Il y a des gens qui ne doutent de rien. Tel monsieur Ugo Palheta qui dans BastaMag vient de publier une tribune[1] où il soulève une énorme pierre pour se la laisser retomber sur les pieds, comme on disait dans le temps. Cette pierre, c’est la question de l’internationalisme. N’étant pas podologue, et ayant d’autres chats à fouetter, j’aurai laissé passer ce papier si on ne m’avait prévenu que j’y étais cité, en bonne compagnie d’ailleurs, car avec Aurélien Bernier et Jean Claude Michéa. De quel crime nous serions donc rendus coupables tous les trois ? Du pire, bien sur, de celui de « nationalisme ». Pour ceux qui auraient du mal à le croire, voici donc une citation de ce dit papier : « L’auteur (i.e. Thierry Blin) se contente en effet de mobiliser une rhétorique nationaliste qui, d’Aurélien Bernier à Jacques Sapir en passant par Jean-Claude Michéa, accompagne, à la gauche du champ politique, la croissance électorale du Front national et, non seulement légitime certaines de ses thèses, mais entérine aussi ses prétentions à incarner la révolte populaire face aux politiques d’austérité, menées aussi bien par l’UMP que par le PS ». Rhétorique nationaliste, rien que ça ! On notera, de plus, la reductio ad lepenum implicite, qui semble être l’ultime argument des esprits faibles en ces temps décomposés. Mais, là n’est pas l’essentiel. Ce qui est en cause, ce serait donc l’internationalisme (dont on peut noter qu’il n’est pas affublé de « prolétarien », une incroyable faute de goût). Un peu plus loin l’auteur écrit aussi : « Peut-on prétendre sauver la gauche radicale en réhabilitant les frontières, en confondant souveraineté populaire et souveraineté nationale et en lui inoculant ainsi le pire des poisons, celui du nationalisme, fût-il de « gauche » ? ». Ainsi donc, réhabiliter les frontières ce serait inoculer le « pire des poisons » ? Il est vrai que, comme le disait le sapeur Camenbert, quand les bornes sont franchies il n’y a plus de limites…
Halte là, monsieur Palheta. Je ne sais quelles sont vos « compétences » en science de l’éducation, mais sur ce point vous tombez bien mal. Car, à vous lire, je vois que votre science en ce qui concerne l’internationalisme est bien courte.
Lénine et les frontières
Commençons par le commencement, par exemple avec la Russie des Soviets du temps de Lénine, quelqu’un dont je ne pense pas que vous le qualifieriez de « nationaliste ». Pourtant, ce même Lénine mena une bataille politique épuisante dans sa dernière année pour obtenir de ses camarades qu’ils maintiennent le « monopole du commerce extérieur », autrement dit une forme extrême de protectionnisme, et entre autres choses des frontières, ce que vous semblez abhorrer. Et, pour dire qu’il serait bon, en France, d’introduire un certain protectionnisme, bien plus modéré[2] que ce que réclamait Lénine (à juste titre, d’ailleurs), Aurélien Bernier et moi-même serions d’affreux nationalistes ? Bien sur, j’entends déjà votre réponse : la Russie de l’époque était un « Etat ouvrier », certes avec le « dégénéré » d’usage…Sauf, que cet argument ne tient pas. D’une part car, même si c’était vrai, il vous faudrait montrer en quoi le fait d’être un « Etat ouvrier dégénéré » implique dans les relations d’Etat à Etat une nature réellement différente. D’autre part, le fait que l’URSS ait été un « Etat ouvrier dégénéré » est une vieille lune du Trotskisme, qui a été largement réfutée. Je ne vais pas refaire un cours sur la nature de l’URSS[3], mais je vous signale que nombreux furent les scientifiques et historiens pour considérer que l’économie soviétique était toujours capitaliste[4]. Je vous renverrai donc aux références de base sur ce point[5]. D’où une première question : pourquoi ce qui était licite à Lénine ne le serait-il plus aujourd’hui ? A moins que vous ne considériez Lénine, lui aussi, comme un affreux nationaliste…Cela risque néanmoins de faire jaser dans les chaumières que vous fréquentez…
Souveraineté et démocratie
Prenons ensuite les luttes de libération nationale. Un critère d’internationalisme a été justement la solidarité que l’on a pu manifester avec ces luttes, en particulier celles des peuples colonisés. Mais, ces luttes étaient des combats visant à retrouver une souveraineté nationale, et par là une capacité à décider de leur avenir, en bien ou en mal. D’où une deuxième question : en quoi une lutte pour la souveraineté est elle « juste » dans certains cas, et deviendrait une manifestation de « nationalisme » dans d’autres ? Je sais déjà ce que vous allez me répondre : on ne met pas sur le même plan un pays dominé et un pays dominant. Sauf qu’à ce titre, à part les Etats-Unis, la Chine et peut-être l’Allemagne, il n’y a plus