La «  haine de la langue  »

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Le nihilisme triomphant


Pratiquement personne ne connaît Sylvie Germain. Pourtant, depuis quelques décennies, cette romancière compose une œuvre littéraire exigeante saluée par les meilleurs critiques. Écrivaine d’une discrétion proverbiale, c’est bien malgré elle que l’autrice du Livre des nuits a récemment fait la une des médias.


Ce n’était malheureusement pas pour parler de son œuvre, mais pour réagir à une polémique où le ridicule le disputait à la bêtise. Il a suffi pour cela qu’un extrait d’un de ses plus beaux romans, Jours de colère (prix Femina 1989), soit proposé à l’examen du baccalauréat.


« Ils étaient hommes des forêts. Et les forêts les avaient faits à leur image », écrit-elle à propos des neuf fils de la famille Mauperthuis perdus dans les forêts du Morvan. Les trois paragraphes choisis ont beau avoir été ciselés dans du cristal, ils ont déclenché des torrents de boue sur les réseaux sociaux et leur autrice fut agonie de milliers d’injures sur Twitter et Instagram.


Incapables de déchiffrer un texte littéraire pourtant accessible (et accompagné de notes sur le sens de certains mots), les plus « polis » ont accusé Sylvie Germain de les mettre au chômage et de ruiner leur avenir professionnel. Les autres l’ont menacée de viol et de mort. Passons sur les noms d’oiseaux que cela lui a valu.


En entrevue au Figaro, la romancière s’est dite sidérée devant tant d’aigreur et d’inculture. « C’est grave que des élèves qui arrivent vers la fin de leur scolarité puissent montrer autant d’immaturité et de haine de la langue, de l’effort de réflexion autant que d’imagination, et également si peu de curiosité, d’ouverture d’esprit. »


Quelques jours plus tôt, une autre cohorte d’illettrés s’était insurgée contre l’utilisation du mot « ludique » dans un sujet de philosophie. La France a beau traîner la patte, la voilà rattrapée par ce mouvement de déculturation de l’école. Car, c’est bien de cela qu’il s’agit.


À chaque nouvelle protestation, nos élites n’ont de cesse de réagir en supprimant les mots difficiles et les phrases trop complexes, ne donnant plus à lire aux élèves que des articles de journaux ou des romans jeunesse. Au lieu de se tenir debout, on réprimande les professeurs exigeants, qui sont plus nombreux qu’on ne le croit. Et surtout, on ajuste les notes, consacrant ainsi la victoire des cancres. La preuve ? Face à ce torrent d’injures, le nouveau ministre de l’Éducation, Pap Ndiaye, n’a pas eu un seul mot pour défendre ce phare de la culture française qu’est pourtant Sylvie Germain.


C’est à la lumière de cette même inculture qu’il faut considérer la décision récente des responsables du CRTC de blâmer Radio-Canada pour avoir osé citer dans une émission le titre de l’important livre de Pierre Vallières Nègres blancs d’Amérique.


D’abord, ce livre, l’ont-ils lu ? À quand le tour de Montesquieu (De l’esclavage des nègres), de Blaise Cendrars (Anthologie nègre), de Jean Genet (Les nègres), et de Dany Laferrière (Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer) ? Vue de France, l’affaire a quelque chose de surréel. Ici, le journaliste qui se dissimulerait derrière le cache-sexe du « mot en n » ferait sourire ou passerait pour dérangé.


Depuis quand, en démocratie, interdit-on des mots ? On peine à mesurer la somme d’inculture — ou de malhonnêteté ? — qu’il faut pour penser que certains mots seraient par essence racistes ! Chacun sait qu’un mot n’a que le sens que lui donnent la phrase et le contexte dans lequel il est prononcé. Une once de culture (et un peu moins de mépris du lecteur) permettrait de rappeler que, par leur génie, des auteurs comme Céline, Michel Tremblay, Michel Audiard, Gérald Godin ou Aimé Césaire ont su redonner une véritable noblesse à des mots venus du ruisseau et décrivant des réalités parfois sordides.


Il ne servira à rien de s’en prendre au CRTC et à sa décision scandaleuse si l’on ne s’attaque pas d’abord à cette mise à l’Index de certains mots par ces nouveaux puritains de la langue. Comme ces féministes radicales qui pensent qu’on changera la réalité des femmes en pratiquant l’« écriture inclusive », nos antiracistes appliquent aux mots la même pensée obscurantiste. Sous prétexte de vertu, les premières veulent enfermer la langue dans un carcan grammatical impraticable ; les seconds, du haut de leur ignorance, traitent les mots comme s’ils étaient porteurs du malin. « Cachez ce sein que je ne saurais voir… »


N’est-ce pas de cette même « haine de la langue » que parlait Sylvie Germain, cette même vision infantilisante du langage ? Les uns ont la flemme de lire un texte subtil et complexe ; les autres préfèrent supprimer l’objet du scandale plutôt que de faire l’effort de comprendre. Gorgés d’idéologie, les voilà qui appellent à la censure en hurlant « vade retro satana ».


Il y va de la dignité même du métier de journaliste de ne laisser personne réhabiliter le délit de blasphème et dicter à chacun les mots qu’il a le droit d’écrire. « Qui délivre le mot délivre la pensée », disait le vieux Hugo. Mais, peut-être l’auteur des Contemplations est-il déjà trop « difficile » à lire pour nos contemporains.


 

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