La gauche, l'impérialisme et les droits de l'homme

Québec - le monde des idées

Libre opinion: La chute du communisme a provoqué un grand nombre de dommages collatéraux, en particulier sur la façon de penser de la gauche. Tant qu'il existait, le communisme forçait ses partisans comme ses adversaires à réfléchir politiquement, c'est-à-dire à proposer des programmes à court et à long terme, à fixer des priorités et à évaluer les rapports de force. La philosophie morale sous-jacente, «scientifique» ou «matérialiste», consistait à insérer les tragédies et les crimes, petits ou grands, dans la chaîne des causes et des effets et à penser que la condition humaine ne pouvait être améliorée qu'en changeant les structures socio-économiques. Cette façon de penser se retrouvait, en dehors des communistes, chez les sociaux-démocrates, quand ils l'étaient vraiment, ainsi que dans la plupart des mouvements anti-coloniaux. Toute l'élaboration du droit international et la plupart des efforts dans la recherche de la paix ont été liés à cette philosophie.
L'attitude opposée, qu'on pourrait appeler religieuse, et qui est très forte dans le discours du président Bush, consiste à voir le Mal et le Bien comme existant «en soi», c'est-à-dire indépendamment des circonstances historiques données. Les «méchants» -- Hitler, Staline, Ben Laden, Milosevic, Saddam Hussein, etc. -- sont des diables qui sortent d'une boîte, des effets sans cause. Pour combattre le Mal, une seule solution : mobiliser le Bien, l'armer, le sortir de sa léthargie, le lancer à l'assaut du Mal. C'est la philosophie de la bonne conscience perpétuelle et de la guerre sans fin.
La réaction aux attentats du 11 septembre 2001 et à ses suites illustre la différence entre les deux philosophies. Ceux, minoritaires en Occident, qui cherchaient à comprendre «pourquoi ils nous haïssent» furent considérés comme des apostats par ceux qui «comprenaient» la réaction américaine (deux pays envahis, une guerre sans fin, des dizaines de milliers de morts). Ces derniers sont souvent les mêmes qui «comprennent» la réaction israélienne lorsqu'un seul de leurs soldats est capturé. Mais il faudrait alors également «comprendre» la volonté des Soviétiques après 1945 de faire de l'Europe de l'Est une zone tampon suite aux millions de morts subis pendant la Deuxième Guerre mondiale, la réaction chinoise de renfermement à l'époque maoïste liée aux guerres de l'opium, aux multiples humiliations de la Chine par les puissances occidentales et à l'invasion japonaise; ou encore la réaction du monde arabe liée à la trahison franco-britannique lors de la fin de l'Empire turc, à la création d'Israël et au soutien occidental constant à cet État, y compris pendant les cinq guerres israélo-arabes.
Stigmatisation et appel à l'ingérence

Le discours dominant sur le tiers-monde combine la stigmatisation et l'appel à l'ingérence. La stigmatisation se fonde en général sur les droits de l'homme, la démocratie (et, concernant l'islam, les droits des femmes). Dans les pays où existent des dictatures, on fait de celles-ci la source principale de tous les problèmes. Dans le cas contraire, leurs élections ne sont jamais assez transparentes, leur presse jamais assez libre, leurs minorités jamais assez protégées, leurs femmes jamais assez libérées.
Le discours sur les droits de l'homme met toujours l'accent sur les droits politiques et individuels en même temps qu'il ignore les droits économiques et sociaux lesquels font néanmoins tout autant partie de la Déclaration universelle que les autres. Au nom de quoi les ONG occidentales comme Reporters Sans Frontières, dont les membres jouissent en général des deux types de droits (politiques ou sociaux), décident-elles ceux qui sont prioritaires ?
Enfin, imaginons un instant le Canada, les États-Unis et l'Europe sans le flux constant de matières premières, de main-d'oeuvre immigrée, de bien manufacturés produits avec des salaires de misère, de flux financiers allant du Sud vers le Nord (remboursement de la «dette», fuite des capitaux), et même de matière grise venant pallier l'effondrement de nos systèmes éducatifs. Que deviendraient alors ces magnifiques réussites que nos économies sont censées constituer ? Celles-ci sont pour le moment droguées à l'impérialisme; mais cette drogue ne sera peut-être pas éternellement fournie aux conditions actuelles.
Devant l'instrumentalisation des droits de l'homme par le discours dominant, la pensée critique ou de gauche est extraordinairement faible, en particulier lorsqu'il s'agit de s'opposer aux guerres américaines en Yougoslavie, en Afghanistan et en Irak, toutes justifiées par la défense des minorités, des femmes ou de la démocratie. Une bonne illustration de cette faiblesse de la gauche est l'idéologie du «ni-ni», qui a dominé les timides protestations contre les conflits récents : ni Milosevic, ni l'OTAN; ni Bush, ni Saddam; ou encore ni Olmert (ou Sharon), ni le Hamas. Il y a là plusieurs fausses symétries. D'abord, dans toutes ces guerres, il y a un agresseur et un agressé. Mettre les deux sur le même pied, c'est avoir abandonné toute notion de souveraineté nationale. Ensuite, le pouvoir et la capacité de nuisance des deux parties ne sont pas comparables.
La fin de l'hégémonie américaine ?
Ce sont les États-Unis et leur puissance militaire qui sont les piliers de l'ordre mondial dans lequel nous vivons. Ce sont les États-Unis et non les pays précités que les forces progressistes affrontent et continueront à affronter au cours de la plupart des conflits. De plus, maintenant que Milosevic est mort et Saddam en prison, que vont faire les adeptes du «ni-ni» contre l'autre partie, l'OTAN ou Bush ? Enfin, le «ni-ni» fait comme si nous étions situés au-dessus de la mêlée, en dehors de l'espace et du temps, alors que nous vivons, travaillons et payons nos impôts dans les pays agresseurs ou leurs alliés (la position «ni Bush ni Saddam» avait en revanche un tout autre sens pour des Irakiens, étant donné qu'ils ont eu à subir les deux régimes).
Au lieu de partager la vision que l'Occident se fait du reste du monde, la gauche occidentale devrait s'efforcer de faire comprendre aux «Occidentaux» la vision que le reste du monde a d'eux, et combattre tout ce qui renforce notre sentiment de supériorité et de pureté morale. Si le XXe siècle n'a pas été celui du socialisme, il aura été celui de la décolonisation, qui a permis à des centaines de millions de personnes d'échapper à une forme extrême d'oppression. On peut s'attendre à ce que le siècle qui commence soit celui de la fin de l'hégémonie américaine.
«Un autre monde» deviendra alors réellement possible et, lorsque nos économies seront sevrées des bénéfices provenant de leur position dominante dans le système mondial, on rediscutera peut-être sérieusement du socialisme.
JEAN BRICMONT
_ Professeur de physique à l'Université de Louvain (Belgique) et auteur de L'Impérialisme humanitaire. Droits de l'homme, droit d'ingérence, droit du plus fort?, Lux Éditeur, Montréal, 2006.

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Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique).

Il a notamment publié « Impostures intellectuelles », avec Alan Sokal, (Odile Jacob, 1997 / LGF, 1999) et « À l’ombre des Lumières », avec Régis Debray, (Odile Jacob, 2003), Impérialisme humanitaire. Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ? - préface de François Houtart, (Aden octobre 2005).





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