L’austérité rend malade

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C'est peut-être trop difficile à comprendre M. Barrette

Avant l’assurance hospitalisation (mise en place au Québec en 1961), la principale cause de faillite était la maladie — et c’est d’ailleurs toujours le cas aux États-Unis, où on en dénombre près d’un million de cas chaque année.


C’est que la maladie rend souvent inapte au travail, de manière plus ou moins prolongée. Or, sans filet social, la maladie peut plonger n’importe qui dans la misère, agissant ainsi comme un puissant déterminant économique, tant pour le patient que pour sa famille et sa collectivité.


À son tour, la pauvreté engendrée par l’assaut de la maladie constitue — même au sein d’une société relativement juste comme la nôtre — une cause de maladie, un cercle vicieux dont il est difficile de s’extirper. Ainsi, en 2015, on meurt toujours 10 ans plus jeune dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve qu’à Westmount.


Les moyens mis en œuvre pour maintenir ou restaurer la santé constituent donc, dans nos sociétés, une des expressions essentielles du bien commun. Fondés sur la redistribution, ils s’inspirent des principes établis par la social-démocratie et le financement public.


Justement, les politiques d’austérité ont tendance à malmener cette solidarité sociale… ce qui n’est pas sans risque pour la santé.


Le financement public de la santé


Au Canada et au Québec, cette portion publique du financement de la santé est de l’ordre de 70 %, ce qui est bien moins qu’en Europe. Même dans la société américaine, qu’on prétend si différente, près de 50 % du budget destiné à la santé est aussi d’origine gouvernementale. L’investissement public y est même supérieur au nôtre, par habitant et par rapport au produit intérieur brut (PIB).


Alors qu’aux États-Unis, champion mondial à cet égard, les dépenses en santé approchent de 18 % du PIB, elles sont d’environ 11 % au Canada. Au Québec, elles frôlent les 12 %, quoiqu’on y investisse moins d’argent par habitant — un paradoxe qui s’explique par notre PIB plus faible.


Malgré l’importance économique et sociale de la santé (tant du point de vue individuel que collectif), produire des soins coûte cher. Encore plus cher dans l’environnement nord-américain qu’en Europe, notamment en raison du cout élevé des médicaments et du salaire plutôt élevé des médecins.


Tout ça pour quoi ? Pour tenter de prolonger la vie ou, à défaut, d’améliorer la qualité de celle-ci. Certains n’aimeront pas définir de manière aussi triviale l’objectif central des soins de santé, préférant la vision plus large adoptée en 1948 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), pour qui la santé est un «état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité».


La santé est relative


Deux choses me frappent dans cette dernière définition. D’abord, la durée de la vie n’y est pas mentionnée, alors que c’est tout de même un enjeu clé. Par contre, on ne peut désapprouver l’idée centrale de «bien-être», qui s’approche de la «qualité de vie». Parce que bien vivre vaut mieux que de simplement vivre longtemps.


L’OMS ouvre aussi la porte à d’autres questions : comment qualifier ce bien-être ? Comment disposer d’une définition largement partagée ? Jusqu’à quel point la santé peut-elle être complète ? Et qui peut en juger ?


On le sait mieux aujourd’hui : seule la personne elle-même peut juger de son état de «bien-être», un aspect éminemment subjectif de l’existence. Les décisions variées qui entourent les soins de santé dont elle doit bénéficier doivent donc absolument passer par elle, pourvu qu’elle puisse en juger.


De plus, nos systèmes politiques, économiques et sociaux ne permettent généralement qu’à une minorité de personnes de jouir d’un tel «bien-être». Et même dans ces classes favorisées, le stress, l’accumulation de superflu et le manque de solidarité humaine contribuent peut-être à miner leur bien-être.


Mais il y a plus grave, puisque la définition de l’OMS convainc chacun de son propre éloignement de la santé parfaite, poussant un retour à la recherche plus ou moins frénétique de cette illusion. Peut-être que l’hypocondrie maladive de certains de nos concitoyens s’explique ainsi ?


La définition de l’OMS prête enfin le flanc à une dernière critique : étant donné que notre vie imparfaite reste soumise aux aléas du quotidien, à des malaises pas nécessairement «pathologiques», à notre humeur changeante et à notre réalité sociale mouvante, il s’avère difficile de s’approcher constamment de cet idéal désincarné.


Il s’agit donc d’une cible hypothétique, qui n’inclut pas ses possibilités de réalisation.


