Longtemps adulée ou abhorrée avec une égale intensité, la figure de Charles de Gaulle paraît complexe, déroutante et équivoque, encore aujourd’hui. « Son côté contradictoire le rend très difficile à saisir », explique l’historien britannique Julian Jackson, éminent spécialiste de l’histoire de la France du XXe siècle, qui s’attache aux tiraillements fondamentaux qui ont forgé la pensée et la personnalité du « plus grand des Français », dans De Gaulle (Seuil), une imposante biographie qui fait l’événement en France et ailleurs.
Joint par Le Devoir à Paris, l’auteur de La France sous l’occupation (Flammarion, 2004) raconte avoir été fasciné par ces contradictions fondatrices. « [De Gaulle] était conservateur, mais il a souvent parlé de révolution. Il paraissait très froid, mais il bouillait à l’intérieur. Sa carapace classique dissimulait un côté romantique. Sa façade, raide, cachait sa timidité. Son humanité n’était pas toujours apparente. »
Or, Charles de Gaulle habite l’histoire et la mémoire de la France, insiste Julian Jackson. Si l’homme du 18 Juin fut l’âme et la voix presque unanimement admirée de la France libre de 1940 à 1944, le fondateur de la Ve République divisa le peuple français, entre autres, sur la question de l’indépendance de l’Algérie. Sa mort, le 9 novembre 1970, fut l’un des moments d’émotion collective les plus marquants de l’histoire de la France moderne.
L’action était importante, mais pour lui, la parole était fondamentale
Jackson est le premier de ses biographes à recourir aux archives de la Ve République pour étayer son analyse. Maîtriser les innombrables sources ne fut étonnamment pas son plus grand défi. « Dans ses écrits, comme les Mémoires de guerre, et ses échanges avec de proches collaborateurs, comme Alain Peyrefitte et Jacques Foccart, de Gaulle se mettait constamment en scène. J’ai dû percer le mythe qu’il a lui-même forgé autour de sa personne et ne pas y succomber. Cette part de mythe le rend également difficile à cerner. »
De Gaulle a connu de solides biographes comme Jean Lacouture, Paul-Marie de La Gorce et Éric Roussel. Jackson estime que ces ouvrages, aussi importants soient-ils, contiennent des biais qu’il résume dans l’introduction de son De Gaulle. Que Jackson soit d’origine britannique lui permet sans doute d’avoir une certaine distance par rapport aux controverses entourant son sujet. « Je ne me situe ni dans la tradition hagiographique ni dans la tradition anti-gaullienne. »
« D’ailleurs, poursuit-il, on apprécie mon livre en France parce qu’il montre autant les défauts du personnage qu’il en souligne la grandeur. » L’historien conserve la distance propre au biographe rigoureux. Il n’en éprouve pas moins une « énorme admiration pour l’acteur politique remarquable que fut de Gaulle. Il a beaucoup fait, avec très peu de moyens, notamment durant la guerre. »
Entre le verbe, l’action et l’écoute
Chez de Gaulle, le verbe et l’action paraissent inséparables. « Cet aspect est très important, souligne Jackson. Les mots qu’il a prononcés lors de son appel du 18 juin 1940 à la BBC, certes peu entendus, l’ont littéralement projeté dans l’Histoire. À mon sens, il a été le premier homme politique à se créer par la radio. Or, la radio, c’est la parole. Ses écrits montrent sa grande capacité à sculpter son image et son mythe par les mots. L’action était importante, mais pour lui, la parole était fondamentale ».
Tant à l’époque héroïque de la France libre qu’à celle, plus controversée, de la présidence de la Ve République, le Général a souvent projeté une image de lui-même marquée par l’impassibilité. Or, « il pouvait écouter attentivement, puis synthétiser et s’adapter, soutient l’historien. En multipliant les témoignages, j’ai voulu montrer combien il était capable d’une grande écoute et d’ouverture. Ses biographes précédents n’ont pas vraiment mis en lumière cette qualité rare chez un homme politique ».
Un « Vive le Québec libre ! » mal reçu
Julian Jackson consacre trois pages à la fameuse phrase litigieuse que prononça de Gaulle le 24 juillet 1967. Pour lui, le propos était prémédité, délibéré et illustre bien sa maîtrise du verbe. « De Gaulle avait compris que quelque chose bougeait au Québec. Ses quatre mots provocateurs s’inscrivaient dans une pensée structurée par rapport à sa conception de la décolonisation. Ils furent très mal reçus en France. On estima qu’il s’agissait d’un inutile dérapage initié par un homme vieillissant. Londres a jugé sa phrase à l’image de sa politique anti anglo-saxonne. Au final, je crois que cet épisode n’est pas si important dans la carrière du Général. Mais je comprends son impact au Québec. »
De Gaulle demeure omniprésent dans l’espace public français. Jackson estime qu’une certaine unanimité, impensable à son départ du pouvoir en 1969, entoure aujourd’hui le personnage. Comment l’expliquer ? « Grâce à lui, la France a figuré parmi les vainqueurs en 1945. Les Français vivent encore sous le régime qu’il a instauré avec la Ve République. »
« De Gaulle, poursuit-il, c’est aussi l’image d’une France qui n’est plus et qu’il incarnait : celle des Trente Glorieuses, de l’expansion économique, des intellectuels français mondialement connus, d’icônes comme Brigitte Bardot et la Citroën DS. » De Gaulle, c’est surtout un héritage, une certaine nostalgie, une vie dans le XXe siècle. Cette biographie en est l’écho.