L’enjeu en Ukraine, c’est l’avenir du capitalisme mondialisé

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Rare moment de vérité dans nos médias


par Samir Saul et Michel Seymour


De grande portée, le conflit en Ukraine n’est qu’une phase d’un conflit mondial qui a commencé avant. Dans le domaine des relations internationales, les forces motrices et agissantes sont souvent voilées par des faits de surface, tels les péripéties militaires et le tintamarre des discours apologétiques ou dénonciateurs. L’enjeu en Ukraine n’est pas l’Ukraine : c’est l’avenir du capitalisme mondialisé, néolibéral, financiarisé et régi par les États-Unis, c’est-à-dire le modèle mis en place depuis les années 1980. Pendant que les parties fourbissent leurs armes en préparation de la prochaine étape des combats, pendant que se poursuit une débile propagande à laquelle le public a cessé de prêter attention, on se doit d’aller au fond des choses.


Économie mondiale hiérarchisée


La mondialisation a été l’expédient trouvé comme sortie de l’impasse à laquelle faisait face l’économie occidentale à la suite de l’épuisement de la croissance des Trente Glorieuses. Le capitalisme est restructuré et sa base territoriale élargie. Les activités productives étant devenues moins rentables, elles sont délocalisées dans le monde « en voie de développement ». L’Occident se réserve les fonctions de commandement, les industries militaires, la haute technologie et les secteurs plus rentables de la finance et des services.


Le mondialisme néolibéral est hiérarchique. Au sommet, les États-Unis régentent le système, se servent du dollar pour drainer les ressources du monde à leur profit et conservent la fonction clé de bras armé de l’ensemble. Au deuxième échelon, l’Europe, le Japon et le Canada reproduisent la formule états-unienne et sont progressivement désindustrialisés, financiarisés et tertiarisés, tandis que leur politique étrangère et militaire est intégrée dans celle des États-Unis. Au bas de l’échelle, le reste du monde, plus de 80 % de l’humanité, est censé produire les articles industriels et les matières premières dans des économies de sous-traitance.


En position subalterne et appelées à avaler des couleuvres dans les différends avec les États-Unis, les élites des pays du deuxième échelon trouvent néanmoins leur compte dans le capitalisme mondialisé, d’où une loyauté intéressée envers le chef de file états-unien, quoi qu’il en coûte à leurs populations et à l’indépendance de leurs pays. L’américanisation, les programmes de formation aux États-Unis et le globish aidant, elles tendent à se fondre dans celle des États-Unis. Quant aux élites des pays de dernier rang, leur part bénéficiaire dans la mondialisation est, sauf exceptions individuelles, la plus petite, et la marge de manoeuvre de leurs pays, la plus faible.


Les tribulations du mondialisme américanocentré


Elles sont de deux ordres, l’un économique, l’autre politique. Encensée à ses débuts comme le gage d’une prospérité sans limites et sans fin, la mondialisation néolibérale financiarisée révèle sa nature d’économie-casino dans des crises et des éclatements de bulles à réverbérations internationales, notamment en 1987, en 1994, en 1997 et en 2008. Par ailleurs, comme il était prévisible, les économies qui réalisent la production de biens matériels supportent mal leur statut de subordonnées aux économies rentières des échelons supérieurs de la pyramide. Leurs intérêts s’expriment sur le plan politique dans des velléités d’autonomie concrétisées par leurs États.


Or, la mondialisation requiert la soumission des États, leur ouverture aux interventions extérieures et le retrait de pans entiers de leur souveraineté. Le monde unipolaire ne connaît que l’État de l’hégémon états-unien, les autres n’étant que des prolongements locaux. Monolithique, il ne saurait tolérer les tendances autonomistes, encore moins les retraits ou les déconnexions, sous peine de voir un cas réussi donner l’exemple et entraîner des imitations en chaîne.


C’est le motif des opérations de renversement de régime en Irak, en Iran, en Libye, en Syrie, au Venezuela, au Yémen des 30 dernières années : détruire des États pour désarticuler des sociétés et faire régresser des économies afin de leur retirer les moyens d’une possible autonomie.


La Russie et la Chine


La même méthode est appliquée à la Russie et à la Chine, soit la pression militaire par le truchement de l’Ukraine et de Taïwan, les menaces économiques, les campagnes médiatiques et les tentatives de changement de régime. Le renforcement de ces deux pays coïncide avec l’affaiblissement relatif des États-Unis, tant et si bien que leur réduction devient une condition préalable au maintien de l’hégémonie états-unienne. Un échec exposerait le mondialisme américanocentré à un éventuel détricotage. Sans gêne, la National Security Strategy de Biden, diffusée en octobre 2022, énonce la séquence : abattre la Russie, puis la Chine.


Saigner la Russie en Ukraine et provoquer son écroulement est la politique claironnée par les États-Unis. Le but est la déstabilisation et l’effondrement intérieur. Cela revient à poser une menace existentielle à l’État russe et à la Russie comme pays, situation explicitement prévue par la doctrine de l’utilisation de l’arme nucléaire. La troisième guerre mondiale se profile derrière cette stratégie.


Advenant que la guerre nucléaire soit évitée, un succès des États-Unis contre la Russie prolongerait leur hégémonie et fragiliserait la Chine, destinée au même traitement. Pour la Russie, un démantèlement pourrait constituer la pire calamité de son histoire, déjà émaillée de désastres péniblement surmontés. Les années Eltsine paraîtraient heureuses par comparaison. En marge, déboussolée et à la dérive, l’Europe aura fort à faire pour sauver son économie, compromise par les sanctions antirusses. Qualifier tous ces enjeux d’énormes tient de la litote.

 




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Michel Seymour25 articles

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Michel Seymour est né en 1954 à Montréal. Très tôt, dès le secondaire, il commence à s’intéresser à la philosophie, discipline qu’il étudie à l’université. Il obtient son doctorat en 1986, fait ensuite des études post-doctorales à l’université Oxford et à UCLA. Il est embauché à l’université de Montréal en 1990. Michel Seymour est un intellectuel engagé de façon ouverte et publique. Contrairement à tant d’intellectuels qui disent avec fierté "n’avoir jamais appartenu à aucun parti politique", Seymour a milité dans des organisations clairement identifiées à une cause. Il a été l’un des membres fondateurs du regroupement des Intellectuels pour la souveraineté, qu’il a dirigé de 1996 à 1999. Pour le Bloc québécois, il a co-présidé un chantier sur le partenariat et a présidé la commission de la citoyenneté. Il est toujours membre du Bloc, mais n’y détient pour l’instant aucune fonction particulière.





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