Par Corine Lesnes (Washington, correspondante) - Pour les syndicats américains, "c'est un test". Pour le Tea Party, "c'est un test". Pour les partis démocrate et républicain, "c'est un test". Toute la classe politique attend avec fièvre les résultats du scrutin de rappel (recall) du gouverneur du Wisconsin, Scott Walker, l'homme qui a osé s'attaquer aux droits syndicaux dans la fonction publique. A cinq mois des élections présidentielle et parlementaires de novembre, le scrutin promet de préfigurer le débat de l'automne. Et le camp qui sortira vainqueur le 5 juin aura le vent en poupe pour entamer la campagne nationale.
Le gouverneur Walker avait été porté au pouvoir par la vague Tea Party de 2010. Deux ans avant le terme normal de son mandat, il affronte le maire démocrate de Milwaukee, Tom Barrett, en vertu de la procédure d'invalidation connue sous le nom de recall. Ce dispositif a été utilisé en Californie - contre le gouverneur Gray Davis en 2003, au profit d'Arnold Schwarzenegger - mais est rarissime à ce niveau de responsabilités. Si Scott Walker est battu le 5 juin, ce sera la troisième fois seulement en deux siècles qu'un gouverneur est destitué.
Pour la gauche, c'est l'aboutissement d'une révolte de plus de quinze mois, depuis ce jour de février 2011 où le nouvel élu, l'un des tonitruants gouverneurs du Tea Party, s'est mis en tête de réduire les déficits en coupant dans les retraites et l'assurance-santé des fonctionnaires et en réduisant leur droit de négociation par conventions collectives.
A la surprise générale, le Wisconsin, Etat pondéré du nord des Grandes Plaines, s'est enflammé. En plein hiver, plusieurs centaines de milliers de fonctionnaires, d'éducateurs, d'étudiants et de citoyens en général ont occupé le Capitole de Madison, la capitale, pendant des semaines pour empêcher le passage de la loi numéro 10. Les sénateurs démocrates ont refusé de siéger pour empêcher le vote, faute de quorum. Devant la menace du gouverneur de les réquisitionner par la force publique, quatorze d'entre eux se sont enfuis dans l'Illinois voisin, où ils ont passé deux semaines rocambolesques dans un motel. Une sorte de révolte des "indignés" qui a préfiguré le mouvement Occupy Wall Street de l'automne 2011.
LA STRATÉGIE DES FRÈRES KOCH
D'entrée, la bataille a pris une dimension symbolique : c'est dans le Wisconsin, Etat de forte influence germanique, que les premières conventions collectives ont été signées en 1959. Et rapidement, il a été clair que l'offensive anti-syndicats faisait partie d'une stratégie nationale développée par les libertariens de l'école des frères Koch, les puissants bailleurs de fonds du Tea Party, pour réduire la taille de la fonction publique et imposer un "gouvernement limité".
Dans l'Ohio, le gouverneur John Kasich, émule de Scott Walker, a tenté d'imposer une loi encore plus stricte (en cas de conflit sur la convention collective, l'employeur a le droit d'imposer ses vues). En deux mois, la conférence nationale des assemblées locales a recensé plus de cent projets de lois attaquant les syndicats du secteur public. Scott Walker n'a pas caché quelle était sa mission : "Changer le cours de l'Histoire." Ni sa référence : la grève des contrôleurs aériens d'août 1981, brisée par Ronald Reagan au prix de 11 345 licenciements. Le poids des syndicats n'a plus jamais été le même. Depuis 1981, le nombre de grèves est passé de 300 par an en moyenne à une trentaine à peine.
Pour en arriver au 5 juin, il a fallu à la gauche le travail de fourmi de centaines de militants venus de tout le pays afin de réunir 900 000 signatures en faveur du recall, soit 300 000 de plus que le nombre requis (le Tea Party a organisé des brigades de volontaires pour inspecter les signatures une à une). Tout ce que la gauche compte d'associations (Moveon.org ; Democracy for America, le groupe fondé par le progressiste Howard Dean) a mobilisé ses donateurs.
