La maladie mentale, la notion de fin de vie et l’aide médicale à mourir

Ffb1081aece25dead23f962fdbd24072

C'est la pente glissante vers l'acceptation pure et simple du suicide assisté


Isabelle, 43 ans, est atteinte d’un cancer en phase avancée, sans possibilité de rémission et qu’aucun traitement ne peut guérir. Une chimiothérapie supplémentaire pourrait lui donner quelques semaines de plus, mais elle n’en veut plus.


Tout va de mal en pis. Les métastases qui lui rongent les os la font souffrir nuit et jour. Les soins ne la soulagent plus. Elle ne peut se déplacer aisément, n’arrive plus à sortir de sa chambre elle-même, doit recevoir de l’aide pour le bain.


Elle juge ses douleurs intolérables et a demandé l’aide médicale à mourir (AMM). Elle a suivi toutes les procédures et répond à tous les critères. Demain, elle recevra l’AMM, entourée des siens, par son médecin de famille, qui a accepté de la lui administrer, si elle ne change pas d’avis, en accord avec la loi et toutes les règles de la médecine.


Des cas comme celui d’Isabelle, hypothétique, il y en a eu des centaines ces dernières années, sans soulever de vagues ni de débats difficiles. Nous en sommes rendus là et c’est très bien ainsi.


***


Projetons-nous dans un avenir proche, en avril 2020. Je vous présente maintenant Éloi, 42 ans. Il a été impliqué dans un violent accident d’automobile en 2012. Il demeure depuis immobile dans son fauteuil roulant, ayant souffert d’une section de la moelle épinière qui l’a rendu quadriplégique. Aucun traitement ne peut plus lui redonner l’usage de son corps. Il a subi quelques pneumonies, mais depuis trois mois, ses poumons se portent mieux.


Il ressent toutefois des douleurs intenses au cou à la suite de ses fractures. Elles le font souffrir nuit et jour, les soins qu’il reçoit ne le soulageant plus. Il juge ses douleurs intolérables. Il ne peut évidemment pas se déplacer, sauf en fauteuil roulant motorisé, qu’il a de plus en plus de difficulté à contrôler, et doit compter sur de l’aide jour et nuit pour ses soins de base.


Éloi avait demandé l’AMM en 2019, sans succès, et place maintenant une nouvelle demande, en avril 2020. Il a suivi les procédures et répond maintenant à tous les critères depuis que la notion de « fin de vie » a été retirée de la loi, la cour l’ayant jugée discriminatoire. En fonction des nouveaux critères, il recevra sous peu l’AMM, entouré des siens, par son médecin de famille. Certaines sont probablement contre l’idée, mais le consensus est assez large et ses volontés seront sans doute accomplies.



 


Des cas comme celui d’Éloi, aussi hypothétique, il n’y en a pas encore eu au Québec, mais nous y serons là bientôt. Parce que le critère de « fin de vie », qui ne s’applique pas à Éloi, sera rendu inopérant le 11 mars par le gouvernement, en guise de réponse (appropriée) au jugement de la cour supérieure en 2019.


J’ai déjà écrit que j’étais d’accord avec le retrait de ce critère, pour une raison fort simple : si on accepte d’offrir l’AMM à des personnes très souffrantes en fin de vie, qu’aucun traitement ne peut soulager, il serait injuste et discriminatoire de refuser cette aide à une autre personne tout aussi affectée, mais non pour quelques semaines: pour des années. Je reste d’un tel avis aujourd’hui.


J’imagine que le gouvernement du Québec aussi, parce qu’il n’a pas contesté le jugement demandant de retirer le critère de « fin de vie ». Le gouvernement canadien a conclu la même chose, puisqu’il n’y a pas eu davantage de contestation, même si le jugement tombait quelques semaines avant les dernières élections. On peut parler d’un consensus assez large.


***


Avançons encore de quelques mois, pour nous retrouver en juillet 2020. Je vous présente donc Karine, 41 ans, qui souffre de schizophrénie depuis l’âge de 22 ans. Elle passe la moitié de son temps en délire dans un centre hospitalier, à chaque fois pour plusieurs mois, et le reste dans un établissement supervisé. Dans ses meilleures périodes, quand ses hallucinations répondent au traitement, elle récupère son jugement et peut accomplir des activités quotidiennes.


