La Cour Supérieure rejette la vision de Stéphane Dion

C76817a0378018168de5d8bebd95e628

Souveraineté : « jamais sa légitimité juridique ne s'est-elle mieux portée sur le plan juridique. »

L’auteur est constitutionnaliste


En 1997-98, la Cour suprême a chargé un amicus curiae («ami de la Cour») d’exprimer le point de vue indépendantiste dans le Renvoi sur la sécession du Québec en l’absence du Procureur général du Québec. M. Binette faisait partie de l’équipe d’avocats réunie par l’amicus curiae, Me Joli-Cœur, pour cette affaire.


En 1997, le gouvernement fédéral, sous la direction de Jean Chrétien, décidait de saisir la Cour suprême de la question de la légalité de l’accession du Québec à l’indépendance. La formulation des questions posées au plus haut tribunal annonçait une victoire facile pour lui. Elles se bornaient essentiellement à demander si cette légalité pouvait s’établir sur la base du droit à l’autodétermination. Après quelques années de flottement, il existait déjà un consensus chez les juristes à l’époque que le droit à l’autodétermination ne donnait pas lieu à un droit de sécession. Il était clair que l’objectif fédéral était de se servir de la Cour suprême pour marquer l’opinion publique par une déclaration d’illégalité de la démarche indépendantiste.


Fait exceptionnel, ce recours ne relevait pas de la ministre de la Justice du Canada, Anne McLellan, mais du ministre des Affaires intergouvernementales chargé du dossier constitutionnel, Stéphane Dion. Le procureur choisi pour plaider au nom du gouvernement canadien ne fut pas un fonctionnaire, mais un avocat du secteur privé, Me Yves Fortier, ancien ambassadeur du Canada à l’ONU. Me Fortier relevait directement de M. Dion.


La première des victoires de l’amicus curiae dans ce dossier fut de convaincre la Cour suprême de ne pas accepter de s’en tenir à la formulation des questions, mais plutôt d’examiner de manière plus large tous les fondements juridiques possibles de l’indépendance du Québec. Dans son mémoire, l’amicus a cité un jugement antérieur de la Cour suprême, selon lequel elle  ne pouvait pas être placée dans un renvoi dans une position pire qu’un témoin, qui ne peut être limité à répondre par un oui ou par un non. La Cour a repris cette citation dans son jugement, malgré l’insistance de Me Fortier pour qu’elle s’en tienne à la formulation des questions.


Cette position de la Cour ouvrit la porte à la deuxième victoire de l’amicus curiae, qui fut de convaincre la Cour suprême de créer une obligation de nature constitutionnelle de négocier sur la base d’un résultat positif  à un référendum sur l’indépendance. Nous jugions que la création de cette obligation était nécessaire suite aux déclarations de Pierre Elliot Trudeau et de Jean Chrétien, respectivement premiers ministres du Canada lors des référendums de 1980 et de 1995, à l’effet qu’ils ne respecteraient peut-être pas les résultats de ces consultations populaires. Nous nous sommes appuyés sur la jurisprudence de la Cour suprême depuis le Renvoi sur le rapatriement de la Constitution en 1981, qui avait élaboré les principes structurels de la Constitution, notamment le principe démocratique et le principe fédéral. Nous avons écrit dans notre mémoire que ces principes commandaient la création d’une obligation de «donner suite au référendum». Tout en reprenant le raisonnement que nous lui avions proposé, la Cour a préféré une obligation juridique de négocier de bonne foi, une notion bien connue en droit du travail. Comme en droit du travail, l’obligation de négocier n’est pas une obligation de s’entendre ; elle peut donner lieu à une rupture légale, qu’il s’agisse du droit de grève ou une déclaration unilatérale d’indépendance.


C’est un euphémisme de dire que l’apparition d’une obligation de négocier, malgré la nature en principe consultative d’un référendum en droit canadien, fut un revers pour le gouvernement canadien. Cette mauvaise surprise fut aggravée par la définition particulière que donna la Cour d’une sécession unilatérale dans le Renvoi : une sécession unilatérale inconstitutionnelle était à ses yeux une sécession qui ne respectait pas l’obligation de négocier de bonne foi. Il en résultait implicitement que si le gouvernement fédéral et les autres provinces étaient de mauvaise foi, ou  si les négociations étaient infructueuses, une déclaration unilatérale d’indépendance serait valide en droit canadien. Cette position implicite de la Cour suprême fut rendue explicite par la Cour d’appel dans un jugement de 2006 à l’encontre d’Alliance Québec, qui demandait un recomptage des bulletins du référendum de 1995. Madame la juge Claude Dallaire de la Cour supérieure, dans son jugement du 19 avril 2018 sur la loi 99, a repris ce passage du jugement de 2006 en le qualifiant de «pas banal».


