L'interprète de la Charte

Le juge Antonio Lamer a passé une vingtaine d'années à bâtir la jurisprudence

17 avril 1982 - la Loi sur le Canada (rapatriement)



Antonio Lamer n'a pas les allures d'une star, mais pendant 20 ans il a été à l'avant-scène de la profession juridique canadienne. Nommé en 1980 à la Cour suprême du Canada dont il deviendra juge en chef en juillet 1990, il aura passé la quasi-totalité de ces années à interpréter la Charte canadienne des droits et libertés, à lui donner son sens et à bâtir une jurisprudence qui continue et continuera longtemps à influencer la lecture de ce document fondamental. L'homme est indissociable du passage de la Charte à la vie adulte.

Peu de gens ont autant que lui soupesé les ramifications de ce texte constitutionnel. Une charte, ça voulait dire un bouleversement de l'univers juridique canadien, un changement de la culture politique. Un branle-bas aussi dans sa vie. Il prendra l'affaire très au sérieux, s'interrogeant des nuits entières sur un article ou un autre. Sa santé s'en est lourdement ressentie, mais on ne sent pas de regrets dans sa voix.
La Charte, il y croit. Et il estime qu'elle a eu des conséquences positives. Elle a d'abord amené les Canadiens à développer une «culture des droits de la personne», ce qui rejoint son esprit libertaire. «Je crois que les Canadiens aujourd'hui pensent davantage aux droits de la personne qu'avant.» La Charte est venue aussi encadrer l'exercice des devoirs de l'État.
«Les hommes ont délégué à un certain nombre de personnes, non pas des droits, mais le pouvoir de voir à ce que les droits de chacun soient respectés. L'État n'a pas de droits; l'État n'a que des obligations vis-à-vis des individus et de la collectivité. La collectivité, ce n'est pas l'État mais la somme des individus. [...] L'État a une arme, la loi, qu'on lui donne pour me protéger et vous protéger. Ce n'est pas son droit, c'est son devoir. C'est mon droit par contre d'être protégé.»
Révolution en vue
À son arrivée à la cour en 1980, Antonio Lamer est plongé au coeur du débat constitutionnel. Alors que tout le monde n'en a que pour l'enjeu politique du rapatriement unilatéral, sur lequel le plus haut tribunal du pays doit se prononcer à la demande du gouvernement fédéral, lui s'interroge déjà sur la Charte. Il s'en confie à son collègue Jean Betz, avec qui il travaille étroitement. «Je lui ai dit: "Jean, personne ne parle de la Charte. On se demande s'il faut rapatrier ou pas la Constitution. Si on peut inclure une Charte avant de rapatrier ou inclure une formule d'amendement. [...] Mais la Charte, c'est un intrus: c'est tellement étranger au système de droit que nous avons, c'est tellement différent de notre système que ça va bouleverser le firmament juridique du Canada."»
Avant la Charte, rappelle-t-il, les juges interprétaient la loi qui était devant eux. «Ils ne la jugeaient pas. Quand elle était claire, ils l'appliquaient. Ils pouvaient l'interpréter seulement si elle donnait ouverture à interprétation. [...] Un juge devait donner le plus d'effet possible à ce que les législateurs avaient voulu faire parce que ce sont eux qui représentent le peuple.»
La Charte, elle, va plutôt établir, d'une part, les limites imposées aux législateurs et, d'autre part, les garanties données aux individus face à l'État, explique-t-il. Le test juridique n'est plus le même. «En d'autres mots, le juge était appelé à juger la loi, ce qui était impensable auparavant.» Il constate alors que les juristes anglophones qui ont fait une partie de leur formation aux États-Unis sont mieux armés que les civilistes québécois pour faire face à cette situation. «La Constitution américaine est une charte et ils la connaissaient. Ils lisaient la jurisprudence américaine davantage peut-être que les civilistes du Québec. [...] Les professeurs du Québec avaient de la difficulté à enseigner la Charte. Ils étaient comme moi, ils essayaient de comprendre ce qu'elle représentait.»
Tourments de défricheur
Et il y avait le texte de la Charte elle-même. «C'est un document qui n'a pas d'articles de définition.» Tout était à faire et le défi était énorme. Lamer passe des nuits à réfléchir en arpentant sa résidence. Le juge en chef de l'époque, Brian Dickson, et lui échangent inlassablement sur les enjeux à venir. Les deux hommes savent que la cour entre alors dans une phase historique et qu'il lui revient de donner à la Charte tout son sens. «Je me rendais chez lui et on discutait et on discutait! C'est épuisant, ça. C'est pour ça que je dis que j'y ai laissé ma santé», avoue-t-il, le souffle un peu court à cause des problèmes cardiovasculaires qui lui ont encore donné des sueurs froides cet hiver.
«Au début, j'ai passé des nuits entières à me promener de long en large en me posant des questions. Doit-on tenir compte du préambule de la Charte quand on interprète les droits garantis par la Charte? Quelle est la distinction entre -- dans le texte anglais -- "freedom, freedom of the press", qu'on a traduit par liberté de la presse, et la liberté inscrite à l'article 7, qu'on appelle "liberty" en anglais?» Il en a été ainsi pendant des mois. «Il fallait tout définir. J'ai changé de bibliothèque. J'ai mis de côté tous les Dominion Law Reports et j'ai commencé à regarder la jurisprudence américaine.»
