L’avantage paradoxal de la crise ukrainienne, où l’on nous annonce qu’on se trouve plus que jamais au bord de la guerre civile ou d’interventions extérieures avec les remous grandissants de l’Ukraine russophone, c’est de nous montrer le vrai visage de l’“Europe unie”. Un autre paradoxe, c’est que cette “Europe unie”, – c’est-à-dire l’association des États-membres de l’UE, – se trouve de plus en plus en opposition sur la base d’appréciations fortement divergentes de ce qu’a été la politique de l’UE conduisant à la crise ukrainienne (voir notre texte du 4 avril 2014). Enfin, il y a également la démonstration des oppositions potentielles devenant très vigoureuses entre divers Etats-membres ou groupes d’États-membres, dans sens ou l’autre, et la “politique” conduite par l’UE en tant que bureaucratie-Système. Un excellent texte de EUObserver du 8 avril 2014 nous présente un étrange paysage, et paradoxalement encore plus étrange dans le chef du bloc BAO que dans celui de l’Ukraine où, pourtant, les tensions et le désordre ne manquent pas.
• Le texte démarre sur la décision prise entre Lavrov et Kerry d’organiser une rencontre entre l’UE, la Russie, les USA et l’Ukraine dans les dix jours. Il renvoie à des déclarations de la porte-parole du département d’État qui illustrent assez bien la position complètement ambivalente des USA ; d’une part accusant la Russie d’avoir organisé les troubles actuels dans l’Ukraine russophone, et avertissant cette même Russie de s’attendre à de sévères réactions si les affaires ukrainiennes s’aggravent encore ; d’autre part, appelant à une désescalade de la crise, qui devrait être entreprise avec la réunion annoncée, en acceptant l’idée chère à la Russie de l’exploration d’une transformation de l’Ukraine en un État fédéralisé... Citons ce dernier aspect, qui reflète sans aucun doute la volonté profonde d’Obama d’éviter à tout prix une situation de tension qui impliquerait la possibilité d’un engagement US :
«She added the current escalation is not enough to trigger additional sanctions, however. She also said Russia’s idea to create a federal structure in Ukraine is not out of the question if Ukraine agrees: “In terms of their claims or their calls for federalisation, this is an issue where we feel the Ukrainian government, the legitimate government of Ukraine needs to be at the table to discuss.”»
• Mais le plus intéressant vient certainement de l’“Europe unie”, et dans ce cas, s’agissant des États-membres et nullement de l’UE en tant que telle. L’UE traîne notablement dans l’établissement et l’activation des sanctions contre la Russie, repoussant les délais pour cela, et reflétant sans aucun doute les différences extrêmement marquantes qui apparaissent désormais entre les États-membres et entravent son travail. A l’intérieur de l’“Europe unie“ se forment deux groupes, avec des positions changeantes chez certains États-membres selon les problèmes envisagés, les deux groupes représentant la “ligne de compromis” et la “ligne dure”. Dans la première, la “ligne de compromis”, on trouve notamment les États-membres “du Sud” (Chypre, Grèce, Italie, Espagne, Portugal), deux poids lourds (la France et l’Allemagne) et d'autres modérés tels que l'Autriche, le KLuxembourg... D’autre part, certains États-membres plus rapprochés géographiquement de la crise favorisent des politiques d’accommodement avec la Russie, plutôt que la “ligne dure” représentée en général par les pays de l’ancienne Europe communiste. Au reste, certains des pays les plus durs sont eux-mêmes divisés à l’intérieur de leur gouvernement, sinon de certains ministères, en mettant ainsi en évidence les paradoxes de la situation... Ainsi, que dire de la Pologne, qui réclame 10 000 soldats des pays de l’OTAN sur son territoire face à la Russie, comme si la guerre allait commencer demain et dans tous les cas dans un sens qui exacerbe la tension et conduit à des postures de rupture, tandis que son ambassadeur à Kiev, H. Litwin déclarait ceci, qui sous-entend qu'il ne faut pas se presser de rompre les ponts avec la Russie : «Il y a des secteurs entiers de l’économie polonaise qui ont de très forts liens avec la Russie, et sans ces liens la Pologne connaîtra de très graves difficultés. Et c’est une très grave menace pour tous les pays autres pays européens...»
