En Pologne, un trou dans la mémoire collective

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La tragédie oubliée : 3 millions de Polonais morts durant la Seconde Guerre mondiale

Les bambins qui jouent dans la cour de la rue Miodowa ressemblent aux enfants de leur âge. Les mêmes sourires, les mêmes cris de joie et les mêmes pleurs. Pourtant, à Cracovie, ils sont les premiers depuis 70 ans à être inscrits dans une garderie juive. L’an dernier, le Centre culturel juif, installé au coeur de l’ancien quartier des synagogues (Kazimierz), a répondu à la demande d’une trentaine de parents qui voulaient que leurs enfants jouissent d’une éducation juive. Une éducation à laquelle eux, nés à la fin de l’ère communiste, n’avaient jamais eu droit.


Cette garderie se veut le symbole du renouveau qui s’est emparé de cet ancien quartier juif depuis une vingtaine d’années. Alors qu’avant la guerre, à Cracovie, un habitant sur trois était juif, comme dans la plupart des grandes villes de Pologne, la capitale culturelle polonaise ne compterait plus aujourd’hui que quelques milliers de juifs. Et encore. Pourtant, le Centre culturel juif fondé il y a dix ans à peine ne dérougit pas. On vient y suivre des cours d’hébreu et de yiddish, y découvrir les grands auteurs juifs du siècle dernier et même apprendre à apprêter la carpe farcie et à faire cuire le traditionnel gâteau au fromage.


« On assiste à un véritable renouveau de la culture juive à Cracovie », dit le directeur adjoint du centre culturel, Sebastian Rudol, lui-même né dans une famille catholique de Chrzanow, située à 20 kilomètres d’Auschwitz. Une ville dont il découvrit vers l’âge de 12 ans qu’elle avait été majoritairement juive avant la guerre. « C’est là que j’ai eu le sentiment qu’on ne pouvait pas comprendre la Pologne sans tenir compte de son héritage juif », dit-il.


UNE MARÉE ROUGE ET BLANC DÉFERLE SUR VARSOVIE


On avait annoncé une manifestation d’extrême droite, car l’an dernier des banderoles portant des slogans en faveur de l’« Europe blanche » s’étaient glissées dans le cortège. C’est plutôt une marée blanc et rouge, aux couleurs du drapeau polonais, qui a déferlé sur Varsovie ce dimanche pour célébrer le centième anniversaire de l’indépendance retrouvée au moment de l’Armistice, le 11 novembre 1918.



Dès la matinée, des familles ont commencé à se réunir devant le Palais de la culture au centre-ville. Plusieurs étaient venus avec leurs grands-parents et leurs petits-enfants. Lorsque le cortège s’est finalement ébranlé, avec une bonne heure de retard, ils étaient déjà plusieurs dizaines de milliers à patienter dans le froid portant une cocarde, un bandeau ou un drapeau aux couleurs de la Pologne. Selon le ministère de l’Intérieur, environ 200 000 personnes auraient participé à cette manifestation bon enfant qui n’avait réuni que 60 000 personnes l’an dernier.



Après une tentative d’interdiction et des négociations avec les organisateurs, c’est finalement le président, Andrzej Duda, le premier ministre, Mateusz Morawiecki, et le chef du parti conservateur au pouvoir (PiS), Jarosław Kaczyński, qui ont pris la tête de cette « marche commune pour la Pologne ». Afin d’éviter les débordements, les pancartes et les bannières autres que celles aux couleurs du pays avaient été interdites. Seule exception, des fumigènes rouges ont rythmé la manifestation. Les rares militants extrémistes dont on avait annoncé la venue, souvent de l’étranger, auront été noyés dans la marée humaine.



Plus tôt, les divisions politiques étaient apparues plus évidentes. Sur la place du général Pilsudski, fondateur de la République, les cérémonies militaires se sont déroulées sans les représentants de l’opposition ni les anciens présidents Walesa, Kwasniewski et Komorowski. Seul l’ancien premier ministre libéral et président du Conseil européen, Donald Tusk, qui aurait des visées sur la présidence, a déposé une gerbe de fleurs sur la tombe du Soldat inconnu. La soirée s’est terminée par un gigantesque feu d’artifice.


Pour nombre de descendants des anciennes familles juives d’avant-guerre, le renouveau juif de Cracovie avec son festival international, ses commerces ethniques, ses vendeurs de souvenirs et ses dizaines de milliers de touristes qui défilent chaque année a pourtant quelque chose de factice et de folklorique.


Nouvelle polémique


« On ne refait pas l’histoire. C’est comme ça. C’est tout », tranche l’écrivaine et journaliste Anna Bikont, qui déplore qu’il n’y ait toujours pas de véritable mémoire de la Shoah en Pologne. En 2004, cette journaliste qui a découvert ses racines juives sur le tard vers l’âge de 33 ans a créé un choc avec la publication de son livre intitulé Le crime et le silence (Denoël). À la suite des travaux de l’historien américain Jan Tomasz Gross (Les voisins, Fayard), qui démontraient à l’encontre de l’idéologie officielle que de très nombreux Polonais avaient participé à l’extermination de 90 % des Juifs de Pologne, Anna Bikont entreprit de recueillir les témoignages des derniers survivants du pogrom de Jedwabne. Un village situé aux confins de la Biélorussie et de la Lituanie où furent exterminées plusieurs centaines de Juifs dès 1941, peu après l’arrivée des Allemands et le départ des Russes.