beaucoup de pays « dominants ». En fait, je comprends bien le mécanisme de votre pensée. C’est la théorie de la succession des modes de production et des systèmes politiques : grosso-modo on passerait, suivant cette théorie, de l’esclavagisme au féodalisme, du féodalisme au capitalisme, et du capitalisme au communisme. Comme le stade du capitalisme est nécessaire avant le communisme, cela justifie que des pays, restés au stade « semi-féodal », fassent leur « révolution bourgeoise ». Ces pays peuvent donc se permettre ce que l’on refuse aux « métropoles impérialistes ». Vous voyez, moi aussi je connais les classiques… Sauf que, de cette théorie, il ne reste aujourd’hui plus que de savoureuses blagues ex-soviétiques[6]. En fait, nous sommes confrontés à une multiplicité de type et de familles de capitalismes, certains d’entre eux pouvant avoir des conséquences positives, et d’autres des conséquences extrêmement négatives. Seule, la préservation de la souveraineté nationale offre une garantie (mais non une certitude) de la capacité d’opter pour les formes positives. Cela provient du lien essentiel qui existe entre souveraineté, et frontières, et démocratie. Pour que la démocratie puisse exister il faut qu’un corps politique soit défini. C’est vrai tant au niveau local qu’au niveau national. Pour qu’une organisation soit démocratique, il faut qu’il y ait une séparation entre ces membres et les non-membres. Pour qu’un Etat connaisse la démocratie, une condition nécessaire est que son peuple, défini par des frontières, puisse souverainement s’exprimer. L’alternative, c’est la définition du corps politique par l’ethnie, la couleur de peau, voire le système de croyance ou de religion. C’est à cela, à ces régressions là de l’etho-nationalisme ou de la théocratie, que vous voulez nous renvoyer avec votre refus des frontières. Certes, on a connu des Etats souverains qui n’étaient pas démocratiques. J’en conviens pleinement. Mais jamais on a connu un Etat non-souverain qui soit démocratique. Derrière votre refus, monsieur Palheta, de la notion de souveraineté et de celle de frontières, se cache (mal) votre refus de la démocratie. Car, sans frontières, point de démocratie ; c’est ce que nous vivons aujourd’hui en France.
La « nature humaine » est une construction sociale.
Mais enfin pourriez vous arguer, tous les hommes sont frères. Pourquoi séparer ce qui devrait être uni ? Alors, oui, tous les hommes sont similaires, du moins tant que l’on en reste à des caractéristiques physiologiques. Oui, la notion de « race » n’a pas de sens scientifique à propos des humains, au sens de l’Homo sapiens sapiens. Oui, les hommes ont les mêmes besoins de base (tout comme les animaux, d’ailleurs). Mais, l’humanité s’est constituée en communautés politiques dès son existence, et sans doute avant même que d’émerger. C’est du politique que se sont construits les formes d’organisations qui ont permis aux sociétés d’exister. L’homme, fondamentalement, est un animal politique, un animal qui se serait socialisé au contact de ses semblables. Ajoutons qu’il n’est pas le seul[7]. Le « vivre-ensemble » est donc antérieur à la construction de l’ethnie. L’ethnie est en réalité une construction sociale[8] et non une réalité biologique. C’est ce que montre bien Maurice Godelier, dans son étude sur les Baruya[9]. Il insiste sur l’origine historique des clans et des ethnies. La définition ethnique n’est pas la solution au « vivre-ensemble » :« L’ethnie constitue un cadre général d’organisation de la société, le domaine des principes, mais la mise en acte de ces principes se fait dans une forme sociale qu’on reproduit et qui vous reproduit, qui est la forme tribale »[10]. Les hommes ont donc toujours produit des sociétés pour exister. L’état de nature est un mythe et l’idée d’égalité est une construction sociale et non un fait de nature. Ces sociétés sont toutes différentes, et certaines peuvent être considérées comme supérieures à d’autres sur la base de critères comme la capacité à librement décider des institutions qui gouvernent ces sociétés, l’absence de ségrégation à l’intérieur de ces sociétés, et la distinction entre vie privée et vie publique. Reconnaître cela, c’est aussi porter un regard sans concession sur des pratiques comme l’imposition de vêtements spécifiques aux femmes ou l’excision. Cela implique de penser non pas un relativisme civilisationnel mais à travers des catégories sociales et politiques, comme celle de l’ordre démocratique. C’est cela le véritable internationalisme, et non pas le discours gnangnan du « nous sommes tous frères » où l’on décèle des relents de pensée chrétienne bien plus que de matérialisme historique et dialectique.
