EUROPE

Italie : vers un prochain blocus à l’immigration clandestine ?

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La démographie est le coeur du combat des patriotes italiens

Par Paul Tormenen, juriste et spécialiste des questions migratoires ♦ La présidente du parti italien Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni, s’est déclarée le 5 août favorable à un blocus appliqué aux bateaux de migrants clandestins en mer méditerranée, afin de les empêcher d’arriver en Italie. Alors que l’union des partis de droite a de fortes chances de remporter les élections législatives qui auront lieu le 25 septembre, cette déclaration de la responsable du principal parti d’opposition permet-elle d’envisager la fin du véritable pont maritime entre l’Afrique du nord et l’Italie ? Les obstacles et les oppositions à cette reprise en main seront nombreux. Si elle accède au pouvoir, toute la détermination de la future équipe sera nécessaire pour parvenir à rompre avec le catastrophique laisser-faire migratoire actuel.


La coalition de droite bien placée pour les prochaines élections


Si l’on en croit de nombreux sondages d’opinion, l’union de la droite composée de Fratelli d’Italia, La Lega et Forza Italia a de fortes chances d’emporter les élections législatives qui se tiendront en Italie le 25 septembre prochain. Le nom de Giorgia Meloni circule déjà comme possible future présidente du conseil. Dans cette coalition, la volonté de lutter contre l’immigration clandestine tant de Giorgia Meloni que de Matteo Salvini laisse espérer un changement à 90° de la politique actuelle du gouvernement italien. Il est vrai que la situation peut difficilement être pire : celui-ci n’a dans les dernières années non seulement aucunement freiné les arrivées clandestines, mais il a également engagé un large mouvement de régularisation de clandestins présents sur le territoire national. C’est dire si dans ce contexte, les déclarations de la cheffe de file du principal parti d’opposition sont scrutées actuellement en Italie.


Un blocus naval en Afrique


Lors d’une interview donnée à la radio italienne Italia 1 le 5 août dernier, la présidente de Fratelli d’Italia a exposé sa position sur l’immigration clandestine qui arrive de façon incessante et croissante en Italie depuis l’Afrique du nord : « La meilleure solution à ce problème est d’empêcher le départ et non l’arrivée. Bloquer le départ est plus efficace ». Afin d’atteindre cet objectif, Giorgia Meloni s’est prononcée pour « une mission européenne » et la négociation avec la Libye de la possibilité d’arrêter les bateaux à leur départ d’Afrique. Des hotspots seraient ouverts sur le continent africain afin d’instruire les demandes d’asile. Les « vrais réfugiés d’Afrique » seraient répartis et les autres renvoyés (1).


Si cette déclaration est passée inaperçue en France, elle a été abondement commentée en Italie, tant l’immigration clandestine y prend, comme dans d’autres pays européens, une ampleur considérable.



L’immigration clandestine en forte hausse


Depuis la fin des confinements de la population, l’immigration clandestine à destination de l’Europe ne fait qu’augmenter. Le dernier bulletin d’information de l’agence européenne de garde-frontières Frontex fait état à fin juillet 2022 de 155 000 entrées illégales dans l’espace Schengen depuis le début de l’année, soit une augmentation de 86% par rapport à 2021 (2).


En méditerranée centrale, ce qui concerne en premier lieu l’Italie, le nombre d’entrées illégales recensées depuis le début de l’année 2022 a atteint 42 500, soit une augmentation de 45% par rapport à 2021. Le départ de Matteo Salvini du ministère de l’intérieur, en août 2019, a coïncidé avec le début d’une hausse continue du nombre d’arrivées clandestines en Italie par la mer  :


Nombre d’arrivées par la mer recensées





















2019 11 471
2020 34 154
2021 67 477
2022

(au 14 août)


47 507

Arrivées par la mer en Italie. Operationnal data portal. UN HCR



La situation est particulièrement chaotique dans l’ile de Lampedusa, où les capacités d’accueil des clandestins sont depuis longtemps arrivées à saturation. Sur le continent également, les bateaux des O.N.G., toujours plus nombreux, toujours plus grands, débarquent quasi quotidiennement des migrants par milliers (3).


Matteo Salvini n’a pas manqué de souligner récemment que seulement 15% des demandeurs d’asile ont vu leur demande acceptée en 2021 (4). Si ces chiffres sont effectivement corroborés par ceux des autorités italiennes, l’assouplissement récent des conditions d’octroi de la protection humanitaire a néanmoins permis à près de 44% des 56 300 demandeurs d’asile de bénéficier d’un statut protecteur l’année dernière. Cette protection a principalement bénéficié à des migrants issus du Pakistan, du Bangladesh, de Tunisie, d’Afghanistan et du Nigeria (5).


