En Ukraine : vers de nouvelles surprises ?

Ba50ecca7c8b4d1b479c28f135b34c6f

Bref retour à la réalité


Samir Saul et Michel Seymour


Respectivement professeur d’histoire et professeur retraité de l’Université de Montréal


À l’orée de 2023, en attendant de nouveaux tournants dans le conflit en Ukraine, prenons du recul pour faire une évaluation provisoire. Boîte à surprises, cet affrontement est émaillé de caractères étonnants, de situations inattendues et de comportements imprévus.


À la suite du démantèlement du bloc de l’Est, les États-Unis jouissent d’une hégémonie sans partage. Mais, depuis 2007-2008, l’unipolarité qu’ils incarnent est remise en question par la multipolarité, ou le polycentrisme, que prônent la Russie et la Chine.


Leur promotion de leur souveraineté ressemble à ce que d’autres pays souhaitent, mais, vu les capacités de la Russie et de la Chine, elle est autrement plus inquiétante pour la primauté états-unienne et le contrôle états-unien de l’économie mondiale. Voilà la cause du conflit entre les États-Unis, et la Russie et la Chine.


Poursuivant les guerres sans fin au Moyen-Orient, les États-Unis opèrent un « pivot vers l’Asie » pour affronter la Chine. Sous couvert d’apostolat pour « la démocratie », leur attention est consacrée à ce pays dont le PIB dépassera bientôt le leur.


La Chine est définie comme un « rival systémique », seul en mesure de mettre un terme à leur domination. Quant à la Russie, elle n’est qu’au second rang comme cible et méprisée, même si elle produit toute la panoplie des armes qu’ils possèdent et les devance pour certaines.


Tout change en 2020. Avec Biden à la Maison-Blanche, néoconservateurs et impérialistes libéraux sont en selle. Chez eux, la russophobie est plus intense que la sinophobie. Se multiplient alors les heurts en mer Noire en 2021.


Surprise : la Russie est désormais première dans le viseur de Washington, même si la provocation Pelosi en août 2022 indique que la Chine n’est pas oubliée. Sans doute compte-t-on expédier la Russie en un tournemain pour se concentrer sur la Chine.


La Russie lève la tête


L’action états-unienne entraîne la réaction russe. En novembre 2021, pour la première fois, Moscou met le poing sur la table avec l’exigence de l’arrêt de l’expansion de l’OTAN et la signature d’un accord sur une structure de sécurité européenne. Nouveau, le ton est appuyé par une armée massée à la frontière avec l’Ukraine. La Russie essuie un refus.


Désireuse de joindre le monde occidental, persistant à vouloir s’entendre avec des « partenaires » qui la conspuaient, la Russie postsoviétique semblait vouée à plier l’échine indéfiniment. Tant de stoïcisme devenait gênant, voire dangereux, car il enhardissait ses vis-à-vis. De discours poli à échange courtois, elle avait beau plaider pour l’intérêt commun et faire appel à la rationalité de ses interlocuteurs ; cela lui valait davantage de pression et renforçait leur conviction bien ancrée qu’elle était faible. Mais l’avance de l’OTAN et la guerre dans le Donbass finissent par produire un soudain revirement.


Une nouvelle surprise émerge de son intervention en Ukraine. Débutant « à l’américaine », avec un assaut aérien, elle pointe vers une prise de contrôle rapide du pays. Puis apparaissent des faits singuliers : les organes de l’État ukrainien ne sont pas visés, des dignitaires occidentaux sont reçus à Kiev sans que leurs séjours soient troublés, les infrastructures civiles ne sont pas touchées, contrairement au sort de Bagdad et de Belgrade, enfin le corps expéditionnaire de 190 000 hommes est insuffisant pour occuper un grand pays de 44 millions d’habitants. En revanche, une négociation est vivement recherchée.


On se rend compte que remporter une victoire militaire n’est pas l’objectif assigné à l’« opération militaire spéciale ». La Russie ne fait qu’une démonstration de force en appui à sa quête d’un règlement diplomatique.


La situation est incongrue. Manifestement, la page n’est pas encore tournée sur l’espoir de raisonner les « partenaires ». Tandis que les Occidentaux dénoncent un impitoyable blitzkrieg, la critique en Russie s’impatiente : quand fera-t-on preuve de sérieux ?


De fait, la stratégie est inadaptée. Elle mise sur la volonté des Occidentaux d’éviter une guerre qui pourrait déraper, alors même que ceux-ci proclament sans ambages que leur but est d’éreinter la Russie, l’Ukraine faisant office de bélier dans une guerre par procuration. La négociation est exclue.