«Et quand vous regardez le préambule, on y parle d'un pays fondé sur la suprématie de Dieu et la règle de droit. [...] Quand on arrive à la liberté de religion, est-ce que cela veut dire qu'on a le droit ou non d'être athée?» À l'époque, il ne peut s'empêcher d'interpeller Pierre Elliott Trudeau, qu'il connaît depuis longtemps et qu'il croise dans un cocktail à Montréal. «Cou'donc, tu as enchâssé Dieu.» La boutade fait sourire, mais où cet énoncé mène-t-il? «Quelle est la relation entre cette suprématie de Dieu et la liberté de religion? Est-ce qu'on a le droit d'avoir une religion sans Dieu? S'il y a séparation entre l'Église et l'État -- l'Église n'est pas Dieu -- est-ce qu'il y a séparation entre Dieu et l'État? Toutes ces questions m'ont rongé. Et il y en avait beaucoup d'autres. Je pourrais continuer jusqu'à ce que vous ayez les cheveux blancs. Les miens ont blanchi en deux ans.»
Accusé, levez-vous
Le public retient surtout les grandes causes à connotation sociale, comme celles sur l'avortement, l'euthanasie, le mariage gai, mais ce sont celles visant le droit criminel et le droit pénal qui ont atterri les premières devant la cour. D'abord parce que l'article 15 sur l'égalité n'est entré en vigueur qu'en 1985. Mais aussi parce que le droit criminel et pénal met en jeu la liberté même de l'individu.
«Ce sont des causes de droit criminel, c'est vrai, qui les premières ont fait appel à la Charte. C'est parce que le droit criminel est celui qui affecte le plus rapidement, le plus directement, le plus clairement la liberté. Et parce que le droit criminel est par sa nature invasif: il affecte plusieurs droits garantis par la Charte.»
Dans le milieu juridique, Antonio Lamer est étroitement associé à l'évolution du droit criminel. On estime que sa cour en a fait un droit plus moderne, transparent, exigeant pour les policiers et respectueux des accusés. De grands pans ont été revus: les procédures de saisie et de perquisition, les délais judiciaires, les preuves admissibles et ainsi de suite.
Au point que l'impression qui s'imposera au début est que la cour ne s'occupe que des droits des criminels et néglige ceux des victimes. Mais le sort de ces dernières ne relève pas vraiment de la Charte, explique l'ancien juge. «La Charte est là pour protéger tout le monde contre les abus de l'État. L'État peut commettre des abus vis-à-vis des accusés et des victimes, mais l'État ne poursuit pas les victimes. [...] Et les accusés ont des droits depuis des temps immémoriaux. On est une société qui se veut ainsi.»
Pointe de controverse
Antonio Lamer cache mal son agacement à l'égard d'autres critiques adressées à la Charte ou à la Cour suprême. Activisme, ingérence, jugements de valeur trouvent tous une réponse, souvent marquée du sceau de son devoir de réserve.
À ceux qui affirment que la Charte a permis l'ingérence des juges dans les affaires de l'État, il réplique sans hésiter: «Les juges n'interviennent que s'ils y sont invités.» Et dans certains cas, le recours est automatique. Il met aussi les choses en perspective. Très peu de lois ont été déclarées inconstitutionnelles. «S'il y en a 25, estime-t-il, c'est beau, et souvent ce n'est qu'un article qui a été touché, pas toute la loi.»
Dire que la cour se prête à des jugements de valeur lorsqu'elle tranche des causes comme celles sur l'avortement ou le mariage gai ne l'ébranle pas. «Le droit est vaste, il réglemente la société. Mais il y a aussi une dimension de valeurs. Le droit criminel, par exemple, est censé refléter nos valeurs en faisant un crime d'y contrevenir. Faire du viol un crime, par exemple, reflète le respect qu'on a pour certaines valeurs. Même chose avec le vol. En faire un crime reflète notre respect de la propriété privée. Et le meurtre? En faire un crime démontre notre respect de la vie humaine. Les valeurs sont là depuis toujours. Les valeurs sont le point de départ du droit criminel.»
Il se montre prudent quand vient le temps d'aborder l'attitude des politiciens qui aiment bien se délester de dossiers difficiles sur les épaules des juges. Antonio Lamer ne nie pas que des politiciens agissent de la sorte. «J'ai eu cette impression quand j'étais à la cour. Il y avait certains problèmes qui auraient dû vraiment faire l'objet d'un débat et d'une solution parlementaire, législative, et cela n'a pas été le cas.» Mais là s'arrête son commentaire. Pas question de donner d'exemples.
À l'été 1999, Antonio Lamer a annoncé à 66 ans, bien avant l'échéance, qu'il prendrait sa retraite le 6 janvier 2000. «Rendu à l'an 2000, j'en avais jusque-là, dit-il en passant sa main bien au-dessus de sa tête. J'avais perdu le feu sacré.» Et d'ajouter avec un réel soulagement: «Je suis tellement content de ne pas être là maintenant.»
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Collaboratrice du Devoir


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