»
Outre Daniel Brock, le cinéaste Ian Davey et l'homme d'affaires Rocco Rossi font partie de la réunion secrète. Pour eux, l'aventure ne faisait que commencer. Ian Davey, le fils du sénateur libéral bien connu Keith Davey, est aujourd'hui chef de cabinet adjoint d'Ignatieff à Ottawa.
Depuis janvier, Rocco Rossi est quant à lui le nouveau directeur national du PLC. Alfred Apps, de son côté, sera élu président du Parti libéral lors du congrès de Vancouver. La garde rapprochée d'Ignatieff n'a donc pas changé depuis ce jour de décembre 2004. Et elle occupe aujourd'hui des postes stratégiques au sein du PLC.
Visite à Boston
Michael Ignatieff quitte Toronto en affirmant qu'il va y penser. Mais pour les jeunes loups, ce n'est pas suffisant. Dès le 13 janvier 2005, tout de suite après la pause des Fêtes, Daniel Brock saute dans un avion en direction de Boston. À ses côtés, on retrouve Alfred Apps et Ian Davey. «Il fallait prouver notre sérieux», dit Daniel Brock.
Le soir même, dans la luxueuse salle à manger du Charles Hotel, à deux pas de l'Université Harvard, à Cambridge, les trois hommes prennent un long repas avec Michael Ignatieff et sa femme. Déjà, sa pensée avait évolué. «La question n'était plus "pourquoi", mais "comment" faire le saut, dit Daniel Brock. Il n'a rien promis, mais en revenant, on savait qu'on devait commencer à préparer sa venue.»
Un plan d'attaque est élaboré. D'abord, il faut le présenter aux militants libéraux, la base du parti. L'idée surgit d'en faire le conférencier d'honneur du congrès libéral qui doit avoir lieu au printemps 2005. Un an auparavant, lors du congrès démocrate aux États-Unis, un certain Barack Obama avait utilisé avec succès la vitrine de son parti pour émerger sur la scène nationale.
Les militants activent leurs contacts et le pari fonctionne. Sur la scène principale du congrès de mars 2005, les 2500 militants libéraux voient apparaître un intellectuel élancé au style calme et aux phrases percutantes. Et son allocution, révisée par Daniel Brock, fait fureur.
Antenne au Québec
En marge du discours, dans une petite salle beige sans âme du Centre des congrès d'Ottawa, Michael Ignatieff demande à rencontrer discrètement des étoiles montantes du parti. Il fait alors la connaissance de Pablo Rodriguez, nouveau député d'Honoré-Mercier et ancien président de l'aile québécoise du PLC. Ce dernier deviendra l'un des coprésidents de ses courses au leadership. L'intellectuel de Harvard déniche ainsi sa première antenne au Québec.
Le succès d'Ignatieff au congrès libéral facilite le travail des trois mousquetaires (Brock, Apps et Davey), qui passent à l'étape suivante. «On n'avait pas assez d'influence dans le parti pour lui ouvrir toutes les portes», raconte Daniel Brock.
En juin 2005, Ignatieff et sa femme sont présentés au sénateur et bailleur de fonds libéral David Smith, qui a du poids au sein du parti. La rencontre a lieu dans un restaurant de Toronto. Quelques semaines plus tard, David Smith le présente au premier ministre Paul Martin.
L'affaire est dans le sac. Le parti déniche un château-fort libéral en banlieue de Toronto, Etobicoke-Lakeshore, où la députée sortante, Jean Augustine, sera forcée de céder sa place dans la controverse. Le 23 janvier 2006, Michael Ignatieff devient député à la Chambre des communes.
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