Les activistes font face à la puissance de feu colossale déployée par les républicains et les milliardaires Charles et David Koch, qui financent Americans for Prosperity, un rassemblement pro-Tea Party galvanisé par l'idée d'une bagarre contre deux de ses bêtes noires : le "Big Labor" (le mouvement syndical) et le "Big Government". Selon la presse, les démocrates ont consacré 5,8 millions de dollars à la campagne anti-Walker. Mais les républicains ont dépensé trois fois plus (17,8 millions). Quant à la cagnotte de campagne de Scott Walker, plus de la moitié des sommes collectées vient de l'extérieur de l'Etat.
Les sondages placent le gouverneur sortant légèrement en tête. Pour les républicains, Scott Walker, 44 ans, un fils de pasteur qui se flatte de "commencer ses journées comme [il] les termine : à genoux", fait figure de héros. Dès sa prise de fonctions, avant laquelle il occupait un emploi relativement obscur d'administrateur de comté, il a appliqué les recettes du Tea Party : réductions d'impôts de 142 millions, bien que l'Etat enregistre un déficit de 137 millions ; renvoi à Washington des subventions pour le train à grande vitesse (810 millions) et même pour la lutte contre l'obésité (28 millions), mais coupes dans les crédits pour l'éducation (1 milliard), l'assurance-santé pour les plus pauvres (Medicaid), et baisse de 8 % des salaires des fonctionnaires.
BAGARRE ENTRE DÉMOCRATES
Sa popularité étant en chute libre, Scott Walker n'a qu'à peine mis de l'eau dans son vin, ce qui a encore renforcé l'admiration des républicains pour son "courage" politique (sa dernière mesure a été de faire abroger la loi sur l'égalité des salaires qui permettait aux femmes d'engager des poursuites pour discrimination). A l'entendre, faire payer les fonctionnaires a du bon : le budget de l'Etat est désormais à l'équilibre et le taux de chômage au plus bas depuis 2008 (6,7 %). En revanche, le Wisconsin est le dernier du pays pour les créations d'emploi.
Comme souvent, les démocrates souffrent de leurs bagarres internes : ils ont dû organiser une élection primaire fin mars pour départager le maire de Milwaukee, soutenu par l'appareil traditionnel (mais qui avait perdu contre Scott Walker en 2010), et Kathleen Falk, une candidate issue de la base soutenue par les syndicats. Au grand désespoir des militants locaux, qui crient à la trahison, l'état-major national du parti n'a pas investi aussi lourdement que les républicains dans la bataille. Tous les responsables démocrates, il est vrai, n'étaient pas favorables à un recall aussi coûteux en période électorale. Mais la gauche est encouragée par l'exemple de l'Ohio. La loi "anti-syndicale" y a été révoquée à une forte majorité (62 %) lors d'un référendum en novembre 2011.
Barack Obama, une fois de plus, est obligé de manœuvrer. Lui qui avait gagné le Wisconsin avec 14 points d'avance sur John McCain en 2008 ne peut laisser tomber ses amis démocrates. Pas plus qu'il ne peut ignorer le combat des syndicats, puissants financiers de sa campagne et précieux auxiliaires quand viendra le moment de faire du porte-à-porte en novembre. Il a donné quelques signaux, mais discrets. "Je rejette l'idée qu'il soit nécessaire de répudier les droits de négociation syndicale pour être compétitif dans l'économie mondiale", a-t-il déclaré en présentant son plan de défense de l'emploi à la rentrée 2011. Ce soutien est jugé trop timide par la base, mais le président ne tient pas à lier son sort à l'issue de ce bras de fer historique sur le modèle social à l'heure de la crise.
Corine Lesnes (Washington, correspondante)
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