L’indignation linguistique ? Ce serait un bon début !

Forum mondial de la langue française du 2 au 6 juillet 2012 à Québec



Abdou Diouf, le Secrétaire-général de la Francophonie, nous appelle à être des “indignés linguistiques”. Il l’a déclaré, ce lundi, lors de l’ouverture du Forum Francophone.
À côté de lui, il y avait un “non indigné” de la langue, notre chef à tous, Jean Charest. Il y a bientôt un an, en septembre 2011, il recevait une étude affirmant que le français ne sera bientôt plus la première langue de la majorité sur l’île de Montréal, le lieu où se joue notre avenir linguistique. Il ne s’en est nullement indigné.
Je profite du fait qu’il soit possible que le secrétaire-général Diouf trouve, dans sa revue de presse quotidienne, des articles comme celui-ci pour vous reproposer le billet que j’avais commis à l’époque et qui explique pourquoi il est important, non seulement de s’indigner, mais d’agir. S’il le lit, M. Diouf pourrait tenter ce que tous ont échoué à faire avant lui: expliquer à Jean Charest que l’inaction n’est jamais le meilleur remède au déclin. L’indignation serait, en effet, un bon début.
Le français au Québec: En route pour l’imprudence

Le premier ministre Jean Charest a parfaitement raison.
Il faut “contextualiser”, a-t-il dit, l’étude publiée le 9 septembre dernier et qui rappelle que le français n’est déjà plus la langue maternelle de la majorité des habitants de l’île de Montréal et ne sera plus la langue parlée à la maison par la majorité d’ici 20 ans.
L’étude met déjà, un peu, ces chiffres en contexte en signalant le déclin significatif du français parlé à la maison dans les banlieues de Montréal.
J’affectionne pour ma part une image pour illustrer la situation:

On peut penser à un canot (l’île de Montréal) avançant sur une rivière qui débouche sur une énorme chute (l’anglicisation).
Dans les années 60, lorsque 85% des jeunes immigrants choisissaient d’être éduqués en anglais, le canot avançait à, disons, 50 noeuds. Les pagayeurs s’empressèrent de freiner cette course folle, notamment grâce à la loi 101.
Ainsi, en 2011, le canot n’avance plus qu’à 25 noeuds. Extraordinaire succès, applaudissent, de la rive, les optimistes.


En réalité, les pagayeurs réussiraient à ralentir jusqu’à 1 nœud qu’ils ne pourraient échapper à la chute. La seule vitesse du succès est 0, à défaut d’avoir la capacité de faire demi-tour.

Deux arguments sont avancés pour atténuer la portée des mauvaises nouvelles.
Ce n’est pas grave: on gagne au jeu des transferts linguistiques!
“On gagne!”, disent-ils, brandissant le chiffre de 51%. Il concerne les “transferts linguistiques” – soit la décision prise par un Québécois allophone de passer, à la maison, de sa langue d’origine (l’espagnol, l’arabe) au français ou à l’anglais. Pour la première fois, en 2006, ces transferts se sont fait majoritairement vers le français. Oui, une majorité très très claire de 51%!
Évidemment, si vous avez un bain d’eau chaude à 90 degrés et que l’eau qui arrive de votre robinet est de 51 degrés… Vous comprenez.
Il est vrai que ce 51% inclut les immigrants arrivés il y a longtemps — qui passent massivement à l’anglais — et ceux qui sont arrivés plus récemment — et qui passent massivement au français. On peut donc escompter que la majorité pour le français sera de plus en plus claire avec le temps. Mais le bain aura le temps de tiédir considérablement dans l’intervalle.
Le problème? Si les transferts linguistiques sont un référendum sur le français et l’anglais, on doit à la vérité d’indiquer que le taux de participation est exécrable. Seulement 38% des allophones font ce transfert. Donc, 62% gardent leur langue d’origine à la maison. C’est énorme.
Ce n’est pas grave: ils parlent français !
Un jour talonné par ma maintenant collègue blogueuse Manon Cornellier sur les taux d’assimilation des francophones hors-Québec, le premier ministre Jean Chrétien avait trouvé une bonne réponse:
«Il y a des gens qui abandonnent comme il y en a qui l’apprennent. Il y a des pertes et des gains. » Il y a, ajoute-t-il, « de nouveaux adeptes qui entrent ».
Donc, le fait que des anglophones aient appris le français comme langue seconde en Alberta ou en Ontario compense pour la chute du nombre de gens qui parlent le français à la maison. Des pertes et des gains. C’est la même chose.
C’est la contextualisation qu’on nous sert aujourd’hui. Le français sera minoritaire sur l’île et est en baisse en banlieue, mais ça ne fait rien car ceux qui parlent une autre langue à la maison ont le français comme langue seconde.
Mon amie Françoise David a même indiqué que, puisque tant d’allophones parlent le français à la ville, on ne pourrait s’inquiéter que si la proportion de Montréalais parlant français au petit-déjeuner avec leurs enfants chutait à… 20%. Donc, pas question de sonner l’alarme avant que 80% des habitant de l’île ne parlent une autre langue en tartinant leurs roties. Et encore, ce n’est pas certain.
Françoise a été chaudement applaudie par deux signatures de La Presse, André Pratte, éditorialiste en chef, et Alain Dubuc, ex-éditorialiste en chef. C’est fâcheux, car le débat linguistique québécois des 60 dernières années nous a offert une constante: la page éditoriale de La Presse s’est systématiquement opposée à toutes les mesures proposées pour assurer le renforcement du français, estimant à chaque fois que ces mesures étaient excessives et que tout n’allait pas si mal après tout.
Son refrain est désormais bien connu: « tout ce qui a été fait jusqu’à maintenant était justifié, mais cette fois-ci, c’est trop. » Or une lecture rétrospective de ce courant d’opinion révèle que ce qui est aujourd’hui accepté comme juste et raisonnable était considéré exagéré lorsqu’il fut introduit.