Au tour de la Russie d’être surprise. Ses forces sont alors lancées au combat dans le Donbass contre une armée ukrainienne modernisée par l’OTAN, supérieure en nombre et retranchée dans de solides fortifications construites depuis 2014 avec l’aide de l’OTAN.


À partir d’avril, une vraie guerre se déploie, et son allure est inattendue : des duels classiques d’artillerie évocateurs de l’ère pré-high-tech. Inversant la doctrine, l’offensive russe s’effectue en infériorité numérique. Un cinquième de l’Ukraine est pris, mais le problème des sous-effectifs ne se dément pas.


La brèche d’un front dégarni près de Kharkov en septembre induit la mobilisation de 300 000 réservistes. Se réalisera vraisemblablement en 2023 l’opération qui était attendue au début 2022. La résolution sera militaire ; la diplomatie attendra le verdict des armes, approche à laquelle souscrit aussi la partie ukrainienne, mais pour des motifs opposés.


La débâcle qui n’a pas eu lieu


La rapidité de la défaite russe devait résulter de l’effondrement du pays sous l’effet dévastateur de la saisie de ses avoirs en devises et de « paquets » de sanctions d’une intensité « nucléaire ». Des dirigeants occidentaux se laissent aller à des prédictions sur le court délai avant l’écroulement de l’économie russe, tandis que se multiplient les spéculations sur les troubles sociaux, la chute du régime et la désagrégation de l’État. Le bannissement de la culture russe effacerait jusqu’au souvenir de ce paria.


Grande est la surprise de voir la Russie s’en tirer sans trop de mal, car elle s’est préparée depuis les sanctions infligées en 2014. Pire, la cote de popularité de Poutine dépasse insolemment les 80 %, loin devant ses homologues occidentaux. Pas pour la première fois, les apprentis-conquérants méconnaissent le patriotisme russe.


En Russie, les invasions et les malheurs de l’« ouverture » des années 1990 ne font pas de nostalgiques. L’échec inattendu de l’avalanche de sanctions préfigure la désuétude de cette arme surutilisée. Surprise connexe : la Russie ne manque ni d’obus ni de missiles, la retenue du début ayant été incomprise par les « analystes » occidentaux.


Dernière surprise : il ne faudra pas s’étonner si l’issue militaire en Ukraine, quelle qu’elle soit, n’amène pas un règlement. Des conflits récents sont restés en l’état, même après la victoire d’une des parties, comme en Syrie.


L’affrontement États-Unis–Russie est général ; il dépasse l’Ukraine. La Russie ne s’étant pas effondrée comme anticipé et les États-Unis ne pouvant encaisser un revers, le face-à-face OTAN-Russie sera prolongé.


Une augmentation des forces russes à 1,5 million de soldats vient d’être décidée pour y parer. Entre-temps, la priorisation du « théâtre » européen tendra à différer les hostilités sur le « théâtre » asiatique, éphémère contrecoup positif d’un colossal gâchis.



Tel qu’indiqué dans nos règles de modération, Le Devoir encourage un débat respectueux, mais se réserve le droit de fermer un texte aux commentaires en tout temps. C’est notamment le cas lorsqu’un texte suscite un trop grand nombre de commentaires contenant des propos injurieux ou hors sujet, de même que des attaques personnelles entre des lecteurs ou envers l’auteur ou l’autrice d'un texte.


Featured 1d488d7c935cf1a9ffd730498cd578a8

Michel Seymour25 articles

  • 9 731

Michel Seymour est né en 1954 à Montréal. Très tôt, dès le secondaire, il commence à s’intéresser à la philosophie, discipline qu’il étudie à l’université. Il obtient son doctorat en 1986, fait ensuite des études post-doctorales à l’université Oxford et à UCLA. Il est embauché à l’université de Montréal en 1990. Michel Seymour est un intellectuel engagé de façon ouverte et publique. Contrairement à tant d’intellectuels qui disent avec fierté "n’avoir jamais appartenu à aucun parti politique", Seymour a milité dans des organisations clairement identifiées à une cause. Il a été l’un des membres fondateurs du regroupement des Intellectuels pour la souveraineté, qu’il a dirigé de 1996 à 1999. Pour le Bloc québécois, il a co-présidé un chantier sur le partenariat et a présidé la commission de la citoyenneté. Il est toujours membre du Bloc, mais n’y détient pour l’instant aucune fonction particulière.





-->