En 1969, le Canada décriminalisait l’homosexualité. Mais cela n’a pas empêché le gouvernement fédéral de traquer les gais et lesbiennes dans ses forces armées et sa fonction publique pour les forcer à démissionner. Le gouvernement de Justin Trudeau s’en est officiellement excusé mardi, offrant du même souffle 110 millions de dollars en compensations et un projet de loi pour radier les casiers judiciaires anachroniques.
Le moment était émouvant, à la Chambre des communes. Dans un discours de plus de 25 minutes, le premier ministre a invité à s’imaginer, lorsqu’on a choisi de servir sa patrie en tant que militaire, policier ou fonctionnaire, l’impact que représente le fait « de se faire dire que le pays pour lequel vous seriez prêt à donner votre vie ne veut pas de vous. Vous voit comme défectueux, comme une menace à la sécurité nationale. Pas parce que vous ne pouvez pas faire le travail ou parce que vous manquez de patriotisme ou de courage. Non. À cause de qui vous êtes et des partenaires sexuels que vous avez ».
Justin Trudeau a évoqué la « fruit machine », une invention commandée par Ottawa à un chercheur de l’Université Carleton dans les années 1960. Le test consistait à observer les contractions de la pupille d’un sujet exposé à des photos de nudité. Une dilatation était considérée comme un signe d’excitation sexuelle et donc suspicieuse si elle survenait à la vue d’une personne nue de même sexe que le cobaye.
C’était la guerre froide, l’homosexualité n’était pas socialement acceptée, et le gouvernement craignait que l’ennemi russe ne fasse chanter les militaires gais pour accéder à des secrets d’État. (Encore aujourd’hui, d’ailleurs, les fonctionnaires fédéraux ayant besoin d’une cote de sécurité élevée sont soumis au polygraphe et se font interroger sur leurs habitudes de vie, incluant leur sexualité, pour déceler tout comportement caché susceptible de les rendre vulnérables.)
M. Trudeau a essuyé à quelques reprises des larmes pendant son discours. La Chambre des communes ainsi que le public des gradins lui ont servi une ovation nourrie lorsqu’il a prononcé les paroles historiques : « C’est avec honte, tristesse et un profond regret pour ce que nous avons fait que je me tiens debout aujourd’hui pour dire : nous avions tort. Nous nous excusons. Je suis désolé. Nous sommes désolés. »
Une poignée de conservateurs, cependant, ne se sont pas levés. Les banquettes conservatrices étaient d’ailleurs très clairsemées : plus du tiers des élus (entre 35 et 40 selon le moment) manquaient à l’appel. La porte-parole du caucus, Virginie Bonneau, a prétexté des « raisons personnelles, des comités, des événements dans le comté ». Aucun comité ne s’est réuni pendant l’événement et plusieurs des élus absents étaient présents à la Chambre quelques instants auparavant.
Le chef conservateur Andrew Scheer a aussi pris la parole pour dire que « tous les êtres humains ont la même valeur et la même dignité et méritent le respect, et les femmes et les hommes qui ont des perspectives différentes se respectent mutuellement, en tant qu’êtres humains ».
Des millions et une loi
L’entente annoncée mardi prévoit des compensations allant de 5000 à 150 000 $ par personne, selon la gravité de ce qu’elles ont vécu. Les cas les plus lourds sont notamment des femmes ayant été agressées sexuellement. « On a des personnes dans notre action collective qui se sont fait dire que la raison pour laquelle elles étaient lesbiennes, c’est qu’elles n’avaient pas eu la vraie affaire et qu’on allait réparer leur sexualité », a illustré Douglas Elliott, l’avocat qui a piloté l’action collective à l’origine de l’annonce. Bien que ces gestes ne fussent pas commandés par l’État, M. Elliott estime qu’ils sont « un résultat direct de la purge ». On estime qu’environ 9000 personnes pourraient être dédommagées.
Le gouvernement a aussi déposé un projet de loi, le C-66, qui permettra d’effacer les condamnations criminelles d’une personne pour sodomie ou pour grossière indécence lorsqu’il est question de sexe entre personnes consentantes d’au moins 16 ans.
Toute personne condamnée ou, en cas de décès, un proche (époux, enfant, parent, frère ou soeur) pourra déposer une demande de radiation à la Commission des libérations conditionnelles du Canada. Si elle est acceptée, la Commission en avisera tous les tribunaux susceptibles d’avoir consigné le dossier judiciaire pour qu’ils l’effacent. Elle avisera aussi la Gendarmerie royale du Canada (GRC), qui devra purger ses dossiers et demander aux autres corps policiers d’en faire autant.
C’est la première fois de l’histoire que le Canada se dote d’une loi pour nettoyer les dossiers judiciaires de citoyens, soutient le ministre de la Sécurité publique, Ralph Goodale. Ottawa s’était aussi fait demander de purger le casier judiciaire des prostituées dans la foulée de l’adoption en 2014 d’une loi sur la prostitution. Le gouvernement n’a jamais donné suite à cette demande, pas plus qu’il ne donne suite à celle formulée ces jours-ci d’effacer les condamnations pour possession simple de cannabis lorsque la marijuana sera légalisée en 2018.
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