Fallait-il vraiment endurer tout ce tintouin pour apprendre — ô révélation! — que Nicolas Sarkozy était colérique et qu'il avait eu des problèmes avec son épouse Cécilia? Fallait-il faire appel à la science des cracks de l'informatique pour découvrir que le président français était fasciné par les États-Unis comme un enfant devant un arbre de Noël? Fallait-il enfin se taper 250 000 pages de documents confidentiels pour savoir que, face à l'Iran, les pays sunnites se rapprochaient d'Israël?
Tout cela avait déjà été écrit depuis des années dans les journaux sérieux. On pouvait même le lire avec moult détails dans de bons vieux livres disponibles dans n'importe quelle bibliothèque. Mais voilà, sans l'aura des nouvelles technologies et le terrorisme médiatique qu'elles autorisent dorénavant, il n'y aurait pas eu de «scoop». Comme si le rôle de ce qu'on nomme pompeusement les «nouveaux médias» — ou pire, les «médias sociaux» (comme si un média pouvait ne pas être social!) — ne consistait qu'à nous apprendre ce que nous savions déjà. Bref, à recycler grâce au clinquant technique le tout-venant de l'information brute mal digérée.
On peut aussi se demander ce qu'il y a de démocratique à obliger le citoyen ordinaire, pour comprendre le monde qui l'entoure, à devoir se noyer sans 250 000 pages de câbles diplomatiques dont la seule lecture, à 30 secondes par page, exigerait une année entière. J'oubliais que la loi du genre consiste justement, sous prétexte de démocratie, à ne pas trier, à ne pas faire de choix, et à foncer en aveugle dans l'infini du présent qui vous avale tout rond.
Comme l'écrivait Clive Thompson dans le New York Times à propos du logiciel PowerPoint qu'affectionnent tant de cadres et d'universitaires: «When you have nothing to say, maybe you need just the right tool to help you not say it» (1). Une définition qui pourrait s'appliquer à WikiLeaks et à quelques autres.
Pour faire un nouveau pied de nez au pouvoir, les whiz kids nous proposeront bientôt, non plus 250 000, mais plusieurs millions de pages. Chic alors! Le mythe de la transparence absolue, cela pourrait aussi s'appeler l'appel du vide.
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C'est cette même fascination naïve pour l'avenir qui explique le scandale de nos cours d'histoire. L'affaire a refait surface pour une énième fois cette semaine devant notre classe politique médusée. L'enseignement de l'histoire du Québec est en train de disparaître et nos élites regardent leurs souliers, silencieuses et gênées. Coupables peut-être?
Oui, l'enseignement de l'histoire du Québec est en train de disparaître. Et cela de plusieurs façons. D'abord parce que ce n'est plus cool au cégep d'étudier le Québec. De quel droit, je vous le demande, imposerait-on à nos chérubins d'étudier la société et la nation qui les ont vus naître? Et pourquoi pas l'accord des participes passés tant qu'à y être!
L'histoire recule aussi parce que les professeurs d'histoire politique, celle qui a représenté depuis toujours le coeur de l'histoire tout court, sont en voie de disparition dans nos universités. Enfin, parce que les corporatismes s'opposent à la création d'un véritable cours d'histoire du XXe siècle en cinquième secondaire. Alors, imaginez au cégep.
Mais c'est surtout notre fascination naïve pour le présent qui transforme l'histoire en conversation permanente sur l'actualité. Nos programmes d'histoire n'aiment pas l'histoire, ils n'aiment que le présent. Il n'est qu'à ouvrir un manuel pour s'en convaincre. Féminisme, écologie et «ouverture à l'autre», voilà tout ce qui intéresse les nouveaux pédagogues, aussi bien dans la dynastie des Omeyyades et dans la Rome antique que dans le XIXe siècle québécois. Quel beau symbole d'«ouverture» que ce nombrilisme exacerbé incapable d'entendre ce que disaient nos ancêtres et de saisir ce qui leur a permis de bâtir de peine et de misère une civilisation française en Amérique. Civilisation, un mot que l'on n'ose plus prononcer!
On accuse les partisans de l'histoire de vouloir endoctriner nos jeunes alors qu'ils refusent simplement de faire table rase du passé et réclament qu'on étudie tous nos historiens: de F. X. Garneau à Jacques Lacoursière, et pas seulement ceux qui sont nés de la dernière pluie. Au lieu de cela, un historien brillant comme Jocelyn Létourneau se complaît dans les clichés de l'époque en nous enjoignant d'abandonner les «vieilles catégories analytiques», «de passer à l'avenir» ou, mieux, «à autre chose». Remarquez le caractère indéfini et pourtant tellement explicite de cette «chose».
La formule me fait penser à ce discours prononcé par Jean Chrétien dans les murs de la Sorbonne le jour du dixième anniversaire de l'échec des accords du lac Meech. Sous le regard sévère de Richelieu et devant un parterre d'historiens, il avait laissé échapper cette perle: «Pourquoi regarder [sic] et discuter du passé?»
On ne lui en voudra pas de ne pas avoir su que les grands changements historiques sont rarement nés de l'idolâtrie de l'avenir. Ils sont le plus souvent le fruit d'une redécouverte du passé.
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(1) «Quand vous n'avez rien à dire, peut-être vous faut-il justement le bon instrument pour vous aider à ne rien dire.»
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