L’expérience de Matteo Salvini


Lorsqu’il était ministre de l’intérieur au sein du gouvernement italien,  de juin 2018 à août 2019, Matteo Salvini a réussi à faire baisser considérablement le nombre d’arrivées de clandestins en Italie, et par voie de conséquence en Europe. La méthode retenue – ne pas laisser les bateaux débarquer des migrants sur les côtes du pays – lui a valu non seulement d’être fortement critiqué par la gauche italienne et la commission européenne. Il fait également l’objet de poursuites judiciaires. Celles engagées par le parquet de Catane ont abouti à sa relaxe. Celles engagées par le parquet de Palerme pour «  blocage illégal de migrants en mer » n’ont pas encore été audiencées (6).



La marge étroite de la stratégie préconisée par Giorgia Meloni


En dépit des récriminations de la gauche italienne, la stratégie préconisée par la dirigeante de Fratelli d’Italia pour lutter contre l’immigration clandestine s’appuie de façon assez conformiste sur deux piliers : d’une part, la politique menée par la commission européenne en matière de recours aux pays tiers pour contenir les départs. D’autre part le cadre juridique dans lequel les gouvernements des pays européens doivent évoluer. Deux jugements en ont précisé le contours.


Dans l’affaire Hirsi Jamaa/Italie, un groupe de migrants somaliens et érythréens ayant quitté en 2009 la Libye pour joindre les côtes italiennes avait été intercepté en mer puis reconduit en Libye par les autorités italiennes. La Cour européenne des droits de l’homme a été amenée à statuer sur la possibilité de refouler ces clandestins en mer. Dans un jugement rendu en février 2012, la CEDH a condamné le gouvernement italien pour les avoir éloignés au motif qu’ils risquaient de subir de mauvais traitements dans le pays de destination et qu’ils n’avaient pas bénéficié d’un examen individuel de leur situation. « L’éloignement des requérants a donc eu un caractère collectif contraire à la Convention » conclut la CEDH (7).


Plus récemment, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la requête formée par l’organisation allemande Sea-Watch, qui avait vu deux de ses navires chargés de migrants immobilisés en 2020 à proximité des côtes siciliennes (8). Dans un arrêt rendu le 1er août 2022, la CJUE a statué que seul un risque manifeste pour la sécurité, la santé ou l’environnement pouvait justifier le blocage du bateau de l’O.N.G . Les juges de la CJUE ont estimé d’autre part que l’inspection directe des navires humanitaires ne devait intervenir qu’après le débarquement des migrants.


C’est donc tant le refoulement d’un bateau chargé de clandestins en mer que le refus de laisser débarquer d’un bateau d’une O.N.G des migrants sur les côtes italiennes qui ont été condamnés, par la Cour européenne des droits de l’homme dans le premier cas, par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’autre. La solution alternative préconisée par Giorgia Meloni, faire bloquer les bateaux des migrants à leur départ de Libye par les autorités libyennes, vise très probablement à contourner ces obstacles juridiques.


Bloquer les bateaux de migrants au départ de Libye : une bonne idée ?


La solution préconisée par la présidente de Fratelli d’Italia est-elle une bonne idée ? Certaines difficultés et limites à cette préconisation risquent d’apparaitre très rapidement.


On peut d’emblée souligner qu’un embryon de « blocus » des bateaux partant des côtes d’Afrique du nord est déjà appliqué. Des accords ont été signés par l’Union européenne et par certains pays du sud de l’Europe avec des pays d’Afrique du nord afin de contenir les départs des côtes africaines (9).


Ainsi, en 2021, selon l’OIM, plus de 32 400 migrants souhaitant gagner l’Italie ont été débarqués sur les côtes libyennes (10). Au départ des côtes tunisiennes, 1 748 clandestins ont selon une O.N.G. tunisienne été interceptés l’année dernière (11). Ces interceptions étaient nécessaires. Elles ont néanmoins été insuffisantes pour éviter que plus de 67 400 arrivent à gagner les côtes italiennes en 2021.


Est-ce si étonnant ? La Libye et la Tunisie comptent près de 3 000 km de côtes. L’objectif d’intercepter tous les bateaux chargés de clandestins en partance pour l’Italie implique un renforcement considérable des moyens matériels et humains mis à la disposition des garde côtes libyens et tunisiens.


