Quand j’étais jeune dans les années 1970 et 1980 en banlieue montréalaise, la xénophobie respective des francophones et des anglophones prenait des formes différentes. Chez les francophones, elle s’exprimait souvent à travers le prisme du débat linguistique : les immigrants des anciennes colonies britanniques étaient vus comme des menaces au fait français.
Par contre, l’aile progressiste du mouvement souverainiste s’efforçait de convaincre les communautés minoritaires que leur mouvement n’était pas ethnique, mais plutôt linguistique et accessible à tous. On voulait nous faire croire qu’il suffisait, pour être accepté dans la société majoritaire au Québec, d’apprendre le français et d’accepter la primauté de cette langue dans la vie publique. Je gardais toujours espoir que l’aile progressiste ait raison. Avec l’arrivée de la CAQ, il devient de plus en plus clair que le projet linguistique est en voie d’être remplacé par un projet ethnique, un sort tragique.
Que veut dire le projet linguistique au Québec ? C’est le projet de maintenir le fait français, de contribuer à sa primauté dans une province entourée par l’anglais en Amérique du Nord. C’est un projet qui est, en principe, accessible à tous : tout le monde peut apprendre le français, même si tous ne peuvent pas prétendre être descendants des colons français. La distinction s’exprime bien en nomenclature sociologique : le premier est un attribut acquis, alors que le second est un attribut prescrit. Je ne pourrai jamais devenir un descendant des colons français (attribut prescrit). Cependant, je peux apprendre le français (attribut acquis). Dans une société diversifiée, un mouvement social ou politique basé sur un attribut acquis suscite naturellement plus d’adhésion que celui fondé sur un attribut prescrit.
Afin de miser sur un attribut acquis, les partisans progressistes du projet linguistique, qu’ils soient péquistes ou libéraux, ont encouragé l’immigration provenant de pays francophones. Ces immigrants originaires pour la plupart d’anciennes colonies françaises — tout comme le Québec — étaient perçus comme des alliés naturels du projet linguistique. Or, plusieurs de ces anciennes colonies ne sont pas chrétiennes, bien qu’elles demeurent francophones. On pense ici au Maroc, à l’Algérie, à la Tunisie, au Sénégal, etc.
Avec l’immigration issue de ces pays, le projet linguistique a connu un succès marqué. Pour le reste, la loi 101 a fait en sorte que les enfants d’immigrants, qu’ils soient francophones ou autres, soient intégrés au système d’éducation francophone. Après la crise de conscience provoquée par les paroles notoires de Jacques Parizeau le soir du référendum d’octobre 1995, une certaine paix sociale s’est installée. Finis les débats linguistiques, les anglophones qui sont restés au Québec sont ceux qui acceptent le fait français et les immigrants sont de plus en plus francophones.
Plus suffisant
Quelques années plus tard, on se met à nous dire qu’il n’est plus suffisant de promouvoir le projet linguistique, de parler français et de l’appuyer comme langue normative du Québec. L’attribut acquis doit maintenant être assorti d’un attribut prescrit : il faut que les minorités aient la même apparence que la majorité, même si cela implique de changer une partie essentielle de leurs identités religieuses. Et donc, si la majorité a rejeté le volet religieux de son identité, il faudrait que les minorités fassent la même chose. C’est comme si on venait de se rendre compte que le monde francophone dont on a voulu tirer la plus grande part de notre immigration n’est pas complètement blanc et chrétien. Puisqu’on n’aime pas le résultat, on change les règles du jeu.
C’est dans ce contexte que la CAQ arrive au pouvoir, tirant entre autres parti du fait que certaines régions ayant peu d’interactions avec les immigrants les craignent davantage. En visite en France, M. Legault déclare que le Québec a besoin de plus d’immigrants européens, sans mettre l’accent sur l’immigration francophone. Ce changement de discours est bouleversant. Qu’en est-il du projet linguistique ? Pourquoi un Européen non francophone serait-il davantage le bienvenu qu’un Nord-Africain francophone, sauf si tout à coup nous sommes passés à des critères qui n’ont rien à voir avec la protection de la langue française ?
Les immigrants ciblés
Forte de son élection majoritaire, la CAQ introduit en rafale trois projets de loi qui ciblent les immigrants : le projet de loi annulant les demandes pendantes pour l’immigration, le projet de loi annulant le régime intégral des permis de taxis, et le projet de loi sur la laïcité. Ce sont tous des projets de loi qui ne peuvent qu’être le produit d’une ignorance de la réalité des communautés minoritaires.
On se met ainsi à dos ceux qui contribuaient au fait français au Québec, mettant par le fait même en péril le projet linguistique. L’idéologie ethnique de la CAQ est vouée à l’échec, d’autant plus que l’identité ethnique sur laquelle elle mise est en déclin démographique. Il est indéniable que la proportion « de souche » de la population québécoise diminue. Cependant, le projet linguistique, basé sur un attribut acquis au lieu d’un attribut prescrit, aurait pu assurer le renouvellement du caractère francophone de la société québécoise en ralliant toute la société autour de cette question. Or, les récents projets de loi de la CAQ et la déconfiture inévitable de l’idéologie ethnique qu’ils incarnent risquent plutôt d’entraîner la disparition, ou à tout le moins l’affaiblissement du projet linguistique. C’est la tragédie linguistique. Si cette issue est malheureuse, personne ne pourra prétendre être pris par surprise.