Peut-on ériger un monument à des monuments? Claude Corbo a cru que oui et il a réuni, pour ce faire, une brochette d'experts qui ont reçu le mandat de présenter, tour à tour, 26 ouvrages d'érudition, de science et de sagesse issus du génie québécois.
Sous une couverture rigide et élégante, Monuments intellectuels québécois du XXe siècle offre aux lecteurs des études sur des livres d'ici qui ont marqué le dernier siècle, soit en exprimant «la conscience que le Québec a de lui-même», soit en contribuant «au progrès du savoir universel». Pour être choisis, ces livres devaient avoir été rédigés par une seule personne, exprimer une unité de vision et une maturité intellectuelle, être de grande envergure, proposer des percées conceptuelles ou des synthèses novatrices, présenter des qualités formelles et, enfin, avoir été reconnus par les pairs des auteurs, avoir exercé une influence et avoir rayonné à l'extérieur du Québec.
Au tableau d'honneur figurent donc, entre autres, L'Âme américaine, d'Edmond de Nevers, La Flore laurentienne, du frère Marie-Victorin, Histoire du Canada français depuis la découverte, de Lionel Groulx, La Guerre de la Conquête, de Guy Frégault, The Stress of Life, de Hans Selye, Histoire de la Nouvelle-France, volume 1, de Marcel Trudel, Introduction à la sociologie générale, de Guy Rocher, Nordicité canadienne, de Louis-Edmond Hamelin, Sources of the Self, de Charles Taylor, ainsi que des ouvrages de Marius Barbeau, Léon Gérin, Donald Olding Hebb, Wilder Penfield, Arthur Tremblay, Pierre Dansereau, André Raynauld, Thérèse Gouin-Décarie, Jean Palardy, Gérard Bergeron, Fernand Ouellet, Robert-Lionel Séguin, Louise Dechêne et Bruce G. Trigger.
Jean-François Nadeau, le directeur des pages culturelles du Devoir, y signe une solide présentation de l'Histoire de la province de Québec, de l'historien réactionnaire Robert Rumilly, et le collègue Georges Leroux nous introduit de belle façon à L'Inquiétude humaine, du philosophe Jacques Lavigne. À noter, aussi, l'excellente présentation du Lieu de l'homme, de Fernand Dumont, par le sociologue Jean-Philippe Warren.
Pour chaque monument choisi, le commentateur invité devait s'attacher à dire un mot de l'auteur, à résumer et à analyser le propos et à traiter de son destin et de son influence. Rigoureux, clair et très instructif, l'ensemble reste toutefois trop académique. Cet original monument aux monuments dégage donc une belle sobriété, rend hommage et justice aux oeuvres sélectionnées, redit la richesse de notre tradition intellectuelle, mais pèche par une décevante austérité.
Des intellectuelles en Nouvelle-France
Seulement deux femmes -- la psychologue Thérèse Gouin-Décarie et l'historienne Louise Dechêne -- figurent au palmarès de ces monuments intellectuels. Faut-il en conclure que c'est plus tard, de nos jours disons, que les femmes ont pu participer pleinement à nos débats d'idées et déployer publiquement toutes les ressources de leur intelligence ? Les historiennes du collectif Clio, auteures de L'Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, précisent pourtant que «la Nouvelle-France a donc représenté, pour certaines Françaises du XVIIe siècle, un lieu privilégié pour l'expression de l'autonomie et de l'initiative. [...] Aussi longtemps que la colonie s'est trouvée dans un état de sous-développement, les femmes ont donc bénéficié d'une relative indépendance».
C'est à quelques-unes de ces dernières, justement, que Chantal Théry, professeure de littérature à l'Université Laval, rend justice dans un essai intitulé De plume et d'audace - Femmes de la Nouvelle-France. «Dans le projet de société, de colonisation et d'évangélisation de la Nouvelle-France, écrit-elle, la part des femmes -- dont l'aventure se limitait souvent aux frontières d'une microsociété -- est aujourd'hui appréciée selon les critères de la nouvelle histoire et de l'histoire des femmes.»
Parler d'«intellectuelles» pour désigner ces femmes de plume, qui, «faute de pouvoir s'approprier les genres littéraires canoniques, [...] ont -- sous couvert de faire oeuvre utile -- investi le genre de l'essai (correspondances, journaux, écrits spirituels, relations, annales, etc.)», serait un anachronisme. Il importe néanmoins de reconnaître que quelques-unes d'entre elles ont tenu, avec audace, au féminin et dans le contexte de l'époque, ce rôle.
Aussi, dans cet ouvrage qui fait une large place aux textes originaux des auteures commentées, Chantal Théry étudie «plus particulièrement les représentations et perceptions de femmes -- Françaises, Canadiennes, Amérindiennes -- à l'époque de la Nouvelle-France», afin de faire ressortir, entre autres choses, ce qui les distingue de celles des hommes. À la «vision européenne, hiérarchique et manichéenne des rapports humains» du jésuite Paul Le Jeune, obsédé par «un féminin menaçant», elle oppose la vision résolument canadienne, horizontale («Entre les Françaises et les Amérindiennes, les religieuses et leurs élèves, des savoirs et des pratiques s'échangent sous forme d'émulation, de valorisation mutuelle, de reconnaissance parfois») et ouverte des femmes missionnaires.
Au tableau d'honneur de ces monuments intellectuels féminins de la Nouvelle-France figurent, plus particulièrement, l'incontournable Marie de l'Incarnation, modèle d'intelligence, de détermination et d'engagement, Marie Morin, «la première historienne canadienne», brillante auteure d'Histoire simple et véritable. Annales de l'Hôtel-Dieu de Montréal, 1659-1725, et Marie-Madeleine Hachard, une jeune ursuline en mission à La Nouvelle-Orléans dont la Relation est une merveille de fraîcheur.
Prises une à une, les études qui composent cet ouvrage, rédigé, on l'aura compris, dans une perspective féministe, sont vivantes, originales et rigoureuses. L'ensemble, toutefois, manque un peu de liant et tient plus, en cela, du recueil d'essais que de l'essai comme tel.
louiscornellier@parroinfo.net
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Monuments intellectuels québécois du XXe siècle
_ Grands livres d'érudition, de science et de sagesse
Sous la direction de Claude Corbo
_ Septentrion
_ Sillery, 2006, 294 pages
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De plume et d'audace
_ Femmes de la Nouvelle-France
Chantal Théry
_ Triptyque/Cerf
_ Montréal/Paris, 2006, 264 pages
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