Pour les uns, c'est une affaire de pétrole, pour d'autres, une guerre de religion, pour d'autres encore, une machination étrangère. Depuis 60 ans que dure le conflit du Proche-Orient, alors que même les spécialistes s'y perdent, plus d'un commentateur prend parti sans parfois s'arrêter aux causes. Aussi le public cherche-t-il, plus qu'une simple chronologie, le fil des événements.
De Damas où affluent les réfugiés libanais, le journaliste Doug Saunders, dépêché en Syrie par le Globe and Mail, s'est essayé récemment à une analyse provocatrice : le Canada ne serait-il pas à l'origine de la crise ? Pour les vieux routiers de l'actualité internationale -- 1948, 1956, 1967, 1973, 1982, 2006, on est rendu à la 6e guerre israélo-arabe --, le film de cette histoire n'est pas neuf. Toutefois, pour qui serait porté à n'y voir qu'une absurdité, le rappel des événements est éclairant.
Saunders en remonte le cours pour expliquer un conflit qui est -- fondamentalement -- resté le même. En voici l'essentiel. Pourquoi Israël et ses bombardements font-il aujourd'hui reculer le Liban au siècle passé ? Parce que l'État libanais a été pris en otage par les militants du Hezbollah, qui veulent détruire l'État hébreu. Et comment ce «Parti de Dieu» en est-il venu à détenir au Liban un si grand pouvoir ? En raison du fait qu'Israël a envahi ce pays en 1982, y ruinant la société civile.
Mais pourquoi donc Israël a-t-il alors agi de la sorte ? C'est que le Liban était devenu une base pour l'Organisation de libération de la Palestine, cette OLP de Yasser Arafat qui y lançait des attaques contre Israël. Et pourquoi donc l'OLP était-elle au Liban ? Parce que 300 000 Palestiniens s'y étaient réfugiés, chassés par la guerre de 1967. Mais pourquoi cette guerre d'Israël contre ses voisins arabes ? Parce que ces États se préparaient à l'envahir.
Mais alors d'où vient que ces États étaient en conflit avec Israël ? C'est parce qu'ils n'ont pas accepté la création d'un État hébreu, ni la victoire militaire d'Israël en 1948, ni la catastrophe humaine et politique qui en a résulté : dépossession et dispersion de populations arabes, morcellement du territoire, un abcès d'hostilité générateur d'autres crises.
Or, pourquoi la création d'un pays juif a-t-elle, dès le début, suscité un pareil chaos ? Depuis quinze ans, juifs et arabes s'y disputaient le contrôle de la Palestine en même temps qu'ils s'efforçaient d'en faire partir l'armée britannique, alors puissance mandataire. (Des «terroristes» sionistes firent sauter son quartier général, installé à l'hôtel King David de Jérusalem, entraînant la mort de 91 personnes.) Les Nations unies, nouvellement créées, durent former un comité en vue de trouver une solution.
La partition
Pour Saunders, c'est dès le départ que tout s'est gâté. Deux solutions étaient possibles. La partition de la Palestine entre un État juif et un État arabe. Ou la création d'une fédération comportante deux provinces, un parlement paritaire, une capitale neutre, un État non confessionnel et des droits garantis aux deux communautés. La Yougoslavie, l'Iran et l'Inde proposèrent la fédération. Mais le Canada, représenté par Yvan Rand, un juge de la Cour suprême, réussit à faire passer la partition, ouvrant ainsi la voie à des décennies de souffrance et de violence.
Peut-être une Palestine fédérale aurait-elle mal tourné également. Nul ne le sait. Le journaliste du Globe ne s'aventure pas dans ce scénario politique. Par contre, à l'époque, les pays arabes ne comprenaient pas que les juifs d'Europe veuillent s'installer au Proche-Orient. Les sionistes, eux, promettaient que juifs et arabes vivraient en paix au sein du futur État hébreu, comme on peut le lire dans leur mémoire aux Nations unies.