Qu’est-ce que l’internationalisme ?
L’internationalisme est une nécessité, et c’est bien le seul point que je partage avec vous. Mais il s’agit d’inter-nationalisme et non d’un a-nationalisme. L’internationalisme pour exister a besoin de Nations. Et l’on sait que la « question nationale » fut un point aveugle du marxisme. L’internationalisme doit nous permettre de penser la contradiction irréductible entre l’existence de classes sociales, qui est un fait général, et le fait que les institutions qui organisent les relations entre ces classes sont le produit d’une trajectoire et d’une histoire nationale ; entre l’existence de problèmes transcendants les Nations (comme les problèmes économiques ou écologiques) et le fait que les solutions ne pourront se mettre en œuvre que dans le cadre des Nations et dans leur concertation. Les Nations doivent être souveraines, ou plus précisément doivent être le cadre dans lequel s’exprime la souveraineté du peuple, ce dernier étant défini par l’existence de la Nation. Voilà pourquoi Jaurès avait eu cette phrase : « un peu d’internationalisme éloigne de la Nation. Beaucoup en rapproche ». C’est cela que la « gauche de la gauche » doit impérativement retrouver. Régis Debray le dit bien mieux que moi dans l’interview qu’il donna à France-Culture le 29 mai 2014[11] : « La gauche me navre je dois avouer, elle était mariée avec l’Histoire et avec les idées, elle aujourd’hui est mariée avec Voici et avec la com’, mariée même pacsée au sens conjugal du mot souvent. Alors il faudrait peut-être incriminer le mode de recrutement, le mode de vie, le mode de formation, je ne sais pas mais il est certain qu’elle a perdu ses fondamentaux. Les fondamentaux, tant de la droite que de la gauche, ont été perdus, en sorte qu’on a laissé la Nation, idée de gauche, aux nationalistes et on a laissé le Peuple, idée motrice, aux démagogues. Le Peuple aux deux sens du mot, le peuple comme singularité collective, c’est-à-dire une nation, et le peuple comme classe, en gros exploitée ou déshéritée puisque dès qu’on parle du peuple, on est un populiste. Voilà ! La nature et l’Histoire, les sociétés ont horreur du vide… ».
Retenez bien ces mots : les sociétés ont horreur du vide. C’est cela qu’il faut méditer et non traiter les uns et les autres de « nationaliste ».
[1] Palheta U., « Le nationalisme, antidote ou poison pour la gauche radicale ? », in BastaMag, le 16 juillet 2014, http://www.bastamag.net/Le-nationalisme-antidote-ou-poison
[3] Sapir J., L’économie mobilisée, Paris, la découverte, coll. Agalma, 1990 ; Idem, “Le débat sur la nature de l’URSS: lecture rétrospective d’un débat qui ne fut pas sans conséquences”, in R. Motamed-Nejad, (ed.), URSS et Russie – Rupture historique et continuité économique , PUF, Paris, 1997, pp. 81-115 ; Idem, “Le capitalisme au regard de l’autre”, in B. Chavance, E. Magnin, R. Motamed-Nejad et J. Sapir, (edits.), Capitalisme et Socialisme en Perspective, La Découverte, Paris, 1999, pp. 185-216 ; Idem, ) L’économie mobilisée. Essai sur les économies de type soviétique, La Découverte, Paris, janvier 1990 ; Idem, Fluctuations et cycles économiques en URSS, 1941-1982, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 1989.
[4] Par exemple D.K. Rowney, Transition to technocracy – The structural origins of the Soviet Administrative State, Cornell University Press, Ithaca et Londres, 1989, V. Andrle, Managerial Power in the Soviet Union, Saxon House, Londres, 1976 ou D. Atkinson, The end of the Russian land commune, Stanford University Press, Stanford, Ca., 1983, ou encore T. Shanin, The Akward Class. Political Sociology of Peasantry in a developping society : Russia 1910-1925, Oxford University Press, Oxford, 1972.
[5] Et en particulier les travaux de Bernard Chavance, qui a écrit avec Le Capital Socialiste un livre fondamental et de Charles Bettelheim, dont le 3ème tomme des Luttes de Classes en URSS contient des réflexions stimulantes.
[6] « Quel était le mot d’ordre des Romains révolutionnaires ? Vive le féodalisme, avenir radieux de l’humanité… ».
[8] Isajiw W.W., « Definition of Ethnicity » in Goldstein J.E. et R. Bienvenue (edit.), Ethicity and Ethnic relations in Canada, Butterworths, Toronto, 1980, pp. 1-11.
[9] Godelier M., « Ethnie-tribu-nation chez les Baruya de Nouvelle-Guinée», in Journal de la Société des océanistes, N°81, Tome 41, 1985. pp. 159-168. Idem, La production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982.
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