Je l'avoue, j'ai été une militante féministe. J'ai mené la lutte dans mon couple en m'assurant, avec un soin maniaque, que je ne lavais pas une assiette de plus que mon chum. Je revendiquais même le droit de déposer autant de sacs d'ordures que lui au bord de la route. La lutte, la vraie, commençait par le partage des tâches.
C'était au milieu des années 70. Je venais de découvrir le féminisme. Le combat des femmes me grisait. J'étais jeune, enthousiaste, prompte à dénoncer l'oppression des femmes et prête à monter au créneau à la moindre injustice, qui s'incarnait souvent dans les petits gestes du quotidien.
Cinq ans plus tôt, l'américaine Kate Millet avait publié La politique du mâle, un pavé qui dénonçait le pouvoir patriarcal. Du sérieux. Tout y passait: de la négation du corps féminin par les hommes au sexisme des écrivains mâles, les Norman Mailer et D.H. Lawrence de ce monde. Une bombe que les femmes de ma génération lisaient avec délectation. Elles prenaient d'ailleurs un malin plaisir à laisser traîner le livre bien en vue sur la table de chevet pour que le mâle le voie.
Dans la tête de beaucoup de gens, les femmes n'avaient pas les mêmes droits que les hommes. Selon un sondage réalisé par CROP en 1976, 53% des personnes interrogées étaient peu (19%) ou pas du tout (34%) favorables au travail de la femme mariée mère de famille. La moitié du Québec! En 1976.
Et 39% des gens affirmaient que les travaux domestiques étaient une tâche qui devait incomber aux femmes.
En 1976. L'année où il n'était pas question que je lave une assiette de plus que mon chum.
Je suis née en 1954, 10 ans avant l'abolition de la loi sur l'incapacité juridique de la femme mariée. Jusqu'en 1964, au Québec, les femmes mariées n'avaient pas le droit d'exercer une profession, de gérer leurs biens ou de conclure des contrats. Et elles devaient obéissance à leur mari.
J'étudiais en histoire et j'étais scandalisée d'apprendre que les femmes étaient traitées comme des mineures ou des enfants, scandalisée que les femmes n'aient obtenu le droit de vote qu'en 1940 au Québec, alors que le fédéral le leur avait accordé en 1917.
Le Québec, étouffé par le clergé, avait peur des femmes libérées. Il faut relire les âneries écrites par Henri Bourassa, le fondateur du Devoir, qui s'opposait au droit de vote des femmes: «La fonction de la femme est la maternité, a-t-il écrit en 1917, sa place est au foyer et l'inégalité politique est fondée sur la biologie. (...) la femme sera inévitablement souillée si elle descend dans l'arène politique, les familles seront divisées (...).»
En 1929, le gouvernement a créé une commission sur les droits civils de la femme. Dans son rapport, les commissaires ont refusé de modifier l'article sur l'adultère: l'homme peut divorcer si sa femme le trompe. Par contre, la femme peut divorcer seulement si son mari entretient sa maîtresse sous le toit conjugal, car «la blessure faite au coeur de l'épouse n'est généralement pas aussi vive que celle dont souffre le mari trompé par sa femme».
Cet article a été aboli en 1954.
Ce sont ces injustices qui ont nourri mon féminisme. Même si les temps ont changé, même si les femmes ont gagné d'importantes batailles, elles restent vigilantes. Selon un sondage Segma mené au début du mois, 92% des femmes estiment qu'elles ont encore «des luttes importantes à mener pour obtenir la pleine reconnaissance de leurs droits».
Je ne compte plus le nombre d'assiettes que j'essuie - l'époque du féminisme comptable est révolue -, mais je reste aux aguets, prête à sauter dans l'arène à la moindre injustice.
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