Autre problème : la sous-traitance de la surveillance des départs clandestins est-elle une solution sans risque ? L’instabilité politique en Libye et les luttes de factions ne font pas de ce pays un partenaire fiable. D’autre part, la maitrise – même partielle – par un pays tiers des flux migratoires donne entre les mains du gouvernement à qui l’on a confié cette tâche un moyen de pression considérable. Les exemples de chantage à ce sujet sont nombreux (12).



Des hot spots en Afrique du nord


La présidente de Fratelli d’Italia a mentionné lors de son interview à la radio italienne la possibilité de créer des hot spots afin d’instruire les demandes d’asile puis de répartir entre pays les personnes ayant obtenu le statut de réfugié. Il convient de souligner que des bureaux d’enregistrement des demandes d’asile existent déjà dans certains pays africains, notamment sous l’impulsion du président Macron (13).


Compte tenu de l’assouplissement constant des conditions d’octroi du statut de réfugié, en Italie comme en France (exposition à un risque de mutilation sexuelle, menaces à raison de l’orientation sexuelle, etc.), le nombre potentiel de personnes que devraient se répartir les pays européens risque de devenir rapidement considérable, encore plus considérable qu’actuellement.


Les préconisations de Giorgia Meloni sont donc loin d’être convaincantes. Si un renforcement de l’aide donnée aux pays tiers pour intercepter les bateaux de clandestins se dirigeant vers l’Italie peut être envisagée, ne pas recourir également au blocage des ports italiens aux bateaux des passeurs et des O.N.G. va très probablement rapidement montrer ses limites.


Dernier problème et non des moindres : les 3 partis composant la coalition de droite ont-ils une position commune sur la façon de gérer l’immigration clandestine ? Entre La Lega attachée aux « décrets Salvini » et Forza Italia dont un représentant indiquait récemment au sujet du blocus naval préconisé par Giorgia Meloni : «  C’est n’importe quoi », le bateau du gouvernement risque de tanguer rapidement (14).


Giorgia Meloni fait face actuellement à une intense campagne visant à discréditer ses positions et son parti, au motif de ses racines historiques. Elle a récemment voulu donner des gages à l’oligarchie en affichant sa volonté de respecter les engagements de l’Italie tant vis-à-vis de l’OTAN que de l’Union européenne. Il est vrai que l’Italie est particulièrement dépendante du plan européen de relance, dont elle est le principal bénéficiaire.


En refusant de sortir du cadre contraint posé par les directives et les règlements européens, les jurisprudences de la CEDH et de la CJUE ainsi que la convention sur les réfugiés, les préconisations de Fratelli d’Italia risquent, si elles étaient appliquées, de rapidement apparaitre comme très largement insuffisantes pour arrêter l’immigration clandestine par voie maritime.


Pour évoquer quelqu’un qui a un long chemin à parcourir avant de mener à bien son projet, les Italiens disent qu’il est « en haute mer », « e in alto mare ». Espérons pour tout le monde que le rivage soit proche. Et soit le bon…



Paul Tormenen

26/08/2022


(1) « No, il blocco navale lanciato (di nuovo) da Giorgia Meloni non si può fare ». Nextquotidiano.It. 6 août 2022

(2) « EU’s external borders in July: Increased number of crossings on the Central Mediterranean ». Communiqué de presse. Frontex. 12 août 2022

(3) « Italie : les arrivées de migrants toujours plus nombreuses à Lampedusa, le hotspot de l’île débordé ». Infomigrants. 17 juin 2022

(4) « Solo il 15%, ma li nascondono ». Ecco i veri numeri che smascherano il Pd ». Il Giornale. 5 août 2022

(5) Country report 2021. Italy. Aida. Ecre

(6) « Italie : procès de l’ex-ministre Matteo Salvini accusé d’avoir bloqué des migrants en mer ». TV5 Monde. 23 octobre 2021

(7) « La CEDH et l’Italie ».CEDH. Février 2022

(8) Communiqué de presse n°138/22. CJUE. 1er août 2022

(9) « Tunisie. Migration en forte hausse vers les côtes italiennes ». Le courrier de l’Atlas. 16 juin 2021

(10) Tweet du 15 août 2022. 4h54. OIM Libya

(11) Annual report on irregular migration. Tunisia 2021. FTDES

(12) « Instrumentalisation de l’immigration : la capitulation de l’Union européenne ». Polémia. 27 juin 2022

(13) « Immigration: à quoi servent les «hot spots» que veut l’Europe ? ». France Info. 27 juin 2018

(14) « Meloni, scoppia la polemica sul blocco navale. Forza Italia si smarca: “È una sciocchezza” ». La Stampa. 7 août 2022