Le 9 novembre 1970, Charles de Gaulle rendait l’âme subitement à sa résidence de Colombey-les-Deux-Églises, en France. Cinquante ans plus tard, sa présence dans la mémoire des Français est plus vivante que jamais. Et au Québec, il n’a pas non plus été oublié. Voici pourquoi.
Un souffle de confiance et de liberté
Cinquante ans après sa mort, l’ancien président français demeure très présent dans la mémoire collective, en France, au Québec et ailleurs. Pourquoi ? En raison de sa volonté de faire bouger les choses et de sa défense des libertés des peuples, disent des experts.
Claude Morin se souviendra toujours de cette journée du lundi 24 juillet 1967. Il était à bord de l’une des voitures du cortège amenant Charles de Gaulle de Québec à Montréal, sur le chemin du Roy.
Triomphant, de Gaulle arrive devant l’hôtel de ville de Montréal, où l’attend le maire Jean Drapeau sous un déluge d’acclamations et de cris enthousiastes.
Quelques minutes plus tard, depuis le balcon de l’hôtel de ville, le président français lance son désormais célèbre « Vive le Québec libre ! », semant le délire chez les quelque 15 000 personnes massées à ses pieds… et la consternation chez les défenseurs du fédéralisme canadien.
« Je me trouvais tout juste à côté d’un haut fonctionnaire fédéral qui, ébranlé, n’en revenait pas de ce qu’il venait d’entendre, relate M. Morin, alors sous-ministre des Affaires intergouvernementales du gouvernement du Québec. Quant à moi, la déclaration de de Gaulle me ravit et une avalanche de pensées rapides surgit dans ma tête sur les conséquences qu’elle entraînerait sûrement. »
Une de ces conséquences était que le président venait de situer, littéralement, le Québec sur la carte du monde.
« En s’exprimant comme il l’avait fait, de Gaulle fit connaître le Québec, ou du moins son existence, au monde entier et même dans des pays qui ignoraient pratiquement tout des Québécois et de leur situation particulière en Amérique du Nord. »
- Claude Morin
La preuve en est que dans les semaines subséquentes, les visiteurs étrangers en voyage à Québec lui posèrent davantage de questions sur le Québec, ses habitants, leur culture, leurs aspirations.
En somme, de Gaulle a braqué les projecteurs sur un peuple méconnu et aspirant à plus d’autonomie. Ce ne serait ni la première ni la dernière fois. Ce qu’il a fait au Québec, il l’a fait ailleurs dans le monde.
Liberté des peuples
« De Gaulle est un champion de la liberté des peuples, dit l’historien Éric Bédard, qui signe un chapitre dans un nouvel ouvrage collectif sous la direction de Jean-Paul Bled, De Gaulle l’homme du siècle, publié aux Éditions du Cerf en France. Il est né en 1890 et a grandi à une époque où la France avait un empire. Ce n’était pas quelque chose qu’il remettait en question. Mais dans les années 1950, il se rend compte qu’on est rendus ailleurs. Il savait constamment lire les évènements. Il n’est pas doctrinaire et a cette espèce de foi dans la volonté des peuples à être libres. »
« Étonnamment, il va devenir un chantre de la décolonisation à sa façon. Il s’est adapté à l’évolution de son temps. »
- Éric Bédard, historien
« Dans la littérature politique, que ce soit en Syrie, au Liban, au Proche-Orient, même en Algérie et surtout en Afrique noire, qui dit de Gaulle dit “leadership décisif”, souligne Sami Aoun, professeur associé à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke. Je veux dire par là un leadership qui peut marquer un tournant, un tournage, positif, de l’histoire. C’est dans la mémoire collective. »
Bien entendu, tout ça n’a pas été parfait. Il y a eu des écueils. Mais dans l’ensemble, un bon souvenir reste.
« Sa mémoire est spectée, car il a apporté la fierté à son pays, dit Samir Saul, professeur d’histoire à l’Université de Montréal. Il avait un discours unificateur national. Il ne défendait pas une partie de la France contre une autre. Malheureusement, ce n’est plus le cas aujourd’hui. »
Influence permanente au Québec
Au Québec, la spectaculaire déclaration de de Gaulle aura des effets dont les échos se répercutent jusqu’à nos jours, nous disent les experts consultés.
Journaliste, auteur et ancien chef du Parti québécois, Jean-François Lisée estime que le « legs québécois » de de Gaulle demeure vivant.