Voici ce qu’écrit EUObserver à partir du constat de la lenteur de la mise en place des sanctions, selon des sources qui reflètent assez justement la situation à l’intérieur de l’“Europe unie”, et abordant ensuite d’autres problèmes : «One diplomat said the slow pace reflects growing divisions. “At the Gymnich in Athens [an EU foreign ministers’ meeting at the weekend], we heard from some ministers that the EU should take part of the blame for the crisis, that the summit in Vilnius was badly prepared, that the Eastern Partnership policy was badly thought out – this is quite a comfortable position which leads us toward introspection instead of strong opposition to Russia,” the contact said. The diplomat indicated that France and Germany, as well as southern states Cyprus, Greece, Italy, Portugal, and Spain are toeing the new line.
»Another EU diplomat blamed the “Russian lobby” in Europe. “There’s a bloc of Russian-friendly politicians, business chiefs, journalists, intellectuals, which has been cultivated by Russia for years and which is now mobilising on its behalf,” he said. He noted that the federal model serves Russian interests by making Ukraine “ungovernable” and by ending prospects of its EU integration. “The West knows what to do: We must show complete solidarity. We must send in military aid. We must flood Ukraine with experts - on the economy, on security sector reform, as we did in the Balkans. And we must put hundreds of EU personnel, in a peacekeeping or monitoring mission, on the Ukrainian-Russian border. But we lack the political will to confront Russia,” he added.» [...]
»One idea is to begin “reverse flows” - pumping Russian gas imported by countries such as Hungary, Poland or Slovakia via Russian pipelines back to Ukraine. But Slovakia, the best placed in technical terms to go ahead, has cast doubt on the idea. "For a reverse flow, you would have to stop the east-west flow in one of the pipelines and reverse the flow. But you would have to have approval from Gazprom … Gazprom does not agree with this and so it's not an option,” a spokesman for Slovak pipeline operator Eustream told Reuters on Monday.
»“It’s not just Germany and the southern EU countries which are taking a pro-Russian swerve. We are also seeing this in Bulgaria, in Hungary and in Slovakia,” the EU diplomat told this website. “Russian gas transit fees account for 7 percent of Slovakia's GDP, so there’s no question of reverse flows,” he added.»
On comprend le sens général de ces confidences, qui viennent évidement de fonctionnaires de l’UE. L’institution, l’UE, celle que nous nommions “fauteur de guerre”, est plus qu’agacée, elle est exaspérée par les divisions entre les États-membres, les intérêts opposés des uns et des autres, les conceptions divergentes, etc. L’UE est une bureaucratie et rien d’autre que l’“opérationnel” ne l’intéresse, et pour elle, dans ce cas, l’“opérationnel” c’est les sanctions. (On notera que cette bureaucratie, comme toute bureaucratie, est spécifique et totalement ignorante du reste de ce qu’elle n’est pas. Rien dans son raisonnement en faveur des sanctions antirusses ne prend en compte les questions de sécurité, les rapports de force, les risques de conflits armés : sa responsabilité s’arrête où commence son irresponsabilité, selon une confidence de monsieur de La Palice, excellente source s’il en est, – “fauteur de guerre”, l’UE, mais pas du tout partante, et d’ailleurs impuissante à cet égard, à faire la guerre qu’elle aurait suscitée, – et plus encore qu’enchaînement, excellent amalgame de responsabilité et d’irresponsabilité...)
D’un autre côté, ou plutôt en sens opposé, et montrant qu’ainsi certains sont désormais tentés de régler des comptes, on note que certains États-membres mettent sur la table la “politique” de l’UE, et notamment, parlant de la séquence en cours, la “politique” de l’UE à l’origine, celle qui conduisit à la proposition-ultimatum de Vilnius de la mi-novembre 2013 déclenchant la phase préliminaire de la crise ukrainienne. A cette occasion, nous voici sur le chemin du rétablissement de certaines vérités un peu vite oubliées, c’est-à-dire sur le chemin de reconnaître que c’est l’UE qui porte la responsabilité initiale de la crise, toujours pour la séquence qui nous intéresse. Face à cela, on note le ton exaspéré (bis) des sources de EUObserver, reflétant le climat existant dans la bureaucratie bruxelloise, qui ne voit, elle, qu’une chose (voir ci-dessus) : des sanctions, encore des sanctions, toujours des sanctions (contre la Russie), cela avec l’appui enthousiaste de la clique dirigeante de Kiev, – bref, la caravane des irresponsables.
C’est dire que la crise ukrainienne est désormais en passe de devenir quasi opérationnellement sinon officiellement une “crise européenne”, avec deux camps opposés, mais aussi des imbroglios incroyables à l’intérieur de ces deux camps ou entre eux (Bulgarie, Hongrie et Slovaquie, pays de l’ex-bloc communiste braqué contre la Russie, pas du tout d’accord lorsqu’il s’agit notamment des affaires gazières de durcir et d’accélérer les sanctions, mais plutôt recommandant au contraire de freiner). Ce qui est remarquable dans l’évolution actuelle, c’est le constat de deux divisions fondamentales, – même si l’une et l’autre comportent des exceptions, qui, dans tous les cas, confirment les règles de ces divisions jusqu’alors perçues comme théoriques et qui deviennent superbement opérationnelles devant cette énorme crise ukrainienne...