« À l’exception de petits groupes ici et là, la mémoire de la Shoah n’existe pas en Pologne, dit Anna Bikont. On a pourtant tué des Juifs partout. Le sang a coulé dans les rues de toutes nos villes. Mais, on a oblitéré tout ce qui était juif. On ne veut se souvenir que de notre propre martyrologie. » Chaque année, rappelle-t-elle, des bus viennent de Varsovie pour commémorer le pogrom de Jedwabne. Mais la population locale n’y participe guère.


Au début de l’année, le gouvernement a d’ailleurs relancé la polémique en tentant de criminaliser toute référence à la responsabilité de la nation ou de l’État polonais dans l’extermination de 10 % de la population du pays. Si le texte de la loi a finalement été modifié, afin de calmer les critiques d’Israël et des États-Unis, il représente pour nombre d’historiens une forme de « blanchiment de l’histoire ». Comme si le pays était toujours incapable de reconnaître l’évidence de la participation d’une partie non négligeable de la population polonaise à ces massacres. Anna Bikont n’hésite pas à parler d’un backlash mené au nom de la lutte contre la repentance et pour la préservation de la fierté nationale.


Un débat en panne


On a parfois l’impression que les 3 millions de Polonais morts durant la guerre regardent en chien de faïence les 3 millions de Juifs exterminés durant la même période dans les camps de la mort. Il est vrai que l’État polonais, en exil dès 1939, n’a jamais participé à l’extermination des Juifs et qu’il a même dénoncé dès 1941 les déportations et les crimes de masse commis à leur encontre. Les ambassades polonaises n’hésitent d’ailleurs jamais à protester chaque fois qu’on évoque « les camps de la mort polonais ». Même Barack Obama avait dû s’excuser d’avoir omis de dire qu’ils étaient plutôt « en Pologne ».


Il est aussi vrai que le pays compte plus de 6000 justes, dont Jan Karski et Irena Sendler, honorés par le mémorial de Yad Vashem à Jérusalem pour avoir sauvé des milliers de Juifs. Cela exonère-t-il pour autant les Polonais de la participation de nombre de leurs concitoyens à ces massacres dès l’arrivée des Allemands ?


Le débat sur ces questions est relativement récent, temporise Dariusz Stola, qui dirige le Musée de l’histoire des juifs polonais à Varsovie. Et les 45 ans de glacis soviétique n’ont pas aidé à éclaircir les choses, dit-il. « Pourtant, depuis 1987, il ne se passe pas deux ans sans que la question ressurgisse. En 2001-2002, le livre de Tomasz Gross, même s’il contenait certaines exagérations — comme lorsqu’il affirmait que la moitié du village avait exterminé l’autre moitié — a déclenché un débat qui a touché tout le monde. Comme historien, c’est la plus belle chose que j’ai vue de ma vie. »


Stola déplore cependant que, depuis l’apparition des réseaux sociaux, le débat ait tendance à dégénérer. « Depuis dix ans, les échanges sont devenus brutaux et se sont radicalisés. Ces réseaux sont en train de tuer toute discussion démocratique. » Il estime néanmoins que cette violence est largement symbolique. « Comparer l’époque actuelle aux années 1930 est parfaitement ridicule, dit-il. À cette époque, les Juifs étaient agressés dans les rues et il y avait des émeutes raciales. Aujourd’hui, le débat a beau être hystérique, il y a de moins en moins d’agressions antisémites. Le nombre de graffitis antisémites est d’ailleurs en baisse… car on les fait sur Internet. »


Peu d’antisémitisme


Récemment, le président Andrzej Duda a demandé pardon aux Juifs expulsés de Pologne par les communistes lors de la campagne antisémite de 1968. En dépit des réticences du pays à reconnaître ses torts dans la Shoah, « la Pologne reste probablement un des lieux les plus sûrs pour un Juif aujourd’hui », affirme Avi Baumol, représentant à Cracovie du grand rabbin de Pologne. « L’histoire y est peut-être plus lourde à porter, mais il y a moins d’agressions antisémites en Pologne qu’en France. Peut-être parce qu’il n’y a pas de communauté musulmane, il y a très peu d’antisémitisme en Pologne. »


Ce Juif israélien né à New York et qui a vécu à Vancouver dit avoir dû faire lui-même des efforts pour comprendre que les Polonais avaient eux aussi perdu trois millions de leurs compatriotes durant la guerre. « Certes, ce n’est pas un crime du même ordre que la Shoah, c’est très différent, mais ça reste un crime lourd à porter ». Il rappelle que la femme de l’actuel président, Agata Kornhauser-Duda, est originaire de Cracovie et qu’elle a un père juif. Il y a quelques mois elle est d’ailleurs venue discuter avec les membres du Centre culturel juif. « Dans mes pires rêves, dit-il, je ne vois pas le moindre lien entre les années 1930 et ce que je vois aujourd’hui en Pologne. »


L’historien Dariusz Stola a souvent comparé la peur des Polonais de reconnaître pleinement le rôle des leurs dans la Shoah à ce que dit ce Juif mort dans le poème du grand poète Czeslaw Milosz intitulé Un pauvre chrétien regarde le ghetto. Voilà soudain le corps en décomposition pris de peur sous le regard d’un chrétien et qui s’exclame :


Mon corps brisé me livrera à sa vue


Et il me comptera parmi les aides de la mort


Deuxième d’une série de trois textes



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