« Avec lui, l’histoire s’accélère, écrit-il dans un passage de son essai De Gaulle l’indépendantiste publié en mars 2020. Dans l’année qui suit, le Parti québécois est créé, porté par la “formidable injection de fierté” découlant de la visite, selon les mots de son chef, René Lévesque. »
Plus loin, il revient sur le fait que les différents gouvernements qui ont succédé à celui de de Gaulle en France ont toujours exprimé une sensibilité particulière pour le Québec.
L’idée que la France devait accompagner le Québec dans son destin est devenue un principe acquis, à droite comme à gauche, et s’est relayée de président en président jusqu’au début du XXIe siècle, poursuit-il. L’ombre de la politique de Charles de Gaulle a donc porté très, très loin.
- Jean-François Lisée
« On ne peut pas parler de l’évolution du Québec sans parler de l’intervention de de Gaulle, dit Claude Morin. Cet élément est encore, rétrospectivement, très important. »
Nourrir la fascination
Il s’écrit encore beaucoup de livres sur de Gaulle. Un film sur son appel du 18 juin 1940 est récemment sorti. Dans les médias, les rappels des 50 ans de sa mort seront légion. Bref, il fascine. Pourquoi ?
« Quand on regarde les chefs d’État depuis 50, 75 ans, quelques-uns sortent du lot et représentent beaucoup l’histoire de leur pays : de Gaulle, Churchill, Staline, Mao, dit Claude Morin. Au Québec, on a eu des gens comme Lesage, Duplessis ou Lévesque. Plus que d’autres, de Gaulle est un personnage historique. »
Pour Éric Bédard, cette fascination s’explique par la volonté de de Gaulle de vouloir changer les choses à tout prix. Il prend en exemple le fameux appel du 18 juin 1940 où, seul à Londres, il s’adresse aux Français en leur affirmant que leur sort n’est pas scellé par l’occupation allemande.
« Il constitue l’illustration que les humains peuvent changer le cours de l’histoire, dit-il. Avec du courage et une vision. Ça prenait tellement de courage de quitter sa famille, de s’installer à Londres, de prendre le micro et d’affirmer “Je suis la France” [rires]. C’est pour cela que Churchill le comparait à Jeanne d’Arc ! Il incarnait une idée, un idéal. »
D’autres, comme Yolande Cohen, professeure d’histoire à l’Université du Québec à Montréal, font remarquer que de Gaulle a fait ce geste (l’appel du 18 juin) à contre-courant de ses convictions profondes.
« De Gaulle a eu une enfance, catholique et nationaliste de droite. Il fut même un militant d’un groupe d’extrême droite royaliste, dit-elle. Et ce qui est intéressant est que le premier moment important de sa vie publique fut l’appel du 18 juin 1940 qui en a fait un homme exceptionnel dans la mesure où il s’est rallié à la République. Pour un homme de son origine et de ses convictions politiques, c’était exceptionnel. Il aurait très bien pu verser du côté de Pétain. »
Pour Samir Saul, les souvenirs sur de Gaulle sont bons « sur tous les plans ». Mais dans le concret, il reste peu de choses. « La France d’aujourd’hui n’est pas celle de de Gaulle, croit-il. Le pays est emporté par les courants mondialistes que la période gaullienne ne connaissait pas. De Gaulle défendait les nations, les patries, l’État. Tout cela est malmené par le courant mondialiste néolibéral. »
Il y a une exception, selon M. Saul : la Ve République. « Cette Ve République que de Gaulle a créée fonctionne à peu près comme il l’avait conçue. C’est aussi le cas des institutions de l’État. »
Le malaise canadien
Le 12 novembre 1970, une cérémonie solennelle est célébrée à Notre-Dame de Paris, à la mémoire de Charles de Gaulle. Des dizaines de chefs d’État s’y pressent. Encore plongés dans la crise d’Octobre, Pierre Elliott Trudeau et Robert Bourassa sont absents. Ce qui suscite un malaise, révèlent des archives de l’époque.
Dès la mort de Charles de Gaulle annoncée, télégrammes, lettres et appels téléphoniques de condoléances affluent à l’ambassade de France à Ottawa et dans les consulats à travers le Canada. Mais l’annonce de l’absence des premiers ministres Trudeau et Bourassa à la messe solennelle du 12 novembre à Paris constitue l’éléphant dans la pièce.
Dans un télégramme daté du 14 novembre 1970, Pierre de Menthon, consul général de France à Québec, indique que plusieurs personnes venues signer le registre de condoléances au consulat ont qualifié d’« étrange » l’absence de Robert Bourassa aux cérémonies.