• L’“Europe unie” dans le chef de ses États-membres ne peut l’être dans des moments paroxystiques et fondamentaux pour l’Europe, comme celui que nous traversons, qui constitue la première grande crise européenne pour l’UE constituée en tant qu’entité opérationnelle. Elle ne peut l’être parce que l’entité censée la constituer, l’UE, a absorbé toute l’Europe ex-communiste sans régler d’une façon ferme, équilibrée et sans retour sa “question russe”, – dito, la question des rapports de l’Europe avec la Russie, et notamment les questions essentielles de sécurité de l’Europe avec la Russie. L’UE ne l’a pas fait parce qu’elle n’en avait ni les moyens, ni l’autorisation, ni surtout l’intérêt, ne considérant par ailleurs que l’avantage courant pour une bureaucratie d’une extension d’elle-même. L’élargissement à l’Europe ex-communiste a introduit un ferment d’affrontement inexpiable avec la Russie, et il a été fait pour s’aligner sur l’OTAN qui répondait elle-même à la poussée hégémonique des USA, – mais, plus encore que des USA, nous dirions la poussée hégémonique du Système, tant les conditions de départ qui conduisirent les USA à orienter l’OTAN vers l’absorption de l’Europe ex-communiste répondirent plus à des poussées automatiques de l’ordre du Système en mode de surpuissance à partir de circonstances chaotiques de départ, qu’à des plans géopolitiques. (Ces “circonstances chaotiques de départ”, qui sont rarement rapportées, tiennent de considérations de relations publiques de la part de l’administration Clinton, voire de conditions simplement électorales comme l’argument de l’entrée de la Pologne dans l’OTAN, utilisé par les démocrates US en 1993 auprès de la communauté polonaise de la région de Chicago dont elle risquait de perdre le soutien aux élections mid-term.) Dans ces circonstances, il est inévitable que l’“Europe unie” ne peut l’être, tant les relations avec la Russie sont un point fondamental pour les Etats-membres ou les groupes d’États-membres, et chacun avec des conceptions très différentes, voire opposées, de ces relations. Cette division, dissimulée dans le temps courant, devient une pression irrésistible dans un temps crisique paroxystique.
• La crise ukrainienne démontre les divergences fondamentales entre une bureaucratie comme celle de l’UE, capable de ne produire qu’une exigence de puissance aveugle sans la moindre préoccupation de conceptualisation stratégique, de finesse politique, sans aucun intérêt pour les dispositions d’équilibre et d’harmonie, et les États-membres, qui répondent avec plus ou moins de brio et de lucidité, – plutôt beaucoup moins aujourd’hui, – à leurs intérêts nationaux. Le pire, dans ce divorce que met en lumière la crise ukrainienne, est bien entendu que chacun des acteurs se décharge sur l’autre de ses obligations les plus délicates et les moins avantageuses dans l’immédiat, aboutissant à un chaos de politiques châtrées, unilatérales, improductives, provocatrices. Ainsi en est-il des États-membres, qui pensent à leurs intérêts nationaux certes, mais beaucoup moins à leurs intérêts de solidarité qu’ils estiment couverts par l’UE ; ainsi en est-il de l’UE, qui ne songe qu’à ses intérêts de bureaucratie et ignore les spécificités des États-membres.
... Ce qui nous conduit à la question intéressante de savoir vers où va nous mener la crise ukrainienne si elle se développe dans toute ses potentialités, – ou, plutôt, selon notre conviction prospective, quand cette crise se sera développée dans toutes ses potentialités. Si le risque d’éclatement de l’Ukraine est très réel, si le risque de conflit avec la Russie l’est également, le risque d’éclatement de l’“Europe unie” et de crise profonde de l’UE ne l’est pas moins. Mais, certes, cette sorte de prospective spécifique entre dans la prospective plus large de la crise d’effondrement du régime, – et l’on sait que nous faisons souvent l’hypothèse que la crise ukrainienne pourrait être le détonateur de la phase ultime de cette crise d'effondrement. Dans ce cas, la “crise européenne” n’en serait qu’une péripétie parmi beaucoup d’autres.
Mis en ligne le 8 avril 2014 à 13H52
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