Elle est fréquemment en proie à des crises de panique. Elle est affectée en permanence par une anxiété intense qu’aucun médicament n’arrive à soulager adéquatement. Psychothérapie, thérapie de groupe, médication, aucun traitement n’a réussi à la soulager de la souffrance psychique qui la ronge jour et nuit.


Les soins et l’attention qu’elle reçoit de la part des intervenants et de sa famille ne lui font pas davantage de bien. Dans ses mauvaises journées, elle reste cloitrée dans sa chambre. Elle reçoit de l’aide pour ses besoins de base. Elle juge sa situation intolérable.


Karine, qui a déjà commis par ailleurs trois tentatives de suicide, a demandé l’AMM quelques jours plus tôt. Elle a suivi les procédures, qui comprenaient une évaluation psychiatrique approfondie. Elle répond à tous les critères depuis que la notion de « fin de vie » a été retirée de la loi. Sa situation soulève (nous sommes en juillet 2020) encore beaucoup de discussions, même si elle répond à tous les critères de la loi, depuis le retrait du critère de « fin de vie ».


Mais pour l’instant, elle ne recevra pas l’AMM, parce que ni son médecin de famille ni aucun autre n’est prêt à lui injecter les médicaments qui terminer ses jours (Note: si je change ainsi la fin de ce troisième scénario hypothétique, ce n’est pas seulement pour ne pas écrire trois histoires semblables. L’explication est à la fin de ce texte.)


Exit la « fin de vie »



 


Lors d’un point de presse tenu le 21 janvier avec sa collègue Sonia Lebel, Danielle McCann a annoncé le choix du gouvernement de rendre « inopérant » le critère de fin de vie. Mais quand une journaliste a posé la question des patients souffrant de conditions psychiatriques, la réponse de la ministre a paru tomber des nues pour bien des gens.


Une précision : le gouvernement n’a pas décrété que les patients souffrant de problèmes psychiatriques seraient dorénavant susceptibles de recevoir l’AMM (en réalité, ils n’en ont jamais été exclus), seulement que le critère de « fin de vie » sera rendu inopérant, comme le prescrit le jugement de la cour supérieure. Les « souffrances psychiques » étaient déjà inscrites dans la loi, adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale et majoritairement appuyée par la population.


En retirant ce critère de « fin de vie », il était pourtant évident qu’on ouvrait la porte aux conditions médicales ne menaçant pas le pronostic vital, soit ne raccourcissant pas la vie. Par exemple, une paralysie complète chez un patient stable (Éloi) ou encore, un problème psychiatrique, qui ne menace à peu près jamais directement le pronostic, sauf en cas de suicide (Karine).


Certains ont critiqué cette précipitation. Pourtant, les délais prescrits étaient bien de six mois et arrivaient à échéance le 11 mars. D’autres lui ont reproché un manque de consultation. C’est vrai, un décret ministériel pour un sujet de cette importance et de ce niveau de difficulté est peut-être un peu court, alors que le dossier initial de l’AMM avait été travaillé sous le leadership de Véronique Hivon dans un cadre non partisan.


Or, il ne s’agit plus de discuter de l’AMM elle-même, mais bien d’un ajustement (certes majeur), ne pouvant apparemment mener à beaucoup d’autres pistes de solution que celle proposée, celui de retirer le critère de « fin de vie », comme demandé par le juge. Même si cela ouvre indirectement la porte à traiter ainsi les patients souffrant de problèmes psychiatriques.


Le dossier a été transféré par la ministre dans la cour du Collège des médecins du Québec. Au moment du débat portant sur l’AMM, cela n’aurait pas été approprié, la question étant beaucoup trop large pour le cadre « médical ». Le Collège devra au moins favoriser les discussions qui permettront de continuer à avancer sur ce terrain.


Si la situation d’Isabelle ne pose plus de problème, et que celle d’Éloi sera, je pense, assez facile à accepter (sa « maladie » étant évidente, la souffrance alléguée, compréhensible, et, malgré l’absence d’une fin de vie annoncée, ses limitations pèsent leur poids dans la balance du jugement), pour Karine, ça sera peut-être moins évident.


Pourtant, Karine respecte tous les critères de l’AMM. Elle est couverte par l’assurance maladie. Elle est majeure et apte à consentir aux soins (du moins dans ses périodes de lucidité). Elle est atteinte d’une maladie grave et incurable. Sa situation se caractérise par un déclin avancé et irréversible de ses capacités. Et elle éprouve des souffrances psychiques constantes, insupportables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu’elle juge tolérables.


