Avec la publication de Disparaître?, en 2019, Jacques Houles s’est imposé comme un des observateurs les plus lucides de la situation démographique et linguistique du Québec. Je l’ai interviewé sur la situation des francophones hors Québec. Ses réponses nous obligent à voir la réalité des choses, loin des discours rassurants auxquels nous sommes invités à adhérer trop souvent.
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Mathieu Bock-Côté: On a beaucoup parlé, plus que d'habitude, à tout le moins, de la situation des francophones hors Québec en 2019. Deux discours s'affrontent. D'un côté, le Canada présente la situation des francophones hors Québec sous un jour radieux. Les francophones hors Québec eux-mêmes semblent tenir ce discours à leur propre sujet. De l'autre, une Denise Bombardier, sous le signe de la plus grande lucidité, nous expliquait dans un documentaire poignant que si la lutte des francos était admirable, elle était aussi condamnée par l'histoire et la démographie, même si cette réalité est souvent maquillée par un tripatouillage statistique décomplexé. Quel jugement portez-vous sur la situation des francophones hors Québec?
Jacques Houle: Comme Franco-ontarien de vieille souche dont les parents ont été victimes de l’odieux règlement 17 interdisant l’usage du français dans les écoles de l’Ontario, je peux témoigner que c’est Denise Bombardier qui nous donne l’heure juste sur l’état de la francophonie hors Québec, hélas, en perte de vitesse. D’ailleurs, toutes les analyses démolinguistiques, notamment celles réalisées par l’éminent mathématicien Charles Castonguay, confirment le diagnostic posé par cette journaliste et auteure remarquable.
En 1951, par exemple, la population de langue française à l’extérieur du Québec atteint un sommet inégalé de 10%. Mais en 2011, cette proportion a chuté à 3,8% et, selon les divers scénarios étudiés par Statistique Canada, elle va encore baisser à 2,7% en 2036.
L’une des causes principales de ce déclin linguistique est leur taux alarmant d’assimilation vers l’anglais. Si l’on retient uniquement les critères de langue maternelle et de langue d’usage, les données du recensement de 1991 indiquaient qu’il y avait alors 976 000 personnes de langue maternelle française, mais seulement 637 000 de langue d’usage française à l’extérieur du Québec, ce qui revient à une assimilation courante de 339 000, soit de 35%.
Vingt ans plus tard, le recensement de 2011 faisait état de 1 008 000 de personnes de langue maternelle française contre à peine 619 000 de langue d’usage française. Comme le souligne Charles Castonguay (L’Aut’Journal du 16-03-2016), cela revient à une assimilation courante de 389 000, soit de 39%.
Si l’on poursuit l’analyse du phénomène de l’assimilation en ajoutant le critère «personnes d’origine française», on constate alors que le taux d’assimilation des francos hors Québec est encore plus élevé. Comme le précise le professeur Castonguay, le recensement de 1991 demeure le dernier à nous permettre de faire le point sur l’assimilation cumulative des francos de l’extérieur du Québec. Le recensement de 1991 de Statistique Canada établit en effet que 1 906 000 personnes à l’extérieur du Québec étaient d’origine française, mais seulement 637 000 étaient de langue d’usage française. Ce qui représente une assimilation cumulative de 1 269 000 personnes, soit 67%.
Même si on ne fait plus état officiellement du pourcentage de personnes d’origine française, on peut raisonnablement supposer que le taux d’assimilation cumulative des francos hors Québec se situera en 2020 au-delà de 70%. Ne plus faire de référence à l’origine des personnes de langue française au pays est un exemple parmi d’autres des «tripatouillages statistiques» visant à masquer une vérité dérangeante, soit le degré avancé d’assimilation des francophones à l’extérieur du Québec, laquelle vérité contredit la propagande fédérale voulant que le français se porte bien à la grandeur du Canada notamment grâce au rempart que constituerait le bilinguisme officiel.