L’évolution de la médecine


Jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, sauf pour ces chirurgies brutales qui visaient à sauver le malade — des amputations pratiquées sous sédation alcoolique, par exemple —, l’art médical, basé sur les vieilles théories grecques des quatre humeurs, était pour une bonne part de la fumisterie, sans base empirique ou scientifique solides. Il présentait des résultats sans doute comparables à ceux de n’importe quel charlatanisme.


Mais avec l’arrivée de l’école de physiologie allemande, de la «controversée» théorie française des microbes (Pasteur) et de l’invention de l’anesthésie à l’éther, la médecine a commencé, vers la fin du XIXe siècle, à se rationaliser. Elle s’est alors mise à fonder ses pratiques sur un embryon de science et a permis des interventions de plus en plus complexes.


Il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que se raffinent les outils méthodologiques permettant de mesurer l’effet réel des traitements sur les patients, alors que les épidémiologistes mettront au point, durant les années 1960, l’analyse des «facteurs de risque» des maladies, qu’on tentera dorénavant d’évaluer avec de plus en plus de précision.


La mise en œuvre fulgurante des technologies, des médicaments, des laboratoires de recherche et des spécialités médicales donne alors l’illusion que toutes les maladies seront bientôt vaincues et qu’on repoussera du coup la sénescence, et même la mort.


Pourtant, l’accroissement de 30 ans de l’espérance de vie qu’on a constaté au XXe siècle est, dans nos sociétés, essentiellement attribuable à l’amélioration des déterminants sociaux de la santé — notamment la salubrité, l’éducation, le travail, le revenu, le support aux communautés et le soutien à l’enfance, sans oublier les programmes sociaux de redistribution apparus juste avant la Seconde Guerre mondiale.


La médecine ne peut s’attribuer à bon droit que 8 de ces 30 années, ce qui n’est déjà pas si mal.


La maladie est bien mal répartie


Dans nos sociétés plutôt riches, environ 5 % de la population «utilise» la moitié des ressources en santé, surtout pour recevoir des soins hospitaliers très onéreux. Sans l’investissement social massif requis, la médecine n’aurait rien à offrir aux grands malades et réserverait les soins au petit nombre de personnes qui sont en mesure de les payer directement — comme c’est encore le cas dans bien des pays.


Par contraste, environ la moitié de population n’«utilise» que 3 % des ressources globales en santé, surtout pour des soins ambulatoires ponctuels, ou encore en se rendant au cabinet du médecin ou à l’urgence, par exemple.


La redistribution demeure le puissant moteur de cette grande réussite, et un outil essentiel pour assurer les soins aux plus malades d’entre nous. Des politiques d’austérité trop sévères pourraient avoir l’effet exactement contraire et affecter la santé d’une grande partie de la population.


C’est un pensez-y bien.


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Pour en lire plus à propos de l’austérité et de la santé, je vous invite à vous procurer l’ouvrage 11 brefs essais contre l’austérité, qui vient de paraître sous la direction de l’économiste Ianik Marcil et dans lequel j’ai rédigé le chapitre Mortelle austérité, où je traite des effets sur la santé des politiques d’austérité en vigueur dans plusieurs pays.


En voici un extrait :


ianik


«Dix ans plus tard, dans une autre région du monde, un tout petit pays allait donner une puissante leçon d’autonomie par ses choix et son étonnante trajectoire suite à la récession de 2009 : l’Islande. Alors que l’île était aux prises avec une crise économique majeure comme bien des pays, le FMI lui proposait une baisse de 30 % du budget de la santé en échange de son aide, mais le ministre de la Santé de l’époque a refusé tout net, démissionnant plutôt que d’appliquer des coupes d’une telle ampleur. Et pour une des premières fois, la logique économique du FMI était directement remise en question. Le fonds jugeait alors qu’un réinvestissement dans les programmes sociaux était une perte nette, où chaque dollar investi ne rapportait que 50 ¢. Mais des chercheurs, dont Basu et Stuckler, ont plutôt calculé, à la demande des gouvernements, qu’un dollar investi produisait en réalité un gain économique de 1,70 $. Autrement dit, l’investissement dans les programmes sociaux pouvait rapporter au net. De plus, en analysant les gains potentiels secteur par secteur, ils ont montré que les montants injectés en santé et en éducation rapportaient jusqu’à 3 $ par dollar investi, tandis que la défense ou le sauvetage des banques faisait plutôt perdre de l’argent!»


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