Elle a donc formulé elle-même sa demande de manière libre et éclairée, dans une période de lucidité. Elle a été évaluée comme la loi le prescrit. Un psychiatre (tel que proposé par la ministre) a évalué sa condition et a conclu qu’elle était apte, tout en confirmant les critères relevant de la psychiatrie. Et pourtant, le cas hypothétique de Karine pourrait suscitera bien plus de discussions et de réactions que les deux autres.


Une porte déjà ouverte



 


Je n’ai pourtant pas vu beaucoup de personnes s’élever contre le retrait du critère de « fin de vie » au moment du jugement parmi ceux qui semblent aujourd’hui étonnés de voir que les malades psychiatriques auront accès à l’AMM. Il ne pouvait en être autrement, surtout que les « souffrances psychiques » étaient déjà définies noir sur blanc comme des critères d’entrée.


À qui se surprend maintenant des effets du jugement et de l’inclusion prochaine des patients psychiatriques dans le giron potentiel de l’AMM, j’ai tendance à répondre par une autre question : quelle serait l’alternative ? À quoi pourrait-on aboutir de si différent ? Refuser tout simplement de retirer le critère de « fin de vie » ? Je ne suis pas juriste, mais je doute que ce soit possible après le jugement.


Alors, sur quelle base pourrait-on refuser l’AMM à une personne souffrant d’un diagnostic psychiatrique respectant tous les critères de la loi, sachant que la « fin de vie » n’a plus à être évoquée ? Examinons la loi actuelle, dont les critères ne seront pas modifiés (du moins, pas dans un avenir prévisible).


On parle de personnes majeures et assurées. Toutefois, le point suivant soulèvera les premières questions difficiles : cette « aptitude à consentir » aux soins, les problèmes psychiatriques pouvant altérer le jugement et la capacité de choisir de manière éclairée. Il existe toutefois une vaste expérience dans le consentement aux soins pour les personnes psychiatrisées, appliqué tous les jours dans les établissements du territoire.


Est-ce qu’un patient suicidaire en dépression sévère ou délirant avec des voix qui demandent de mettre fin à ses jours serait jugé apte à consentir aux soins ? J’en doute fort.


On comprend que dans bien des cas, une demande pourrait être refusée parce que la personne ne peut consentir aux soins, par exemple en état de psychose. Cela devrait limiter une partie de l’accès à l’AMM pour les plus grands malades psychiatriques, surtout en phase aiguë.


Le critère suivant (de fin de vie) ne s’applique plus. Mais être atteint d’une « maladie grave et incurable », oui. On risque de soulever certaines réserves quant aux diagnostics psychiatriques, pas toujours aussi aisés que les diagnostics « physiques » comme un cancer avancé ou une section de la moelle épinière.


On comprend qu’il s’agira habituellement de grands malades psychiatriques, avec schizophrénie chronique, dépression sévère et réfractaire, maladie bipolaire non traitable, etc. Il me semble qu’exclure ces patients de la loi serait inapproprié, discriminatoire et ne passerait sans doute pas le test des tribunaux. En général, ces personnes reçoivent aussi un suivi psychiatrique de longue date, possèdent un dossier médical étoffé, ont plusieurs fois été évaluées et sont déjà traitées, de sorte qu’il ne devrait pas y avoir de difficulté à établir le diagnostic.


On voit tout de suite le conflit potentiel avec le point précédent : dans bon nombre de cas, on peut imaginer que l’aptitude au consentement sera affectée au point d’empêcher un accès à l’AMM. Un psychiatre pourrait sans doute indiquer dans quelle proportion. Cela pourrait expliquer une partie des refus, parce que demander l’AMM et l’obtenir, c’est deux choses.


L’état de la personne devra ensuite être caractérisé par « un déclin avancé et irréversible de ses capacités ». Comment ce déclin pourra-t-il se définir en cas de problème psychiatrique ? Sans doute par des critères comme une atteinte fonctionnelle rendant impossible une vie autonome ou encore la capacité de prendre soin de soi. Bref, par un effet majeur de la maladie mentale sur la vie courante. J’admets que ce critère demandera réflexion.