Pourquoi c’est grave !

Mais pourquoi, cette fois-ci, Françoise, André et Alain ont-ils tort ? Il est vrai que le français langue seconde est plus que jamais enchâssé dans la vie des allophones québécois. Le bilinguisme — non — le trilinguisme y est la norme. Mais il existe une différence de nature entre être un francophone, donc être membre d’une communauté linguistique minoritaire, et connaître le français.
La première résultante d’une minorisation des francophones sur l’île est : l’affaiblissement de la volonté de défense du français.
En effet, tous les sondages, récents comme anciens, révèlent des différences notables entre l’intensité avec laquelle les francophones, les allophones et les anglophones appuient (ou rejettent dans le dernier cas) les efforts du Québec pour protéger et promouvoir le français. La règle est relativement stable : lorsque 80% des francophones sont favorables à une mesure (la prédominance du français dans l’affichage commercial, par exemple), les allophones y sont moitié moins favorables, à environ 40%, alors que, chez les anglophones, il faut diviser par quatre, six ou par huit, selon les questions. Au total, si le nombre de francophones baisse et que le contingent allophone augmente, la société québécoise sera globalement moins convaincue de la nécessité de protéger le français.
Chez un peuple sur la défensive, dont les gestes de préservation de sa langue subissent un procès permanent, la volonté de « tenir » est une denrée précieuse. Les francophones, c’est normal, ne sont jamais eux-mêmes unanimes. Leur volontarisme linguistique est d’ailleurs une entorse à leur comportement général fondé sur un admirable « vivre et laisser vivre » qui motive leur ouverture générale au changement, leur permissivité face à leurs adolescents et leur tolérance marquée (nettement plus qu’au Canada anglais) des choix individuels, notamment homosexuels.
C’est pourquoi ils ont tendance à oublier, entre deux crises linguistiques, les motifs qui ont justifié leurs exigences en matière de langue. C’est ainsi que, régulièrement, une majorité de francophones se prononce en faveur du libre choix à l’enseignement anglophone pour tous, alors que les dispositions balisant ce choix sont essentielles à leur survie linguistique.
L’augmentation du contingent allophone est donc le précurseur d’une baisse de volonté politique de défense du français. Lorsqu’on parle italien chez soi, et aussi bien français et anglais à la ville, pourquoi s’opposer à l’idée que Montréal devienne officiellement bilingue ? Que le libre choix soit étendu à tous à l’école ? Qu’on soit servi en français ou en anglais dans un grand magasin ? On peut penser, vivant au Québec, que cela devrait être autrement. Mais il est difficile de demander à ces concitoyens de se mobiliser durablement pour défendre… une de leurs langues secondes.
Je vous offre une autre image:

une communauté linguistique est une forêt. Ses membres qui ont le français comme langue d’usage — à la maison, avec les enfants — en sont les racines. C’est du solide. Ceux qui ont le français comme langue seconde sont les feuilles. C’est magnifique.
Mais le jour où viendra la tempête…. Vous comprenez.

Ce n’est pas grave: il n’y a pas d’anglicisation!
On nous rétorque que tout cela a peu d’importance car, si la proportion de francophones chute effectivement et que la proportion d’allophones augmente, la proportion d’anglophones, elle, a également tendance à baisser. Il n’y a donc pas d’anglicisation.
En fait, c’est encore plus intéressant. Montréal est une machine qui importe des immigrants dont près de la moitié n’ont aucune connaissance du français au point d’entrée, en anglicise un bon nombre, puis les exporte sur le reste du continent. C’est cette exportation qui nous sauve. Sans elle, l’anglicisation serait galopante.
L’étude de Marc Termotte est claire. La capacité d’attraction du français — l’indice de vitalité — est de 1,09 à Montréal. L’indice de vitalité de l’anglais est bien meilleure: 1,43.

À mesure que, sur l’île de Montréal, puis en banlieue, on remplacera les arbres à racines par des arbres à feuilles, à mesure que la volonté collective de défense du français s’étiolera, trouvera-t-on un moment de grand vent ? Arrivera-t-on à un point de bascule ? Si oui, la descente vers l’anglicisation pourra s’accélérer et ne trouver devant elle que bien peu de résistance.
Une autre image, pour finir:

le Québec francophone du XXIe siècle est semblable au coyote du dessin animé. Courant vers sa proie, il a sans le savoir quitté la terre ferme, est passé de la falaise au précipice. Il est, un moment, suspendu dans les airs, dans l’instant où la gravité n’a pas encore réclamé son dû.

Il y a ceux qui espèrent que la gravité, dans ce cas, sera éternellement inopérante.
Cela semble être le cas de Jean Charest.

Squared

Jean-François Lisée297 articles

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Ministre des relations internationales, de la francophonie et du commerce extérieur.

Il fut pendant 5 ans conseiller des premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et un des architectes de la stratégie référendaire qui mena le Québec à moins de 1% de la souveraineté en 1995. Il a écrit plusieurs livres sur la politique québécoise, dont Le Tricheur, sur Robert Bourassa et Dans l’œil de l’aigle, sur la politique américaine face au mouvement indépendantiste, qui lui valut la plus haute distinction littéraire canadienne. En 2000, il publiait Sortie de secours – comment échapper au déclin du Québec qui provoqua un important débat sur la situation et l’avenir politique du Québec. Pendant près de 20 ans il fut journaliste, correspondant à Paris et à Washington pour des médias québécois et français.





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