Dans la revue bruxelloise de gauche POLITIQUE (septembre/octobre 2012), Laurent de Briey, professeur aux Facultés de Namur et chercheur invité au centre de recherches en éthique de l’Université de Montréal, publie deux articles importants sur le mouvement étudiant au Québec. (1)
Une mobilisation qui dure
Il décrit dans le détail le mouvement étudiant à partir du 13 février, l’augmentation des frais d’inscription qui en est le mobile initial. La tactique du gouvernement Charest qui songe en profiter avec une arrière-pensée électorale, les erreurs commises par le premier ministre qui parie sur l’essoufflement rapide du mouvement (ce qui à première vue était assez habile). Des négociations s’engagent, mais la ministre de l’Éducation communique mal sur l’accord intervenu. Laurent de Briey insiste aussi sur le charisme des leaders étudiants.
Ce qui frappe, c’est le maintien de la mobilisation d’un tel mouvement, le fait qu’il se nourrit en se poursuivant, comme tout grand mouvement social, d’objectifs plus larges qui dépassent finalement ce qui l’a enclenché comme la lutte contre la loi 78. À ce tournant, les étudiants reçoivent l’appui des syndicats, des juristes qui mettent en cause la constitutionnalité de la loi 78. À un tel point que les policiers sont désorientés. Une nouvelle négociation échoue à nouveau. Deux manifestations de grande ampleur ont encore lieu le 22 juin, l’une à Québec, l’autre à Montréal, qui prouvent que la capacité de mobilisation du mouvement est intacte.
Pourquoi? Quel projet?
Pour le professeur namurois, ce mouvement ne s’explique pas uniquement par ses objectifs initiaux, mais reflète un malaise plus global reposant, comme dans d’autres pays occidentaux, sur le sentiment d’une population qui a le l’impression d’avoir perdu prise sur l’évolution de la société et qui se défie de ses institutions.
Pour l’auteur la figure « républicaine » de ces institutions (exprimant le projet collectif d’une société), est passée à l’arrière-plan au profit de la figure « libérale » (qui assimile l’État à ce qui permet de protéger les droits des individus et leur capacité à créer les ressources nécessaires à l’exercice de leurs libertés). Dans ce dernier cas, la légitimité de la gestion politique repose sur la capacité de l’État à renforcer la compétitivité de son économie. Ce modèle connaît des pannes quand la croissance fait défaut, qu’il faut prendre des mesures d’austérité qui sont ressenties comme mal réparties entre les diverses catégories de citoyens. La population n’est dès lors plus en phase avec un gouvernement qui se comporte en gestionnaire, justifiant ses choix au nom des seules contraintes économiques. Il y a alors danger que toute une génération se trouve au Québec en situation de rupture, tentée même par la violence ou (dit l’auteur en usant du mot populisme que je trouve être un concept peu éclairant), tentée par des « mouvements populistes de gauche comme de droite favorisant le repli sur soi identitaire et économique » (POLITIQUE, p. 29).
Observant la sympathie de Québec solidaire à l’endroit du mouvement, L. de Briey estime que ceci exprime le rêve d’une partie de la population de renouer avec la grande période sociale-démocrate de la Révolution tranquille, mais que cette dimension dans le mouvement serait limitée et minoritaire et il le fait en s’appuyant sur les résultats des sondages donnant à QS moins de 10 % des voix au moment où il conclut son analyse (il n’a pas su le résultat des élections du 4 septembre). Au-delà de Québec solidaire, il observe que le mouvement exprime un attachement « conservateur » par rapport à l’État social d’antan et moins l’espoir d’un monde meilleur que l’angoisse face à une détérioration des conditions de vie. Il conclut d’une manière que je trouve un peu étrange, en disant que la critique que l’on fait de la mondialisation s’enfermerait dans la contradiction : insatisfaits des mesures de renforcement de la compétitivité économique (détruisant les emplois), nous sommes satisfaits que cette compétitivité mondiale nous permette de bénéficier de biens de consommation à bas prix.
Or — à supposer que ce soit tout à fait exact — il me semble que cela ne résume pas la question et qu’il y a aussi — et d’abord! —, une destruction de l’État social en fonction d’une autre tendance qui est, comme le montre dans ce lien portant sur un processus commencé en 1982-1992 — mais actualisé —, l’inégale répartition des fruits de la croissance, inégalité criante. Si des continents tout entiers émergent, cela ne veut pas dire que les autres, certes avec une croissance moindre, produisent de moins en moins de richesses. Ce qui croît dans nos sociétés ce sont les inégalités.