MBC: Comment expliquez-vous que toute analyse réaliste sur la situation des francophones hors Québec fasse automatiquement scandale? Quel tabou est heurté lorsqu'on s'autorise des considérations pessimistes sur l'avenir du français au Canada anglais?
JH: Depuis l’adoption de la Charte de la langue française par le gouvernement de René Lévesque en 1977, les adversaires du français comme langue commune de tous les Québécois ont brandi la Loi sur les langues officielles de Trudeau comme solution supposément efficace qui endiguerait le recul du français face à la langue anglaise dominante au Canada. Il s’agit évidemment d’un remède imaginaire colporté par tous les ennemis de la loi 101 pour jeter de la poudre aux yeux des Québécois qui sont attachés à cette loi phare pour la protection du français.
Dans ce contexte, Denise Bombardier dérange, énormément, parce qu’elle vient rappeler que la version officielle sur la santé des communautés francophones hors Québec est l’équivalent canadien du village Potemkine, du nom du ministre russe qui avait fait installer des façades luxueuses de villages sur le parcours de l’impératrice Catherine II lorsqu’elle visita la Crimée en 1787, lesquelles façades servaient à masquer la misère extrême des villages russes.
En nommant le mal, soit l’assimilation galopante vers l’anglais qui mine les communautés françaises hors Québec, Denise Bombardier expose la supercherie de la conception trudeauiste du bilinguisme au pays. Cette mystification vise à convaincre les Québécois qu’ils peuvent renoncer sans crainte aux dispositions de la loi 101 et s’en remettre au bilinguisme pour assurer la pérennité du français. Denise Bombardier ose affronter les manipulations des rentiers du bilinguisme fédéral en levant le voile sur la situation précaire des francophones hors Québec dont les rangs sont décimés par une assimilation galopante.
Autrement dit, si la lutte des francophones pour leur survie est digne d’admiration, nul besoin, croit-elle, de pousser la complaisance jusqu’à nier la réalité d’un affaiblissement des communautés francophones au point où l’on peut craindre la disparition de la plupart d’entre elles à plus ou moins court terme.
MBC: Est-ce que vous considérez qu'à terme, même l'Acadie est condamnée par ce mouvement? Est-ce qu'elle représente une exception, à cause de ses assises historiques, de sa masse critique et de son dispositif institutionnel? Est-ce que le gouvernement du Québec pourrait, plus largement, mener une politique de soutien à ceux qu'on appelait autrefois les Canadiens français?
JH: C’est entendu, l’Acadie n’est pas une communauté francophone comme les autres, mais bien une nation distincte de souche française comme la nation québécoise, dont elle partagea le destin jusqu’en 1713, année où elle fut cédée à la Grande-Bretagne par le Traité d’Utrecht.
Les Acadiens disposent en effet de nombreux avantages leur permettant de se pérenniser sur la longue durée, surtout au Nouveau-Brunswick, où ils représentent une masse critique à hauteur de 32% de la population totale de la province. Les Acadiens des régions de la Madawaska et de la Péninsule acadienne sont particulièrement avantagés puisqu’ils représentent plus de 90% de la population, laquelle concentration leur permet d’échapper à l’anglicisation que connaissent les Acadiens habitant au sud de la province et surtout ceux résidant dans les autres provinces maritimes.
Au niveau identitaire, les Acadiens font preuve d’une conscience nationale et d’un vouloir-vivre exemplaire résultant sans doute d’un parcours historique dont ils ont su surmonter les épisodes les plus dramatiques, comme la conquête de 1713, la déportation de 1755 et la loi de 1871 interdisant les écoles françaises au Nouveau-Brunswick.
Enfin, les Acadiens du Nouveau-Brunswick disposent d’un réseau d’institutions publiques et privées dynamiques notamment dans le domaine de l’enseignement, dont le joyau est certainement l’Université de Moncton. Néanmoins, ce peuple frère du peuple québécois doit relever lui aussi de nombreux défis, dont celui de son déclin démolinguistique en raison d’une immigration internationale qui profite exclusivement à la majorité anglophone du Nouveau-Brunswick. L’une des solutions pour enrayer la minorisation des Acadiens serait la création d’une province acadienne qui réunirait les régions à majorité acadienne et qui permettrait éventuellement à la population acadienne de cette Nouvelle-Acadie d’adopter les politiques linguistiques et migratoires qui conviendraient le mieux à sa situation spécifique.