« Certains hauts fonctionnaires n’ont pas caché leurs sentiments, écrit-il. La gêne des anciens ministres de l’Union nationale, que nous connaissions le mieux, MM. [Jean-Guy] Cardinal, J. N. [Jean-Noël] Tremblay, [Marcel] Masse, était évidente. L’insistance de M. Bourassa à me répéter qu’en d’autres circonstances, il serait bien entendu venu à Paris, témoigne que lui aussi était dans l’embarras. »
Dans une lettre datée du 19 novembre et envoyée à Pierre Siraud, ambassadeur de France à Ottawa, le consul général de France à Montréal, Étienne Coïdan, dit avoir reçu des témoignages sincères de « Canadiens français », souvent « d’humble origine », affirmant combien de Gaulle avait bien compris « le peuple de la Belle Province ».
Beaucoup ont tenu à ajouter qu’ils se sentaient humiliés et honteux de l’absence des premiers ministres provincial et fédéral à la cérémonie de Notre-Dame de Paris, “injure gratuite et délibérée” faite à la mémoire du défunt et à la France.
- Étienne Coïdan, consul général de France à Montréal
Pendant ce temps, à Ottawa, l’ambassadeur Pierre Siraud apporte une explication plus nuancée, plus équilibrée. Écrivant au Quai d’Orsay le 12 novembre, il affirme que « même dans les milieux qui font preuve de réserve à notre égard », la mort du général a suscité une « émotion sincère ».
Ce matin-là, d’ailleurs, un service religieux a été célébré à la mémoire de de Gaulle à la cathédrale d’Ottawa et le premier ministre Trudeau était au premier rang, une présence perçue comme « un geste significatif », écrit-il.
« Si quelque hésitation a pu être décelée mardi [10 novembre] quant à la conduite à tenir, l’attitude du gouvernement fédéral n’en a pas moins été aussitôt marquée par un souci de correction », ajoute M. Siraud.
Le fil des évènements
Que s’est-il passé en amont de ces messages ? Selon les documents diplomatiques français que nous avons consultés, le gouvernement Trudeau avait d’abord annoncé qu’il serait représenté par l’ancien ministre devenu sénateur Paul Martin Sr. C’est finalement le ministre des Finances Mitchell Sharp, secrétaire d’État aux Affaires extérieures, qui a représenté le Canada, une décision visiblement appréciée. L’ambassadeur du Canada à Paris, Léo Cadieux, est aussi présent.
Le changement de cap à Ottawa est visiblement inspiré de ce qui se passe à Washington. Et pour cause ! Le président Richard Nixon annonce sa présence à la cérémonie. Tout comme quelque 80 chefs d’État, indique un article publié dans La Presse du 12 novembre 1970.
À Québec, la décision d’Ottawa de dépêcher Mitchell Sharp a aussi un impact. Au lieu d’être uniquement représenté par le délégué général en poste à Paris, Jean Chapdelaine, le gouvernement Bourassa envoie François Cloutier, ministre de la Culture, et Jean-Paul Lallier, ministre de la Fonction publique et des Communications.
Plusieurs autres initiatives ont été prises, dont la mise en berne des drapeaux québécois.
Enfin, au cours d’un voyage à Paris fait en avril 1971, Robert Bourassa est discrètement allé se recueillir sur la tombe de Charles de Gaulle à Colombey-les-Deux-Églises.
De Gaulle dans la toponymie au Québec
Quelques jours à peine avant la mort de Charles de Gaulle, des médias français font une annonce fracassante : la Ville de Montréal aurait débaptisé une « avenue de Gaulle ». Or, cette avenue n’existait même pas ! L’ambassadeur de France à Ottawa, Pierre Siraud, a jugé bon d’écrire à ses supérieurs au Quai d’Orsay pour démentir cette information. « Une enquête m’a permis de constater qu’une telle information était erronée, écrit-il dans un télégramme daté du 5 novembre 1970. Aucune voie à Montréal même ne porte d’ailleurs le nom de l’ancien président de la République. » Cela dit, le site de la Commission de toponymie du Québec recense 21 noms de lieux – dont un parc, des rues, et même deux lacs ! – renvoyant à l’ancien président français. À titre comparatif, son contemporain Winston Churchill compte 24 lieux québécois à son nom. Le pont Charles-de Gaulle reliant Terrebonne à l’île de Montréal est le plus connu. C’est toutefois une autre structure – le pont Le Gardeur reliant Repentigny à Montréal – que son cortège a empruntée lors de sa visite de 1967 après avoir parcouru le chemin du Roy. L’obélisque longiligne érigé en bordure sud du parc La Fontaine forme le cœur de la place Charles-de Gaulle, don de la France à Montréal pour son souligner son 350e anniversaire de fondation, en 1992.