La personne doit ensuite éprouver « des souffrances physiques ou psychiques constantes, insupportables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu’elle juge tolérables ». On doit pouvoir constater cet état de souffrance manifeste et intense, impossible à soulager. Certaines personnes ont souligné, sur les réseaux sociaux, que cette « souffrance » ne pouvait être objectivement évaluée. C’est bien vrai, bien que des signes indirects sont habituellement décelables.


Sauf que l’argument ne tient pas : il n’existe aucun moyen ni marqueur utile permettant « d’objectiver » la douleur physique, acceptée comme critère d’AMM. On ne peut que se fier à la déclaration du patient. C’est la même chose pour la souffrance psychique. Il faut accepter les dires des personnes qui se disent souffrantes.


On peut se rendre compte que les critères demeurent plutôt restrictifs pour les personnes affectées par des problèmes mentaux, ce qui empêchera une bonne proportion de ces personnes d’accéder à l’AMM. En Belgique, le nombre de cas d’AMM pour des problèmes psychiatriques demeure limité, autour de 2 %, même s’ils sont permis par la loi. Et à peine 5 % des demandes de cet ordre seraient acceptées.


Consulter, sûrement


Devant le tollé des députés de l’opposition, la ministre McCann a annoncé une journée (ou plus) de consultation publique sur le sujet, ce qui paraît un peu limité. D’autre part, le Collège des médecins a reçu le mandat d’approfondir ces questions. Souhaitons aussi qu’il s’assure de consulter les professions impliquées de même que le public et les patients eux-mêmes. Même si, comme me l’a exprimé une personne très impliquée dans le dossier : « Déterminer si un patient schizophrène est apte et s’il y a un déclin grave et irréversible relève de la pratique médicale et non du débat social. »


Cela dit, l’intention du Collège, qui a déjà commencé ses travaux sur le sujet, semble être de s’orienter à ouvrir et impliquer plusieurs autres groupes et professions concernés par le sujet, comme mentionné dans un éditorial publié le 23 janvier :



Une première rencontre a eu lieu mi-novembre, et une autre est prévue début février. La réflexion menée par tous ces professionnels est guidée par le souci de la protection des personnes susceptibles de demander une AMM et par celui du respect des soignants, notamment des médecins, à qui le législateur a confié la tâche de l’administrer.



S’agissant de questions aussi délicates, cette ouverture doit certainement s’étendre aux groupes de patients, ce qui est d’autant plus important dans le contexte des difficultés d’accès à des soins psychiatriques au Québec, à même d’influencer l’état des personnes concernées par l’ouverture de l’AMM à ceux et celles qui souffrent de problèmes psychiatriques.


Pratiquer l’AMM sur Karine ?


Pourquoi ai-je posé donc dans mon récit l’hypothèse que Karine pourrait avoir de la difficulté à trouver un médecin pour pratiquer l’AMM ? Simplement parce que le problème avec les dernières modifications de la loi pourrait bien être très concret: trouver des médecins souhaitant poser ce geste.


Tout médecin peut en effet refuser de pratiquer l’AMM pour des raisons qui lui appartiennent. Si un médecin est demandé pour une AMM, mais refuse de donner ce soin, un autre médecin doit être trouvé pour l’administrer. La responsabilité relève en fait du « système ».


Se trouvera-t-il quelques médecins capables d’y arriver sans trop douter et sans s’exposer eux-mêmes à des risques psychologiques ? Je l’espère. Déjà, ils ne sont pas si nombreux à pratiquer l’AMM. En cas de maladie chronique invalidante mais non mortelle, le nombre sera réduit. On peut supposer que ce sera encore plus difficile en cas de trouble limité à la sphère psychiatrique.


Le malaise vient peut-être de la proximité entre le suicide (qui touche en majorité des personnes affectées par des problèmes d’ordre psychiatrique) et l’AMM, la finalité étant la même : alléger les souffrances par la mort. Cette proximité donne sans doute l’impression qu’en accédant à une demande d’AMM pour un patient psychiatrisé, le médecin s’approche du concept de suicide assisté.


Si Karine se qualifie pour recevoir l’AMM, qu’elle en fait la demande et qu’elle répond aux critères, j’espère qu’un médecin pourra l’administrer. Parce que je ne vois pas comment on pourrait faire autrement sans nier sa souffrance. Et que s’il y a souffrance incurable, il importe dès lors de la soulager, comme pour n’importe quel autre malade.





-->