De l'assurance-chômage à l'assurance-emploi... à l'assurance-entreprise: un véritable détournement

«Les indignés» dans le monde



Le 11 décembre dernier, la Cour suprême du Canada a rendu une décision unanime dans l'affaire du «détournement» de la Caisse d'assurance-emploi, euphémisme utilisé depuis 1996 pour parler du régime canadien d'assurance-chômage.
Le jugement de la Cour dispose de deux prétentions. D'une part, elle en vient à la conclusion que la part grandissante des cotisations des travailleurs et des employeurs destinées aux mesures «actives» d'employabilité est légitime et correspond à l'évolution «naturelle» du régime d'assurance-emploi. D'autre part, la Cour conclut que les manoeuvres du gouvernement fédéral, qui ont consisté pour des années précises (2002-2003 et 2005) à prélever les cotisations sans que l'affectation de celles-ci soit prévue par une délégation réglementaire appropriée, étaient inconstitutionnelles.
Dans son éditorial du 12 décembre dernier, Jean-Robert Sansfaçon se demande ce que diable la CSN et la FTQ sont allées chercher dans cette galère judiciaire. Je répondrai à cela sans réserve que les tribunaux constituent aussi, dans un régime démocratique, un lieu approprié pour crier son indignation. Et des motifs d'indignation, il n'en manque pas dans l'affaire du détournement de la Caisse d'assurance-emploi. Le juge Lebel, rendant jugement pour la Cour, l'a d'ailleurs très bien compris et a eu l'élégance de ne point s'offusquer du fait que l'on ait décidé de recourir aux tribunaux. À l'heure de la crise financière mondiale et des pertes d'emplois massives, de nouveaux motifs d'inquiétude s'ajoutent à l'indignation qui fut à la source de ce litige judiciaire.
L'évolution naturelle du régime d'assurance-chômage de 1940
Pour la Cour suprême du Canada comme pour la Cour d'appel du Québec, d'où émane la décision dont l'appel a été entendu, il semble naturel de remplacer un pourcentage significatif des prestations de chômage par des mesures actives d'emploi. Cette transformation téléguidée par le gouvernement fédéral durant la décennie 1990 était censée répondre aux changements dans l'économie et dans le marché du travail. Partant du principe que le régime canadien d'assurance-chômage est avant tout un régime destiné à répondre au risque social mutualisé de la perte temporaire de revenus, on peut se demander comment il est devenu naturel que la plus grande proportion des sommes dépensées au titre des mesures actives d'emploi échoie aux employeurs sous forme de subventions ou de suppléments aux salaires, ou encore de partenariats pour la création d'emplois ou d'une aide au travail indépendant. Appelons un chat... un chat. Les employeurs se régalent aujourd'hui, alors que précédemment, une portion significative des anciens programmes de dépannage économique financés par la même Caisse échouait dans les poches des travailleurs syndiqués touchés par une crise de l'emploi ou par une fermeture d'usine. Ces dépannages revêtaient diverses formes, dont des ententes de travail partagé ou des extensions de la période de prestations. Dans tous les cas de figure, les travailleurs et les travailleuses marginalisées et non syndiqués étaient et sont encore plus hors jeu.
La création d'une vision inclusive de la gestion du risque de chômage s'impose
La seule évolution souhaitable et naturelle du régime d'assurance-emploi qui nous apparaisse raisonnable consiste à développer une vision inclusive de la gestion du risque de chômage. Et il est urgent de requalifier ce risque hors du cadre rigide et opprimant de la Loi sur l'assurance-emploi. De risque temporaire qu'il était, le chômage est à vrai dire devenu le cauchemar de millions de travailleurs exposés à la précarité «à temps plein». Et l'encouragement des stratégies actives, dites aussi stratégies des portes tournantes (emploi temporaire -- nouveau programme -- nouvel emploi temporaire), n'a rien de naturel ni de souhaitable dans ce contexte. Bref, le régime actuel d'assurance-emploi ne répond ni aux besoins des chômeurs ni à ceux des travailleurs précaires.
Par ailleurs, l'argument qui consisterait à dire que le rapatriement total de la part des mesures actives d'assurance-emploi au Québec servirait mieux les travailleurs vulnérables a du plomb dans l'aile. Les stratégies québécoises déjà à l'oeuvre, y compris les stratégies de lutte contre la pauvreté, ne sont ni plus transparentes ni moins à l'avantage des employeurs que les stratégies fédérales actuelles.
À l'évidence, le véritable détournement dont il est ici question, sur le plan politique, consiste à avoir vidé de son sens le régime d'assurance-chômage au Canada. À l'heure où la grande entreprise industrielle canadienne crie au loup, il n'est pas banal de dénoncer ce détournement d'un régime d'assurance-chômage vers un régime nettement destiné à servir d'assurance-entreprise. Au rythme où vont les choses, les tribunaux trouveront sou peu non moins naturel que les employeurs soient identifiés comme les principaux bénéficiaires de ce régime.
Les mesures de protection sociale appartiennent aux citoyens, non aux citoyens corporatifs
On a célébré la semaine dernière le 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, laquelle énonce le droit de toute personne et de sa famille à un revenu suffisant ainsi que celui à la sécurité en cas de chômage. Les individus sont les premiers bénéficiaires de ce droit, non les entreprises. Et à l'heure de la crise financière et économique globale, il n'est pas superflu de le rappeler, alors que le gouvernement met en concurrence les individus et les entreprises dans le contexte de ses politiques (encore assez floues, pour dire le moins) de redressement.
C'est donc avec indignation qu'il faut dénoncer le détournement de sens des régimes destinés à la protection économique des plus faibles. Et s'il faut pour ce faire immoler une vache sacrée tel le Régime d'assurance-emploi canadien, eh bien, faisons-le. Mais faisons-le dans le respect des droits de toutes les personnes, non de manière détournée et au profit des employeurs. Car ces derniers n'ont pas encore démontré qu'en passant à la caisse, ils participent à la concrétisation des droits humains des plus vulnérables d'entre nous.
Des chantiers ont été amorcés timidement: le revenu de citoyenneté et le revenu minimum garanti, par exemple. Il est temps de leur redonner vie afin de favoriser une citoyenneté inclusive et d'éviter des guerres de catégories de travailleurs, guerre implicitement comprise dans la décision que la Cour suprême a rendue le 11 décembre dernier.
***
Me Lucie Lamarche, Chaire Gordon F. Henderson en droits de la personne, Université d'Ottawa, et professeure associée à la Faculté de science politique et de droit de l'Université du Québec à Montréal


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->