Québec et Wallonie
Laurent de Briey fait une petite allusion à la question nationale au Québec et en Belgique. D’entrée de jeu il présente un Québec qui est une nation et dirais-je une société globale que la Wallonie (dont il n’évoque à aucun moment l’existence, ce qui est étrange, mais courant chez nous) pourrait être, mais n’est pas encore. Alors que (comme mes lecteurs le savent), elle est en passe d’assumer des pouvoirs politiques plus importants que le Québec, car ses compétences (qui se prolongent déjà sur le plan international), vont encore s’accroître. La seule allusion à la question nationale belge c’est le mouvement flamand (pour beaucoup de Belges seuls les Flamands semblent exister en Belgique), qui est aujourd’hui un mouvement social de tendance néolibérale s’opposant à une Wallonie plus attachée à l’État social classique et qui empêcherait la Flandre de choisir le détricotage de cet État social en vue de son salut. Et c’est vrai que le parti nationaliste qui domine aujourd’hui largement la Flandre se situe bien dans ce type de vision. La Wallonie devient chez Laurent de Briey la « majorité des francophones », ce qui me semble un peu inexact quand l’on veut décrire ce qu’est vraiment la question nationale belge. Mais c’est évidemment très répandu en raison du fait que la « majorité des francophones » est plus polarisée par Bruxelles que par la Wallonie, Bruxelles ne pouvant pas comme Ville-région se profiler comme la Wallonie. Bruxelles dont la voix à l’intérieur et à l’extérieur écrase celle de la Wallonie qui, cependant, existe. Il fallait que je le dise même si l’on retiendra surtout de ce que je dis pour terminer que je suis antibruxellois. C’est une habitude belge qui a maintenant un siècle : les Wallons partisans de l’autonomie de leur pays sont antibruxellois à l’instar de la grande figure de celui qui prôna le premier cette autonomie avec éclat, Jules Destrée. En plus c’est aujourd’hui la fête nationale de la Wallonie!
Il existe aussi en Belgique « francophone », une autre posture qui consiste à se méfier de tout nationalisme (sauf le nationalisme belge considéré comme exempt des défauts de tous les nationalismes). Il y a pourtant un gouvernement wallon, une mobilisation politique wallonne visant à redresser la Wallonie. Mais cette mobilisation vise aussi à libérer le pays wallon d’une séculaire industrialisation sans développement, celui-ci étant transféré hors de nos villes dans un premier temps vers Bruxelles; dans un deuxième temps vers la Flandre. Ce qui fait la joie de nos compatriotes non wallons quand ils lisent certains classements qui font de Charleroi et Liège les deux villes les plus laides d’Europe. Si la Wallonie avait connu un développement en rapport avec sa position (en termes relatifs, parfois même absolus) de deuxième puissance industrielle, mondiale, Liège et Charleroi rayonneraient au-delà de la Belgique et, métropoles prospères, agiraient comme des centres facteurs de progrès.
(1) Marcel Pépin, militant québécois de la Confédération des syndicats nationaux salue dans un autre article de POLITIQUE la contribution du mouvement étudiant à la gauche dans la mesure où ce mouvement a bien porté (et pas qu’au Québec ajouterais-je), le sentiment vraiment généralisé en Occident de sociétés qui vont dans le mur.
Intérêt pour le Québec
Chronique de José Fontaine
José Fontaine355 articles
Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur...
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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.
Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...
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1 commentaire
Élie Presseault Répondre
18 septembre 2012Bonjour M. Fontaine,
Je prends le temps de répondre à votre texte concernant les enjeux étudiants, québécois et belges. Je vous remercie de transmettre votre passion quand vient le moment de décrire la particularité wallonne. Le réflexe du dominant est d'ignorer ce qui fonde la réalité d'une citoyenneté qui le dépasse. Vous nous entretenez de Québec Solidaire... vous nous parlez de certains réflexes conservateurs... sachez que vous venez de gagner un lecteur de plus. Pour revenir à ce qui fonde la réalité de la lutte étudiante, les luttes politiques à venir s'annoncent des plus intéressantes. Quand nous ne nous attendons plus à ce qui survient pourtant, l'inévitable apporte sa part d'effets salvateurs.