À l’égard de tous les francophones hors Québec, le gouvernement du Québec ne doit pas hésiter à leur venir en aide, mais en évitant, cependant, d’être pris en otage par des organismes ou gouvernements cherchant à instrumentaliser la cause des francos à l’extérieur du Québec pour faire reculer au Québec la cause du français comme langue commune.
En matière d’immigration, le Québec pourrait attirer beaucoup plus de jeunes francophones hors Québec en leur offrant certains incitatifs matériels pour les aider à s’installer au Québec ou encore pour venir y étudier. À cet effet, l’État québécois pourrait réserver aux seuls francophones hors Québec le tarif étudiant canadien non résident, à condition qu’ils viennent étudier au Québec en français dans des institutions scolaires de langue française, comme les universités de Montréal, Laval, Sherbrooke, ainsi que dans toutes les constituantes de l’Université du Québec et autres institutions comme les HEC, etc.
MBC: Est-ce que le Québec, selon vous, est condamné à terme à connaître un semblable destin? À quelles conditions le peuple québécois peut-il éviter de devenir étranger à lui-même et étranger chez lui?
JH: Il n’y a pas de fatalité en histoire, mais le peuple québécois à l’instar des autres sociétés humaines doit faire preuve de lucidité, de constance et d’audace pour surmonter les aléas de l’histoire, s’il ne veut pas disparaître. En ce début d’année 2020, la principale menace existentielle qui pèse contre la nation québécoise est d’ordre démolinguistique. En effet, Statistique Canada projette que la majorité de langue maternelle française au Québec va chuter dramatiquement, en passant de 79% en 2011 à environ 69% en 2036. Les causes principales de ce déclin sont des seuils d’immigration parmi les plus élevés au monde conjugués à un taux de transfert des allophones vers l’anglais qui frôle les 50%.
Ajoutons à ce tableau dramatique l’anglicisation du système scolaire francophone du primaire à l’Université en passant par le cégep français qui perd sa clientèle au profit de cégeps anglais que fréquentent de plus en plus les francophones et les allophones, qui s’y retrouvent même en majorité. Enfin, il y a le bilinguisme tous azimuts des secteurs publics et parapublics québécois, surtout sur l’île de Montréal, qui mine insidieusement l’importance du français comme langue commune des Québécois.
Afin d’éviter que le peuple québécois ne devienne étranger à lui-même et étranger chez lui, il faut adopter de toute urgence les mesures suivantes:
- Réduire durablement les seuils d’immigration sous le niveau historique de 30 000 nouveaux arrivants par année et les faire fluctuer au gré des cycles économiques;
- Renforcer le rayonnement du français par rapport à l’anglais en mettant fin au bilinguisme intégral de l’État québécois;
- Enrayer l’anglicisation du système scolaire francophone en appliquant la loi 101 à l’ensemble du système collégial;
- Enfin, comme le propose Frédéric Lacroix, dans L’Aut’Journal, «nous devrions dégager le premier et le deuxième cycle du primaire des cours d’anglais afin de rétablir la prédominance du français au primaire.» Et l’auteur d’ajouter que des notions de langues autochtones du Québec pourraient être introduites dans un cours d’introduction à la diversité des langues du monde, ce qui aurait plusieurs avantages, «dont celui de tisser des liens avec les nations autochtones présentes au Québec (ex.: Algonquin en Abitibi, Innu sur la Côte-Nord, Attikamek en Mauricie, etc.) et de développer la conscience du territoire chez les jeunes.»
Encore une fois, afin d’éviter que le peuple québécois ne devienne étranger à lui-même et étranger chez lui, il doit agir prioritairement sur trois fronts, celui de l’immigration, celui de l’éducation et celui de la langue de communication de l’État.