"À la suite de vastes consultations, un large consensus s'est dégagé pour affirmer que la norme linguistique d'ici doit être le français québécois standard": ne soyez pas surpris si vous lisez ce genre d'affirmation dans les prochaines recommandations de la Commission sur la langue française... Et, comme personne n'a encore décrit ce québécois standard, ne soyez pas étonné non plus si l'État québécois va chercher dans vos poches pour subventionner des chercheurs avec pour mission de nous concocter une norme d'ici...
Certes, dans sa présentation au Document de consultation de la Commission, le président Gérald Larose affirmait qu'il fallait "rassembler les citoyens et citoyennes [... autour d'une politique linguistique qui soit inclusive, cohérente et adaptée aux réalités d'aujourd'hui". Mais, bien avant la fin des audiences publiques, et même avant la tenue du colloque sur la qualité de la langue, il évoquait déjà "le désir de se mobiliser pour une langue québécoise [sic dont on maîtrise les bases et qui est de standard international [sic" (Le Devoir, 22/12/2000). De plus, dès 1995, une des commissaires, Hélène Cajolet-Laganière, avait écrit, avec Pierre Martel, chargé du colloque sur la qualité de la langue: "Nous sommes convaincus qu'un modèle linguistique français, mais français québécois, fait consensus au Québec" (La qualité de la langue, IQRC, p. 158). Divine convergence entre le désir de la Commission et celui des Québécois...
"Consensus", dites-vous? Seuls ceux qui partagent cet avis se sont présentés devant la Commission. En réalité, malgré ce qu'on tente de nous faire entrer dans la tête, le véritable désir des Québécois est de parler une langue qui se rapproche le plus possible du français standard. La preuve quantifiable et irréfutable de cela: quand ils "votent avec leur portefeuille", quand ils achètent des dictionnaires, ils se prononcent massivement pour le français standard. Comparez les ventes du Petit Larousse et du Petit Robert, dictionnaires du français standard, faits en France, à celles du Dictionnaire du français plus et du Dictionnaire québécois d'aujourd'hui, faits par des gens d'ici. Pas besoin d'États généraux pour découvrir ce consensus...
Espérons que, si l'État québécois utilise l'argent des contribuables pour la réalisation d'un dictionnaire du québécois standard, il respectera les usages de transparence habituels en la matière: publication d'un cahier des charges, choix des équipes par un jury d'experts indépendants, respect des règles sur les conflits d'intérêts, etc. Sinon les esprits mal intentionnés pourraient croire que tout a été arrangé avec le gars des vues. Au fait, y aurait-il déjà une ou plusieurs équipes dans la course aux subventions? Y aura-t-il seulement une course?
UNE SOLUTION ILLUSOIRE
Si elle était réellement annoncée, la recommandation de la Commission réjouirait les seuls nationalistes ethnocentriques, qui ne ménagent aucun effort, depuis des décennies, pour découpler la langue des Québécois du français standard. Mais ce serait un mauvais coup pour le Québec et une solution illusoire à ses problèmes linguistiques.
En effet, nous avons tendance à minimiser le fossé qui s'est creusé entre la langue que nous parlons spontanément et le français. Pourtant, ce fossé est très important: dans mon Dictionnaire québécois-français, j'ai recensé des milliers de mots et des dizaines de milliers d'expressions qui nous sont familiers, mais que les autres francophones ne comprennent tout simplement pas. Et je donne en regard des dizaines de milliers d'équivalents français que nous ne connaissons pas ou n'employons pas.
La recommandation de faire du québécois standard la norme aurait pour conséquences d'officialiser et d'institutionnaliser ce fossé nous séparant du reste de la francophonie, de nous couper encore plus du patrimoine linguistique et culturel français, de rendre plus difficile la communication avec les autres francophones, de créer une réaction d'incompréhension de la part de ceux-ci, de rendre plus problématique l'intégration des immigrants. Surtout, cela ne réglerait pas notre problème d'insécurité linguistique.
Certes, il serait très rassurant de pouvoir se dire, entre nous, que nous avons notre-langue-à-nous-autres-qui-vaut-bien-celle-des-Français, mais ce sentiment de sécurité aurait vite fait de voler en éclats chaque fois que nous, québécophones, entrerions en contact avec des francophones. Enfin, dans la mesure où l'État devrait intervenir pour imposer cette nouvelle norme, ce serait une atteinte à la liberté d'expression de chacun.
LEVER LES BARRIÈRES LINGUISTIQUES
Depuis plus de quarante ans, nous cultivons notre différence. À l'heure d'Internet et de la mondialisation, ce n'est plus le temps de s'isoler. L'Allemagne et l'Italie ont réglé leurs problèmes linguistiques, similaires aux nôtres: les Bavarois n'ont pas l'intention de remplacer l'allemand littéraire par un bavarois standard. Pas plus que les Lombards ne veulent remplacer l'italien littéraire par un lombard standard. Il ne faut pas dresser de nouvelles barrières linguistiques entre nous et le reste de la francophonie. Nous devons, au contraire, lever les barrières existantes pour participer pleinement à la création d'un marché commun linguistique et culturel francophone.
Notre marché est petit. Il est devenu trop exigu pour nos créateurs (écrivains, cinéastes, chanteurs, animateurs, humoristes, etc.). Or, il a deux prolongements possibles: le marché francophone international et le marché anglophone mondial. Actuellement, nos créateurs et nos professionnels de la langue (traducteurs, etc.) sont handicapés sur le marché francophone international à cause des particularités de notre langue et de leur connaissance généralement insuffisante du français standard. Il ne faut pas leur compliquer l'accès à ce marché, mais au contraire le leur faciliter. Sinon, ils se tourneront directement, et uniquement, vers le marché anglophone. Alors, les jours de la francophonie québécoise seront comptés.
Nous devons donner un vigoureux coup de barre et envoyer un signal très clair aux Québécois et aux francophones ailleurs dans le monde. Notre objectif doit être de prendre les moyens pour que nos enfants et nos petits-enfants puissent communiquer en français, sur un pied d'égalité, sans complexes, avec les mêmes générations d'Européens et d'Africains francophones. Pour cela, nous devons réaffirmer, une fois pour toutes, que la langue des Québécois, c'est bien le français. Nous devons nous approprier cette langue dans son intégralité; nous fixer des objectifs précis dans le domaine de la prononciation, du vocabulaire, de la phraséologie; redonner sa place à la culture française, en particulier à la littérature; former des maîtres compétents, de force égale à celle de leurs confrères français, belges ou suisses. Cet objectif pourrait être un défi passionnant pour toute la société. Les "élites", qui nous en détourneraient, porteraient une lourde responsabilité devant l'histoire.
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Ce dernier est professeur au Département de Langues, linguistique et traduction de l'Université Laval (Québec) et l'auteur du Dictionnaire québécois-français : pour mieux se comprendre entre francophones (Guérin, Montréal, 1999).
Langue d'ici et langue d'ailleurs
Le «français québécois standard»
Lionel Meney13 articles
Linguiste et lexicographe, Lionel Meney a été professeur titulaire à
l’Université Laval (Québec). Il est l’auteur du « Dictionnaire
québécois-français : pour mieux se comprendre entre francophones » (Guérin, Montréal, 1999) et de « Main basse sur la lang...
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Linguiste et lexicographe, Lionel Meney a été professeur titulaire à
l’Université Laval (Québec). Il est l’auteur du « Dictionnaire
québécois-français : pour mieux se comprendre entre francophones » (Guérin, Montréal, 1999) et de « Main basse sur la langue : idéologie et interventionnisme linguistique au Québec » (Liber, Montréal, 2010).
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