Je me souviens...

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« Les vieux, les pauvres vieux, on s’en fout depuis si longtemps! »


Mourir dans son coin, comme un chien, ça arrive ici.  


Crever parce qu’une mégère bien avisée lui refuse l’accès à l’urgence, ça arrive au citoyen lambda.  


Quand une enfant maltraitée meurt sous le nez des bigleux du logiciel de «soutien à la pratique», on accuse le coup, mais on n’accuse personne. 


Comme le syndicat de Panurge, on retourne en bloc au téléroman des programmes sociaux, convaincus d’être tout de même ce que l’humanité fait de mieux... 


Ainsi va la vie dans la Belle Province. 


Ces jours-ci, on s’émeut du sort des personnes âgées. On se désole devant des détails morbides: des cabarets de nourriture laissés au sol, des préposés déserteurs, des auxiliaires dépourvues et d'ignobles commerçants de l'agonie. 


Réalité aujourd'hui «inacceptable»: couches pleines, literie souillée, ongles sales et cheveux gras, comme si c’était nouveau. 


Les vieux, les pauvres vieux, on s’en fout depuis si longtemps!  


On les a largués définitivement avec la Révolution tranquille. Liquidation du passé et de ceux qui appréciaient la Soirée canadienne, Maurice Richard et le thé Salada.  


Ceux d’avant la modernité, les enfants-rois, les femmes tatouées et les hommes menstrués. 


On les a «placés». Comme les handicapés et les malades mentaux. Dans de vieux couvents, des collèges abandonnés, des presbytères sans curé, des monastères fantomatiques.  


Et des motels vacants, pourquoi pas... 


On les parque trois fois plus qu’ailleurs au Canada. C’est gênant pour les champions du progressisme; on parle de «choix antérieurs», de vagues «facteurs sociétaux»... 


Ayant rendez-vous dans un établissement d’un âge certain, me trompant d’étage, derrière deux grandes portes battantes, j’ai revu le spectacle qui m’avait frappé, jadis, jeune journaliste naïf... 


Ils étaient combien, ces vieux en fauteuil roulant? Trente, peut-être. Pêle-mêle, les uns dans les autres, comme des autos tamponneuses. 


Un enchevêtrement de roues, d'accoudoirs et de solutés bringuebalants sur leur perche.  


Immobiles, résignés ou exaspérés. Certains geignaient, d’autres s’exclamaient à travers le tapage de la télé. 


Têtes sur l’épaule ou sur la poitrine. Bouches béantes, salive et cheveux en bataille, odeur d’urine, de sueur et de pommade. 


La plupart ne disaient rien. Ils avaient été mis devant une vieille télé, massive, plantée au mur, à l’autre bout de la salle. 


En regardant l’écran, j’ai saisi l’ampleur du mépris.  


Il n’y avait rien à regarder. Pas d’image, mais un barbouillis psychédélique. On entendait la voix d’un animateur qui rigolait comme rigolent tous les animateurs, pour rien, comme des idiots; ce qui explique encore un peu plus le succès de Netflix...  


Autrement, il n’y avait rien à voir. Que des éclairs de couleur zébrant l’écran. Des éclairs se tortillant, déroulés de bas en haut, comme des serpents rouges, verts, mauves. Et par-dessus, le rire idiot des faux drôles. 


Les vieux avaient donc été rassemblés là et placés devant une télé déréglée... 


Ça ne fait pas très longtemps, quatre ans peut-être. Et chaque fois que je passe devant cet édifice, cette scène me revient à l’esprit. 


Comme cette autre, tout à fait similaire, vécue il y a beaucoup plus longtemps. J’avais quoi, 25, 26 ans? Un centre d’accueil public, banal. 


Encore des vieux en fauteuil roulant. Vingt, trente... On les avait placés devant un aquarium...  


Je n’ai jamais oublié ce petit homme, qui m’agrippa le bras: «Monsieur! Faites-moi sortir, je veux aller voir ma femme, je dois aller honorer ma femme»... 


Certains suivaient les poissons rouges du regard, d’autres étaient manifestement partis en eux-mêmes, pour fuir peut-être cet ancien couvent... 


Au fil des ans, la comédie dramatique s’est raffinée: on a envoyé des clowns dans les CHSLD. C'était drôle pour les autres, payant pour les clowns.  


On a ensuite testé des phoques mécaniques en peluche, achetés au Japon, 6000$ pièce. Ça aussi, c'était drôle, au Salon bleu... 


Un esprit sain pourrait faire un parallèle entre ce qui se passe dans les CHSLD et ce qui arrive dans les urgences en hiver, quand frappe la grippe, la gastro ou la picote. 


C’est dans la tradition, absurde celle-là aussi, de partir dans le Sud, peu importe que le pauvre connard fiscalisé doive attendre un peu plus longtemps le Messie... 


C'est comme laisser par terre le plateau-repas d’un vieux dont la mort, à vrai dire, importe peu.




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