La guerre des Six jours allait faire encore plus de réfugiés arabes et agrandir le territoire contrôlé par Israël. Occupation et terrorisme, deux vocables de 1947, redevinrent, après 1967, les mots clés de cette terre déchirée -- et de la lutte qui s'y est amplifiée jusque sur la scène internationale.
Enhardis par leurs gains militaires, des dirigeants sionistes se sont mis à rêver d'un «grand Israël» et ont implanté des colonies dans des territoires qu'ils auraient, autrement, laissés aux populations palestiniennes. Puis Israël, foyer national offert aux juifs opprimés d'Europe, est aussi devenu une nouvelle «terre promise», même aux juifs libres et prospères d'Amérique. Tout juif pieux devait, croyait-on, s'y installer. L'islam radical revendique alors, non plus une place, mais toute la place. Le litige va désormais opposer aussi des religions.
De leur côté, les régimes arabes et les Palestiniens eux-mêmes avaient vu dans l'État hébreu une implantation colonialiste. Ils n'ont pas caché leur souhait, sinon d'en éliminer la population, du moins d'en abolir l'entité politique. C'était s'engager dans un combat total. Car pour ses auteurs comme pour nombre de juifs, Israël est vu comme le seul pays où un juif n'est pas en danger. Pourtant, de tous les pays arabes qui menaçaient Israël, seule la Syrie, amputée du Golan, tient encore une position radicale. Ailleurs, le vieil antagonisme se sera finalement relâché.
Un rempart de la «civilisation»
Hélas un autre affrontement allait se raviver entre-temps. Au XIXe siècle, tout en offrant aux pays européens de les «soulager» de leurs populations juives, des leaders sionistes leur présentaient l'État juif comme «un morceau du rempart contre l'Asie», selon le mot de Théodore Herzl, «la sentinelle avancée de la civilisation contre la barbarie». L'histoire devait montrer, quelques décennies plus tard, que la barbarie pouvait être européenne. Or, un siècle après Herzl, il s'en trouve encore pour faire d'Israël un rempart avancé de la «civilisation».
C'est de cette civilisation que proviennent les bombes qui saccagent le Liban. Le Proche-Orient montre, en effet, jusqu'où peut mener une conception fondamentaliste de la vie internationale. Plutôt sacrifier ce pays aujourd'hui, disent les jusqu'aux-boutistes de l'anti-terrorisme, que de voir demain le Hezbollah frapper l'Europe ou l'Amérique. Au nom de la sécurité et de la démocratie, Washington et Londres n'ont-ils pas plongé l'Irak dans un sanglant chaos ?
On peut trouver démentielle la rhétorique de l'Iran sur les nouveaux «croisés» venus d'Occident, mais ce vocable emprunté au Moyen-Âge chrétien éveille des échos plus actuels qu'on le pense. Israël, on l'oublie, est le fruit tardif de persécutions chrétiennes. Allant libérer Jérusalem des musulmans, les croisés d'Europe ont aussi massacré des juifs en chemin, puis se sont livrés à des pillages en passant la ville chrétienne de Constantinople, avant de s'entre-déchirer là-bas pour la possession de la «terre sainte». Les mobilisations d'aujourd'hui contre le terrorisme rappellent à plus d'un égard les campagnes hystériques de ces siècles intolérants et violents. Juifs, chrétiens et musulmans en paient le prix au Liban aujourd'hui. Et, si un frein n'y est bientôt mis, ils le paieront partout demain.
Apparemment, les enjeux du Proche-Orient échappent encore aux autorités canadiennes. Le juge Rand avait certes mal mesuré la solution au litige de la Palestine de 1947. Mais 60 ans après, Ottawa ne manifeste pas une plus profonde intelligence des conditions d'une paix durable. Pour un pays comme le Canada, succès proclamé de la coexistence des cultures et des religions, le simplisme politique des derniers temps est affligeant.
redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
La 6e guerre israélo-arabe
Le Canada ne serait-il pas à l'origine de la crise ?
Pour un pays comme le Canada, succès proclamé de la coexistence des cultures et des religions, le simplisme politique des derniers temps est affligeant
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