Une amie me demande de figurer dans un film qu'elle réalise, d'y exposer «en trente secondes une idée qui permettrait de faire du Québec un monde meilleur». Vertige, quelle responsabilité! D'abord, trente secondes, c'est trop court (comme un article dans le Devoir)! Surtout, je me méfie du monde meilleur. Comment jugerais-je du meilleur, quand je ne suis pas même bon?
Ces affaires graves, au Québec, se traitent dans la cuisine. En équeutant mes fraises (de Californie) pour faire ma confiture du printemps, je consulte ma famille: «Le plus sûr moyen de faire du Québec un monde meilleur, est-ce que ce ne serait pas de s'en aller? Depuis Paris, Palenque ou Nouméa, comme je l'aime, mon Québec! De loin, il a bien meilleur goût.» Mon fils lève le nez de son devoir de latin: «Oui, c'est sûr, si tu t'en allais, papa, le Québec deviendrait tout de suite un meilleur pays!» Sérieusement, il ajoute que ce qu'il faudrait au Québec, c'est plus d'énergies vertes, pour arrêter la fonte des pôles. Il s'en inquiète jusqu'à l'angoisse. C'est sûrement la fin du monde. Je dirai à mon amie de consulter des enfants pour son film, leur culte de Gaïa avec forêt d'Avatar et recyclage des morts.
Ma femme, aphrodite philosophe, tout en goûtant ma confiture, remarque: «Il me semble que les écrivains l'ont assez écrit, non, que l'écrivain est étranger dans son propre pays? Que c'est la condition de son appartenance au pays?» «C'est quoi, l'appartenance?», demande le fils. Voilà un mot que je n'avais pas entendu depuis longtemps. Je m'aperçois que je ne sais plus ce qu'il veut dire. «Tu vois bien.» Elle sourit en se léchant les doigts. Drôle de ménage. «L'appartenance, mon garçon, c'est quand une forêt qui dévore les gens est leur seule patrie. Finis ton latin, on va souper, là.»
Et l'indépendance nationale, parmi les cent personnes invitées à s'exprimer dans le film, y en aura-t-il une seule pour affirmer qu'elle ferait du Québec un monde meilleur?
On sait l'histoire parallèle de la poésie et de l'indépendance du Québec. La poésie a presque disparu des coeurs, comme la croyance à l'indépendance. Vigneault chantant les «gens de parole» demandait: «Est-ce vous que j'appelle ou vous qui m'appelez?» Par sa voix, était-ce le passé ou le présent qui chantait la parole? De même que Natashquan n'était pas au Québec, mais en Poésie, au pays de Parole, de même son passé de parole forte était une création à l'usage du présent. Fameux miracle. Mais qui comprend encore pourquoi, nécessairement, l'homme de parole terminait son poème par «Je vous entends demain parler de liberté»?
La parole des gens de parole n'était pas un échange d'information, mais le parler d'un temps nouveau. Il ne s'y agissait pas de communication, mais de fidélité à la parole de transformation. Oui, nous avons connu un âge de la parole — de transformation. J'ai entendu de René Lévesque certains discours qui enchantaient comme des poèmes. Le Québec prenait un sens et un rythme, «je me souviens» signifiait «je nous aime durement» et devenait un mouvement que le présent s'éblouissait d'accomplir. Car parler d'indépendance, c'était aussi avoir honte qu'elle ne fût pas encore faite!
C'est tout récent que ce n'est plus une honte et que cela n'a été qu'illusion. C'est depuis peu, et notre surdité à la poésie, que le sens du temps s'inverse et que la souveraineté, mystique de la parole des années intenses, tout cela, basculant au futur antérieur, n'aura donc été que pour aboutir à cette nation de maintenant qui ne semble plus avoir ni passé ni futur ni parole. Landry fut le dernier à savoir parler en langue de transformation. Aussi, le dernier pour qui c'était une honte brûlante que nous ne soyons pas indépendants.
Maintenant, depuis peu, tout d'un coup, c'est Trudeau qui a eu raison. Le Canadien français était un épais complexé. Le Québécois fait l'épais sans complexe. Désinhibé en morale, en religion, en culture, en politique, en politesse, en français même, bouffi dans sa graisse et dans ses ténèbres, il est fier de n'être que lui sur une terre qui se disloque. Pourquoi transmettrait-il à ses enfants ce qui peut faire honte (en somme, tout ce qu'il a reçu de ses aïeux, les désormais ridicules gens de parole)? Toute parole qui pourrait transformer en un autre que soi doit faire honte de n'être que soi. On la fuit, on en barre la possibilité jusque dans l'éducation où religion, histoire et littérature ne sont plus que des informations à mourir d'ennui.
Aussi, pour faire du Québec un monde meilleur, je proposerai un retour massif à la poésie dans l'éducation, les médias, la politique, et l'aménagement du territoire. La poésie peut nous rendre la honte avec le sentiment d'être étranger à ce Québec-là. Seule, elle peut rendre criante la trahison des promesses qui avaient été faites sur nos berceaux.
«Je peux goûter tout de suite à la confiture si je récite sans faute ma troisième déclinaison?» Heureusement, il y a le latin. Tout espoir n'est pas perdu que mon fils devienne un homme de parole et sauve la planète.
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Collaborateur du Devoir
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