Il existe une filiation entre le renvoi de la Cour suprême de 1998, le jugement de la Cour d’appel de 2006 et le jugement de la Cour supérieure de 2018. À chaque occasion, ces affaires ont été initiées dans un univers mental hostile à la démarche indépendantiste. À chaque occasion, des juges nommés exclusivement par le gouvernement fédéral ont manifesté leur indépendance en rejetant cette hostilité.  Il est paradoxal qu’à une heure où l’idée d’indépendance traverse un creux durable sur le plan politique, jamais sa légitimité ne s’est-elle mieux portée sur le plan juridique, ce dont les tribunaux espagnols, en toute équité, devraient s’inspirer. Nous sommes à mille lieues des intentions initiales de Stéphane Dion.


Il reste quelques points à élucider. La troisième victoire de l’amicus curiae fut de persuader la Cour suprême que l’indépendance du Québec, même unilatérale, pourrait être valide en droit international. Nous avions soutenu d’abord dans notre mémoire que la Cour suprême n’avait pas juridiction sur des questions purement de droit international. Nous avions ajouté que si la Cour s’attribuait cette juridiction, elle n’avait pas une latitude en droit international comparable à celle en droit constitutionnel. Elle devait dire que le droit international avait ses propres critères de légalité indépendants du droit constitutionnel. Nous appuyant sur trois avis d’experts, nous avions soutenu que le principal critère était l’effectivité du nouvel État et, accessoirement, la reconnaissance des autres États. La question de la conformité à la Constitution canadienne ne se posait pas. La Cour suprême ne s’est que partiellement rendue à cet argument. Elle a admis qu’une déclaration unilatérale pouvait être valide suite à la reconnaissance étrangère sans faire un lien avec la légalité constitutionnelle. Il en découle implicitement qu’une déclaration unilatérale peut être valide en droit international même si elle ne l’est pas en droit canadien.  Notre position fut confortée par la suite par l’Avis sur la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo émis par la Cour internationale de Justice en 2010, qui n’a pas non plus soumis la légalité internationale à la légalité constitutionnelle. Cependant, cette discussion ne fut pas reprise par la jurisprudence canadienne. Les arguments fondés sur le droit international furent exclus de l’affaire sur la loi 99 par un jugement préliminaire de la Cour d’appel.


La quatrième victoire de l’«amicus curiae» est peut-être la plus significative. Me Fortier a demandé longuement à la Cour suprême de déclarer que l’indépendance du Québec ne pouvait être légale que si la procédure de modification de la Constitution la plus rigide imposée au Québec en 1982, la règle de l’unanimité du fédéral et des provinces, était respectée. Pour sa part, l’amicus a plaidé qu’il ne pouvait être question, pour sortir du Canada, de soumettre le Québec après un référendum favorable à l’indépendance à une formule d’amendement à laquelle il n’avait pas consenti. La Cour suprême a refusé de préciser la procédure applicable. Elle a peut-être tenu compte du fait que sur ce point, les tensions entre Mme McLellan et M. Dion sont apparues publiquement le premier jour de l’audition du Renvoi, lorsque celle-ci a déclaré que la Loi constitutionnelle de 1982 n’avait pas prévu le cas d’une sécession. Cette déclaration contredisait directement la position du procureur fédéral au même moment devant la Cour suprême, du jamais vu. La ministre de la Justice laissait ainsi entendre que la Constitution pouvait être modifiée par une entente entre Ottawa et Québec, ou sans le Québec après une déclaration unilatérale reconnue par Ottawa. Une telle reconnaissance fédérale étant discrétionnaire, elle n’est pas soumise au contrôle des tribunaux, contrairement à une position avancée par Stéphane Dion lors d’un colloque en 2013 à l’Université de Montréal pour marquer le 15e anniversaire du Renvoi. Encore une fois, cette question n’a pas été reprise par les tribunaux.


En terminant, il reste à élucider la relation entre la loi 99 et la loi fédérale sur la Clarté. Toutes deux ont été adoptées dans la foulée du Renvoi. Nous savons maintenant que la loi 99 est valide. La loi fédérale l’est-elle ? Des doutes à ce sujet ont été formulés dès son adoption par le professeur Henri Brun. Nous soutenons pour notre part que l’évaluation par le Parlement canadien de la clarté de la question et du résultat référendaires qui est prévue par cette loi est elle-même soumise à une exigence légale de bonne foi, qui s’applique aussi aux autres provinces. Le résultat serré de 1995 fut clair puisqu’il ne fut jamais contesté formellement. Toute tentative par les autorités canadiennes de fixer un seuil plus élevé que 50+1 pour déclencher l’obligation de négocier est contraire selon nous à l’obligation de bonne foi, ce qui cautionnerait une déclaration unilatérale valide à la fois en droit canadien et en droit international.  


Il faut être reconnaissants envers MM. Trudeau père, Chrétien et Dion pour avoir contribué malgré eux à ces éclaircissements. Leurs tentatives de négation du projet indépendantiste n’ont fait que le consolider légalement.