Au cours de sa vie, Charles de Gaulle est venu quatre fois en visite officielle au Canada, soit en 1944, en 1945, en 1960 et bien sûr en 1967. De Gaulle arrive au Canada le 11 juillet 1944 en provenance des États-Unis, où le président américain Franklin D. Roosevelt a reconnu son autorité dans l’administration civile de la France libre. Le 12, il passe par Québec et Montréal, où il est accueilli avec tous les honneurs. Fin août 1945, à quelques jours de la fin de la Seconde Guerre mondiale, il passe en coup de vent à Ottawa. En 1960, devenu président de la République, de Gaulle visite quatre villes canadiennes : Ottawa, Québec, Montréal et Toronto. Il se rend ensuite aux États-Unis et dans des possessions françaises d’Amérique centrale. La visite de 1967, dans le cadre de l’Exposition universelle de Montréal, n’a plus besoin de présentation. Débarqué à Québec le 23 juillet 1967, de Gaulle fera route dès le lendemain vers Montréal, où il prononcera son célèbre et controversé « Vive le Québec libre ! ». Il repartira, sans passer par Ottawa, le 26 juillet.
Une vie hors norme
22 novembre 1890
Naissance de Charles de Gaulle à Lille. Troisième de cinq enfants d’Henri de Gaulle et de Jeanne Maillot, il embrasse la carrière militaire. En 1912, il sort diplômé de l’École militaire de Saint-Cyr.
2 mars 1916
Le régiment du capitaine de Gaulle est attaqué puis encerclé par des soldats allemands à Douaumont, près de Verdun. Capturé, de Gaulle tentera de s’évader cinq fois, mais poireautera en prison jusqu’à la fin de la guerre. Cette « capture » est encore aujourd’hui remise en question. Capture ou reddition ? demandent certains experts.
7 avril 1921
Mariage de Charles de Gaulle et d’Yvonne Vendroux (1900-1979), sa cadette de 10 ans née à Calais. Le couple aura trois enfants, Philippe (1921 -), Élisabeth (1924-2013) et Anne (1928-1948). De Gaulle sera très proche d’Anne, qui avait une trisomie.
1924
Publication de La discorde chez l’ennemi, premier d’une série d’essais dans lesquels de Gaulle développe sa propre vision de la chose militaire. Suivront Le fil de l’épée (1932), Vers l’armée de métier (1934) et La France et son armée (1938).
18 juin 1940
Après un bref passage dans le gouvernement alors que la France est en déroute face à l’armée allemande, de Gaulle trouve refuge à Londres. Le 18 juin 1940, il prononce un discours à la BBC en appelant au rassemblement autour de lui de tous les officiers et soldats français encore libre. Les Forces françaises libres sont nées.
25 août 1944
Paris est libéré par la 2e division blindée du général Leclerc. De Gaulle, entouré des Parisiens en liesse à l’hôtel de ville, prononce les célèbres paroles « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré ! »
16 juin 1946
Discours de Bayeux sur la réorganisation de l’État maintenant libéré. N’ayant pas reçu l’approbation souhaitée, de Gaulle se retire dans ses terres et amorce sa « traversée du désert » où il restera néanmoins actif, en fondant notamment le mouvement Rassemblement du peuple français.
29 mai 1958
C’est le « retour aux affaires » de de Gaulle, à qui le président René Coty demande de former un gouvernement. Après avoir lancé une série de réformes, de Gaulle devient président de la République le 21 décembre de la même année.
18 mars 1962
Signature des accords d’Évian qui mettront fin à la guerre d’Algérie et à la tenue du référendum d’autodétermination du 1er juillet menant à l’indépendance de l’ancienne colonie d’Afrique du Nord.
24 juillet 1967
Du balcon de l’hôtel de ville de Montréal, de Gaulle lance « Vive le Québec libre ! », un cri du cœur qui plongera le Québec, le Canada et la France dans le tumulte politique.
28 avril 1969
Après l’échec d’un référendum, tenu la veille, sur ses propositions de transformations de certains pouvoirs et institutions politiques, de Gaulle annonce sa démission. Il se retire définitivement dans ses terres.
9 novembre 1970
Mort de Charles de Gaulle à sa résidence La Boisserie de Colombey-les-Deux-Églises. L’homme, qui a laissé inachevés ses Mémoires d’espoir sur sa vie politique, est inhumé très simplement dans le cimetière de la commune aux côtés de sa fille Anne.
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