par Marin de Viry, écrivain - D'abord, le scénario tendanciel dégradé : celui où nous sombrerons si les fossés culturels continuent de se creuser. Dans dix ans, quatre populations, de langue encore à peu près française mais socialement étrangères les unes aux autres, se regarderont avec l'air agacé d'un lama femelle qui croise un touriste. Elles n'auront plus aucune possibilité de fabriquer une culture commune. A la serpe, typologie de la catastrophe.
Segment 1 : ceux qui tireront leur culture d'un mélange de master in business administration (MBA) à Harvard et de jobs pas pingres à Shanghaï. Corneille s'éloigne très vite de leur esprit et ils n'ont, au bout de dix ans dans les états-majors de sociétés mondialisées, pas plus de chance d'aimer les beautés françaises qu'un Turkmène de tomber sous le charme de Proust. Peut-être même moins, si j'en juge par le mépris pressé vis-à-vis de la culture française des expatriés que je croise parfois.
Segment 2 : la cohorte des agrégés, les fondus de littérature, les amateurs d'histoire, les patriotes chafouins, les lecteurs de De Gaulle, etc., qui voient dans la culture française une contribution majeure à la civilisation universelle, tentent de la réanimer, et vénèrent ceux qui se succèdent au défibrillateur sans avoir encore réussi à faire repartir la vieille dame : Régis Debray, Richard Millet, Jean Clair, Alain Finkielkraut, etc. Ceux-là tentent de constituer un axe Bernanos-Jaurès pour que le beau manteau de cathédrales qui nous recouvre ne termine pas mité.
Segment 3 : les régionaux de l'étape, qui attendent surtout de la culture qu'elle enjolive leur intérêt de classe ou leur amour-propre collectif. Je mets dans ce segment aussi bien les bobos qui surpondèrent le métissage que les tenants d'un régionalisme exacerbé, les uns comme les autres adeptes d'un narcissisme de clocher.
Stimuli manufacturés
Enfin, segment 4 : les victimes pures, consommateurs passifs et automatiques de stimuli manufacturés dans des usines à fabriquer de la distraction correcte. Cela va des amateurs de la télé-réalité aux fanatiques : le néant est un. Ces segments étanches finiront par parler quatre français : le franglais pékinois pour les premiers, le français grand genre avec subjonctif imparfait pour le deuxième, un parler régional étanche (le parler Libé ou le patois savoisien...) pour le troisième, et le français approché façon SMS d'adolescents pour les derniers. Entre eux, rien, à moins qu'un génie, un Molière ou un Balzac, ne réussisse à faire communiquer ces langues.
Entre, d'une part, les évadés fiscaux actuels et potentiels, élite qui englobe les mondialisés et ceux qui, encore accrochés à la culture classique, tentent de jouer de leur capital immatériel pour rejoindre les premiers et, d'autre part, les assignés à résidence nationale, pas d'anticipations communes possibles. Le destin de l'élite est décorrélé de celui du peuple, et donc les conditions de création d'une culture commune ne sont plus réunies. Il n'existe que deux leviers pour refabriquer un champ sémantique et lexical à partager : la langue et la citoyenneté. Voyez l'état de la langue (on est passé du sens au halo) et celui de la citoyenneté (l'honneur dominant est d'être un ennemi de la société).
Ensuite, le hasard. Nous ne sommes pas à l'abri d'une bonne surprise, car un athlète peut surgir et fabriquer de la culture, c'est-à-dire une forme persistante dans un maximum d'esprits. Il lui faudra se placer à l'intersection d'une croix avec une feuille de route assez simple : sur l'axe vertical, embrasser le passé et l'avenir les plus lointains possibles. Sur l'axe horizontal, toucher le maximum de contemporains. Les grandes croix rentrent dans le trésor de la tradition, lequel est patrimoine national et n'a pas d'étiquette sociale. Molière, merci de vous manifester.
Ouvrage : "Matin des abrutis" (Lattès, 2008).
Les Rencontres de Pétrarque
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